Contexte : Robespierre s’oppose au procès du roi devant la Convention (3 décembre 1792)
Depuis l’été 1789, les députés légifèrent devant une assistance nombreuse, pour laquelle des tribunes ont été aménagées, et devant des journalistes qui retranscrivent leurs échanges. Les discours prononcés sont également diffusés par le procès-verbal de l’Assemblée, parfois aussi sous forme de brochures imprimées. À l’occasion du débat sur le procès du ci-devant roi, l’importance de l’enjeu et le grand nombre de députés ayant souhaité s’exprimer ont conduit l’Assemblée à décider l’impression de tous les discours de ses membres, même s’ils n’ont pu être prononcés en séance.
Le 3 décembre 1792, le jour même où les conventionnels devaient décider la mise en jugement du roi, Maximilien Robespierre (1758-1794) prononce un discours pour tenter une dernière fois de s’y opposer. Cette intervention est largement diffusée par le procès-verbal de l’Assemblée, par la presse, dont le n° 8 du propre périodique de l’orateur (Lettres de Maximilien Robespierre, membre de la Convention nationale de France, à ses commettans) et sous la forme d’une brochure reproduite par l’imprimerie nationale sur ordre de la Convention (Ill.1). Le texte est également lu par Robespierre devant le club des Jacobins, le 5 décembre, et connaît plusieurs réimpressions dans les départements. Cette généreuse diffusion, alors que le débat est clos et que l’Assemblée s’est prononcée contre l’avis du député, ne doit pas surprendre ; elle s’explique par l’importance de l’orateur et la nature de son propos.
Lorsqu’il prononce ce discours, Maximilien Robespierre dispose d’une forte notoriété. Elle s’est construite dès l’Assemblée constituante (1789-1791), où il a défendu une lecture démocratique de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) en se prononçant pour le suffrage universel masculin, pour une totale liberté de la presse et un strict encadrement des mandats des députés, destiné à empêcher de voir leur mission se transformer en « un état lucratif, un vil métier » (mai 1791). Élu à la Convention par le département du Pas-de-Calais et celui de Paris, il a choisi de siéger pour ce dernier, tout comme Georges Danton (1759-1794), Camille Desmoulins (1760-1794) ou Jean-Paul Marat (1743-1793), qui forment avec lui le cœur d’un courant qui se désigne comme la « Montagne ».
Depuis le début de la Convention (21 septembre 1792), Robespierre est en butte avec les brissotins, qui craignent l’influence de Paris et réprouvent les interventions populaires dans la vie publique ; les brissotins reprochent ainsi à Robespierre son ambition, sa participation aux travaux de la Commune de Paris pendant l’été 1792, et son refus de condamner les massacres de Septembre, qui ont coûté la vie à quelque 1 300 prisonniers.
Ces dénonciations atteignent leur apogée le 29 octobre 1792, lorsque le brissotin Louvet accuse Robespierre d’être « l’idole » du peuple, d’avoir une part de responsabilité dans les massacres de Septembre et d’aspirer au « suprême pouvoir ». Le 5 novembre 1792, écartant une à une ces accusations, Robespierre en profite pour justifier les événements des mois d’août et de septembre : « Citoyens, vouliez-vous une révolution sans révolution ? [...] Qui peut marquer, après coup, le point précis où doivent se briser le flot de l’insurrection populaire ? ». Le 3 décembre, le député reprend et développe certains de ses arguments dans son discours sur le procès du roi, qui apparaît ainsi également comme une justification du 10 août et de ses suites.
Archive : « Louis doit mourir parce qu’il faut que la Patrie vive » (Robespierre, 3 décembre 1792)
L’Assemblée a été entraînée, à son insu, loin de la véritable question. Il n’y a point ici de procès à faire. Louis n’est point un accusé. Vous n’êtes point des juges. Vous n’êtes, vous ne pouvez être que des hommes d’État, et les représentants de la nation. Vous n’avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme, mais une mesure de salut public à prendre [...].
Louis fut roi, et la république est fondée ; la question fameuse qui vous occupe est décidée par ces seuls mots. Louis a été détrôné par ses crimes ; [...] la victoire et le peuple ont décidé que lui seul était rebelle. Louis ne peut donc être jugé ; il est déjà condamné, ou la république n’est point absoute. Proposer de faire le procès à Louis XVI, de quelque manière que ce puisse être, c’est rétrograder vers le despotisme royal et constitutionnel ; c’est une idée contre-révolutionnaire, car c’est mettre la révolution elle-même en litige. En effet, si Louis peut être encore l’objet d’un procès, il peut être absous ; il peut être innocent ; que dis-je ! Il est présumé l’être jusqu’à ce qu’il soit jugé ; mais si Louis est absous, si Louis peut être présumé innocent, que devient la Révolution ? [...]
Lorsqu’une nation a été forcée de recourir au droit de l’insurrection, elle rentre dans l’état de nature à l’égard du tyran. Comment celui-ci pourrait-il invoquer le pacte social ? Il l’a anéanti ; la nation peut le conserver encore, si elle le juge à propos, pour ce qui concerne les rapports des citoyens entre eux ; mais l’effet de la tyrannie et de l’insurrection, c’est de le rompre entièrement par rapport au tyran ; c’est de les constituer réciproquement en état de guerre. [...]
