Mise au point : les conflits dans le monde du travail dans la seconde moitié du XVIIIe siècle
Sous l'Ancien Régime, les maîtres artisans sont souvent organisés en corporations, appelées « jurandes » ou « corps et communautés de maîtres ». Les corporations détiennent un monopole sur la production et la vente dans un métier particulier. Par exemple, la corporation des cordonniers de Nantes y bénéficie du monopole de la fabrication et de la vente des chaussures neuves. Ce monopole vise le « bien commun », une idée ancienne et très répandue chez tous les acteurs de la société d'Ancien Régime, selon laquelle chaque corps, avec ses privilèges, contribue au bien général de la société. Ainsi, le monopole des corporations est censé garantir aux habitants la qualité des produits grâce au respect des règles collectives de fabrication adoptées par chaque corporation.
Les corporations gèrent également les intérêts des maîtres et assurent la police du travail, c'est-à-dire la soumission des compagnons à la discipline imposée par la corporation et les autorités publiques. Ainsi, les ouvriers ne doivent pas quitter leur patron sans l'avoir prévenu à l'avance afin que les maîtres ne se trouvent pas brusquement privés d'ouvriers, soit à la suite d'un conflit entre un maître et un compagnon, soit à cause d'une cessation collective du travail organisée par les compagnons pour revendiquer une augmentation de salaire.
Pour leur part, les ouvriers ne sont pas membres des corporations. Après un temps d'apprentissage, les jeunes ouvriers deviennent compagnons et poursuivent leur formation jusqu'à la réalisation d'un chef-d'œuvre, condition nécessaire pour accéder à la maîtrise. Si, en droit, l'accès à la maîtrise reste ouvert, en réalité l’hérédité professionnelle (la transmission du statut de maître de père en fils) et l’homogamie sociale (les mariages entre familles de maîtres) sont très courantes, ce qui exclut la plupart des ouvriers de la maîtrise. Dès lors, sans que les corporations soient complètement fermées, la plupart des compagnons restent ouvriers toute leur vie.
Mais les compagnons ne sont pas sans ressources face aux maîtres. Ils s’organisent dans des associations, qui, tout en étant illégales, s'avèrent très efficaces. Les plus célèbres sont celles des compagnons des métiers de l'artisanat ou « compagnonnages » qui contribuent à la formation des jeunes ouvriers et défendent les revendications ouvrières. Ces compagnonnages sont également désignés par le terme « devoir », qui évoque les règles que les compagnons doivent respecter. Anciennes, ces associations se renforcent au xviiie siècle, comme le montre le développement des voyages de formation - un « tour de France » - qui permettent aux jeunes ouvriers d'approfondir leurs qualifications. Lorsqu'ils arrivent dans une ville, ces jeunes ouvriers itinérants se rendent à l'auberge attitrée de leur compagnonnage, qui les place dans un atelier dont le maître respecte le salaire exigé par les compagnons.
Dans la seconde moitié du xviiie siècle, les conflits du travail se multiplient car l’essor économique pousse les maîtres à exiger de leurs ouvriers une ardeur et une assiduité accrues au travail pour répondre aux commandes. Les ouvriers résistent et leur insubordination se nourrit de la montée des contestations populaires et de la diffusion des idées critiques des Lumières dans toute la société. Aidés par des avocats, les compagnons dénoncent la tyrannie des maîtres et exigent le respect de leur dignité et de leur liberté.
En juin 1791, l'Assemblée nationale constituante adopte la loi Le Chapelier - du nom d’Isaac-Guy Le Chapelier (1754 - 1794), avocat rennais, élu député aux États généraux - qui interdit les associations professionnelles, celles des maîtres artisans comme celles des compagnons qu'ils emploient. Mais à qui, des ouvriers ou des maîtres, profite véritablement cette loi ?
Document : extraits de la loi Le Chapelier, 14-17 juin 1791
« Art. 1 : L’anéantissement de toutes espèces de corporations de citoyens du même état et profession étant l’une des bases fondamentales de la Constitution française, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte et sous quelque forme que ce soit.
Art. 3 : Il est interdit à tous corps administratifs ou municipaux de recevoir aucune adresse ou pétition sous la dénomination d’un état ou profession, d’y faire aucune réponse ; il leur est enjoint de déclarer nulles les délibérations qui pourraient être prises de cette manière et de veiller soigneusement à ce qu’il ne leur soit donné aucune suite ni exécution.
Art. 4 : Si, contre les principes de la liberté et de la Constitution, des citoyens attachés aux mêmes professions, arts et métiers, prenaient des délibérations ou faisaient entre eux des conventions tendant à refuser de concert ou à n’accorder qu’à un prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, lesdites délibérations ou conventions, accompagnées ou non de serment, sont déclarées inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la Déclaration des droits de l’homme, et de nul effet ; les corps administratifs et municipaux sont tenus de les déclarer telles (…)
Art. 6 : Si lesdites délibérations ou conventions, affiches apposées, lettres circulaires, contenaient quelque menace contre les entrepreneurs, artisans, ouvriers ou journaliers étrangers qui viendraient travailler dans le lieu, ou contre ceux qui se contenteraient d’un salaire inférieur, tous auteurs, instigateurs ou signataires des actes ou écrits seront punis d’une amende de 1 000 livres chacun et de trois mois de prison.
Art. 8 : Tous attroupements composés d’artisans, ouvriers, compagnons, journaliers ou excités par eux contre le libre exercice de l’industrie et du travail (…) seront tenus pour attroupements séditieux, et comme tels, ils seront dissipés par les dépositaires de la force publique, sur les réquisitions légales qui leur en seront faites, et punis selon toute la rigueur des lois, sur les auteurs, instigateurs et chefs des dits attroupements et sur tous ceux qui auront commis des voies de fait et des actes de violence ».
Éclairages : à qui profite la loi Le Chapelier ?
Dans la nuit du 4 août 1789, les privilèges sont abolis. Les corporations bénéficiant d'un privilège – le monopole de la production et de la vente dans un métier – de nombreux acteurs estiment que les corporations sont abolies de fait, ce qui réjouit les ouvriers. Ceux-ci pensent non seulement que la Révolution supprime les corporations et, donc, la police du travail d'Ancien Régime, mais plus encore que les nouveaux principes révolutionnaires s'appliquent au travail et qu'ils bénéficient donc de la liberté de s'assembler et de changer de patron quand ils le souhaitent.
Mais pour éviter une poussée d’insubordination ouvrière, l’Assemblée nationale conserve les corporations chargées de la police du travail. Néanmoins, les ouvriers développent leurs propres organisations – toujours illégales – et engagent des luttes contre leurs patrons. La montée des conflits du travail est si forte que les constituants se résolvent finalement, en mars 1791, à supprimer les corporations héritées de l’Ancien Régime par la loi d’Allarde, du nom du député Pierre d’Allarde (1748 – 1809), partisan de la liberté du commerce contre le système de monopole des corporations.
Les ouvriers sont alors confortés dans leur conviction que les principes révolutionnaires s'appliquent au travail : ils accentuent donc le développement de leurs organisations et de leurs luttes. À Paris, l'Union fraternelle des charpentiers revendique une augmentation de salaire et impose la cessation du travail : elle espère que la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen « servira pour quelque chose à la classe la plus indigente qui a été longtemps le jouet du despotisme des entrepreneurs » (Précis présenté à l'Assemblée nationale par les ouvriers en l'art de la charpente de la ville de Paris, 26 mai 1791). Les maçons du chantier de l'église Sainte-Geneviève – futur panthéon – reçoivent l'appui de Marat (1743 - 1793), le rédacteur de L'Ami du peuple. L'explosion des luttes ouvrières et le rapprochement des associations ouvrières avec le mouvement démocrate inquiètent fortement les constituants modérés. C'est bien pour arrêter cette poussée des luttes ouvrières que la loi Le Chapelier est adoptée.
L'article 1er de la loi Le Chapelier stipule que « l’anéantissement de toutes espèces de corporations de citoyens du même état et profession étant l’une des bases fondamentales de la Constitution française, il est défendu de les rétablir de fait ». Habilement, la loi interdit autant les associations de maîtres que celles d'ouvriers et prétend instituer un équilibre entre les maîtres et les salariés considérés uniquement comme des individus (l'article 2 dénonce ainsi l'existence de « prétendus intérêts communs »). En réalité, la loi s’attaque aux organisations ouvrières : son article 6 condamne ceux qui profèrent des « menace[s] contre les entrepreneurs, artisans, ouvriers ou journaliers étrangers qui viendraient travailler dans le lieu, ou contre ceux qui se contenteraient d’un salaire inférieur ». La loi condamne ainsi l'effort des associations ouvrières pour contrôler le marché du travail en vue d'augmenter les salaires. Enfin, les municipalités, qui jouaient un rôle important de médiation entre maîtres et compagnons, notamment pour fixer les salaires, ne peuvent plus désormais recevoir de délégations (art. 3) ni donc jouer un tel rôle de médiateur.
La loi Le Chapelier confirme donc la pérennité de l’interdiction des associations ouvrières : la liberté ne s’applique donc pas au domaine du travail en faveur des ouvriers comme ils l’avaient espéré. Cependant, comme sous l’Ancien Régime, l’interdiction des organisations ouvrières ne signifie pas leur disparition. Par ailleurs, les maîtres continuent de se concerter et les autorités locales, soucieuses d’éviter des conflits, de jouer un rôle de régulation. En effet, l’interdiction des associations professionnelles de maîtres comme d’ouvriers ne fait pas disparaître le besoin de concertation et de régulation éprouvé par les acteurs. Avec la loi Le Chapelier, les maîtres et les autorités disposent néanmoins d’une arme efficace contre les associations ouvrières, dont elles peuvent faire usage lorsqu’ils ressentent la nécessité de réprimer les ouvriers, faute de parvenir à des accords.