Pour moi, j’abhorre la peine de mort prodiguée par vos lois, et je n’ai pour Louis ni amour ni haine ; je ne hais que ses forfaits. J’ai demandé l’abolition de la peine de mort à l’assemblée que vous nommez encore constituante ; et ce n’est pas ma faute si les premiers principes de la raison lui ont paru des hérésies morales et politiques. [...] Oui, la peine de mort, en général, est un crime, et par cette raison seule, que d’après les principes indestructibles de la nature, elle ne peut être justifiée que dans les cas où elle est nécessaire à la sûreté des individus ou du corps social. Or, jamais la sûreté publique ne la provoque contre les délits ordinaires, parce que la société peut toujours les prévenir par d’autres moyens, et mettre le coupable dans l’impuissance de lui nuire. Mais un roi détrôné, au sein d’une révolution qui n’est rien moins que cimentée par des lois justes ; un roi dont le nom seul attire le fléau de la guerre sur la nation agitée ; ni la prison, ni l’exil ne peut rendre son existence indifférente au bonheur public ; et cette cruelle exception aux lois ordinaires que la justice avoue, ne peut être imputée qu’à la nature de ses crimes. Je prononce à regret cette fatale vérité... Mais Louis doit mourir parce qu’il faut que la patrie vive. [...]
Extrait du discours de Robespierre sur le procès du roi (3 décembre 1792). Opinion de Maximilien Robespierre [...] sur le jugement de Louis XVI, Paris, imp. nationale, 1792, passim. Consulter ici.
Faut-il juger le roi ? Pour Robespierre, c’est un vain débat, car Louis XVI a été condamné par le peuple lui-même, lors de l’insurrection du 10 août 1792. Ouvrir son procès, ce serait mettre en doute la légitimité de la Révolution : « En effet, si Louis peut être encore l’objet d’un procès, il peut être absous ; il peut être innocent ; que dis-je ! Il est présumé l’être jusqu’à ce qu’il soit jugé ; mais si Louis est absous, si Louis peut être présumé innocent, que devient la Révolution ? [...] ». Selon le député, la Convention nationale n’a d’autre devoir que de confirmer la décision populaire par une décision politique ; aucun procès n’est nécessaire pour faire exécuter l’arrêt du peuple ; la condamnation de l’ancien monarque relève d’une simple « mesure de salut public ».
Robespierre appuie son raisonnement sur le « droit naturel », perçu comme universel et imprescriptible, qui est l’une des justifications des révolutions de la fin du xviiie siècle, en France, comme aux États-Unis (1776) ou dans les États belgiques unis (1790). Les principes de ce droit, perçu comme antérieur aux sociétés, ont été définis dans l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 : « la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression. » Ce dernier droit, que les députés de 1789 ont déjà évoqué pour légitimer la prise de la Bastille, est cette fois mobilisé pour justifier l’insurrection populaire du 10 août 1792 et la condamnation du roi qui en serait la suite.
Selon Robespierre, l’insurrection du 10 août a permis au « peuple » de se ressaisir de sa souveraineté et de suspendre certaines lois ordinaires : « Lorsqu’une nation a été forcée de recourir au droit de l’insurrection, elle rentre dans l’état de nature à l’égard du tyran. » De la même manière qu’un homme, par légitime défense, peut tuer celui qui prétend lui enlever la vie, une société a le doit d’éliminer le « tyran » qui entend la priver de sa liberté et de sa souveraineté. Pour le député, l’insurrection justifie ainsi les pouvoirs exceptionnels dont s’est saisie la Commune de Paris pendant l’été, et excuse les massacres commis dans les prisons du 2 au 6 septembre 1792, lorsque l’avancée des troupes prussiennes faisait craindre pour la sécurité de la capitale et exacerbait la haine des ennemis supposés de la Révolution. L’argument, cependant, est loin de convaincre toute l’Assemblée ; c’est ainsi le 20 janvier 1793, veille de l’exécution de « Louis Capet », qu’un décret demande au ministre de la Justice de rechercher les auteurs et complices des « assassinats et brigandages commis dans les premiers jours de septembre ». Bien que rapportée dès le mois suivant, la mesure souligne l’importance des divisions politiques provoquées par la peur de Paris.
Chez Robespierre, le refus d’une mise en jugement du roi déchu n’est cependant pas un renoncement à sa sanction et, après avoir écarté l’option du bannissement et de l’emprisonnement, l’orateur conclut que seule la mort peut éloigner le danger que représente l’ancien roi : « Je prononce à regret cette fatale vérité... Mais Louis doit mourir parce qu’il faut que la patrie vive. » Comme sa position paraît entrer en contradiction avec son discours du 30 mai 1791 en faveur de l’abolition de la peine de mort, prononcé lors de l’élaboration du Code pénal, Robespierre rappelle que l’abolition alors envisagée concernait la sanction des seuls crimes de droit commun et que, sur ce point, sa conviction demeure inchangée.
Pendant le procès de « Louis Capet », Robespierre est loin d’être le seul à s’interroger sur la légitimité de la peine capitale ; Condorcet, notamment, a rappelé à cette occasion son opposition totale à cette sanction : « La peine contre les conspirateurs est la mort. Mais cette peine est contre mes principes. Je ne la voterai jamais. » Le débat devait renaître en 1795, une fois l’exceptionnelle répression de l’an II achevée, et aboutir, le dernier jour de la Convention, à un décret d’abolition différée de la peine de mort, qui aurait dû prendre effet au retour de la paix (26 octobre 1795) – le Consulat et l’Empire y renoncent.