Mise au point : l’exode rural ou le pouvoir d’attraction des villes
Les habitants des communes rurales (moins de 2000 habitants), qui constituaient en 1840 les trois quarts de la population française, n’en représentaient plus que 60 % en 1900, la moitié environ en 1930, et à peine 30 % de la population en 1968 selon les données de la statistique publique. Le départ des populations rurales en direction des villes est un phénomène observé et discuté dès le Second Empire sous des appelations différentes : « dépopulation des campagnes, « émigration des campagnes » ou « dépeuplement des campagnes ». Sans vouloir forcer le trait, on peut noter que les auteurs utilisent ces différents termes de manière graduée, en fonction de la crainte suscitée par ces migrations.
La notion d’« exode rural » apparaît brutalement au milieu de la décennie 1890 pour s’imposer véritablement à la veille de la Première Guerre mondiale (Ill.2). Sa connotation biblique séduit les auteurs qui cherchent à alerter leurs contemporains sur ce phénomène en lui donnant délibérément une dimension spectaculaire. C’est dans l’entre-deux-guerres et, plus encore, à partir des Trente Glorieuses, qu’elle connaît une expansion significative et s’impose pour désigner le départ massif des populations rurales vers les villes.
Si les auteurs s’accordent dans une large mesure sur la nature du phénomène, le jugement qu’ils portent à son propos varie selon leurs sensibilités idéologiques. En 1860, l’abbé Tounissoux écrit un ouvrage intitulé Ne fuyons pas les campagnes. En 1884, il approfondit son analyse par un article intitulé « La désertion des campagnes » publié dans le Journal de la société statistique de Paris (n° 25, p. 195-204). Il y développe une vision moralisatrice s’inscrivant dans une longue tradition conservatrice de dénonciation de la corruption des mœurs des villageois installés à la ville : inconduite, abandon du sentiment religieux, contestation violente de l’ordre politique et social avec des effets plus marqués encore pour les femmes, menacées de « perdition ». À ses yeux, la dynamique de la migration est, pêle-mêle, entretenue par la facilité croissante des moyens de transport, l’influence pernicieuse des migrants partis en ville lors de leurs visites au village, l’écart des niveaux de salaires entre les zones urbaines et rurales, l’attrait des emplois administratifs, le service militaire, et enfin l’anonymat des cités qui permet de cacher les écarts de conduite. Déterminations économiques et technologiques, attrait du mode de vie urbain, facteurs psychosociaux : ces explications sont typiques de la littérature sur l’« exode rural » qui insistent sur l’appel irrésistible de la ville sur les ruraux.
Une partie des causes économiques discutées par l’abbé Tounissoux se retrouve dans l’ouvrage du socialiste belge Émile Vandervelde (1866-1938), L’Exode rural et le retour aux champs, publié en 1903. À l’opposé de l’ecclésiastique, Vendervelde est un partisan de l’urbanisation dans laquelle il voit l’effet du progrès civilisationnel promis par la Révolution Industrielle. Il prône une amélioration de la condition ouvrière en ville dont il pense qu’elle peut avoir un effet positif sur le développement économique des campagnes et aboutir au repeuplement des campagnes que doit rendre possible l’expansion des transports.
Cependant l’analyse du socialiste belge, plus fouillée et plus ample que celle de l’abbé Tounissoux car il situe l’exode rural dans un contexte international, repose sur un trait commun : la représentation d’un processus inéluctable qui émane entièrement de l’attraction urbaine. Soumises à des forces qui les écrasent, les habitants des campagnes y sont privés de tout rôle actif, réduits à n’être que de simples variables d’ajustement de l’industrialisation et de la croissance des villes. Or les migrations rurales s’inscrivent en réalité dans des processus de mobilités plus complexes, ce que perçoit à la fin des années 1920 le socialiste italien Olindo Gorni (1879 - 1943).
Document : l’émigration rurale dans la commune de Morillon (Haute Savoie) dans les années 1920
L’agronome italien Olindo Gorni, socialiste spécialiste des coopératives agricoles, est employé de 1924 à 1939 par le Bureau international du Travail (BIT) à Genève après avoir fui le régime fasciste. Il publie en 1928 dans la revue réformiste française Le Musée social une analyse du dépeuplement de la commune de Morillon, en Haute-Savoie, représentative à ses yeux de la situation qui règne dans le département. En voici des extraits.
« Les distractions sont maigres ! Le village est trop petit pour se permettre le luxe d'un théâtre, d'un cinéma. La musique y est offerte par quelques gramophones jouant plutôt des airs de danse. La danse est, on peut le dire, l'unique distraction publique de Morillon. Ce n'est pas beaucoup. Et les jeunes gens qui connaissent déjà les distractions des villes ne savent plus s'adapter à la vie trop simple du village.
À cela, il faut ajouter le fait de la distribution des travaux agricoles qui est nécessairement irrégulière. Quand on parle de la vie à la campagne, on est habitué, dans les villages de la Haute-Savoie, à la définir comme suit : huit mois d'hiver, quatre mois d'enfer. En été – de mai à septembre – la campagne absorbe toute l'activité de la population sans limite d'horaire : on travaille péniblement 12 à 14 heures par jour. En hiver, il ne reste plus qu'à descendre les bois et les fourrages de la montagne, soigner le bétail et réparer les outils. Après quoi, inactivité presque absolue, ennui, bavardage. En d'autres termes, chômage, avec sa conséquence inévitable : la désertion.
Comme il s'agit d'un village où les propriétés sont pour la plupart excessivement petites et les ressources limitées, l'exode était inévitable. D'abord, il s'agissait d'une émigration temporaire qui éloignait les habitants pour une longue période de l'année, comprenant même les mois de la plus grande activité à la campagne. Ensuite, ce fut l'émigration permanente.
Il faut reconnaître que l'exode n'a pas porté jusqu'à présent de grands préjudices au pays : la vie au village se déroule dans un certain état d'équilibre et d'aisance. Mais on est arrivé maintenant à un point où l'équilibre entre l'organisation de l'agriculture et la densité de la population agricole menace d'être détruit. Les bras commencent à manquer et l'état d'esprit des jeunes gens que la ville attire de plus en plus, préoccupe les cultivateurs. Jusqu'à présent on a pourvu, tant bien que mal, à l'exécution de tous les travaux de la campagne ; là où la famille ne suffisait pas, on a eu recours à l'entraide entre cultivateurs, à l'embauchage de main d'œuvre extérieure, à la mutualité, à l'usage des machines. Mais si l'exode continue, cela suffira-t-il ? L'entraide sera-t-elle toujours possible dans la mesure du nécessaire ? Pourra-t-on avoir recours à la main-d'œuvre extérieure à mesure que les bras manquent ? Cette main-d'œuvre coûtera toujours plus cher en raison de la demande de plus en plus pressante. Et il y a une limite au-dessus de laquelle les salaires ne peuvent plus monter. Les machines ? La disposition du sol est un obstacle à leur large application.
La crise de la main-d'œuvre est aggravée par les faits de la faible natalité et de l'excédent des décès sur les naissances. Plusieurs auteurs ont dû constater que la petite propriété est une cause de diminution de la population. C'est même la constatation qui se dégage de la dernière statistique de la population française (1925) : les départements les plus touchés par l'excédent des décès sur les naissances sont précisément ceux de moyenne et de petite culture. La cause de ce phénomène est connue : on tend à limiter les naissances pour ne pas morceler excessivement la propriété familiale.
Mais pour Morillon – et pour les communes qui se trouvent dans les mêmes conditions – la cause principale réside dans l'exode. Quand les jeunes gens s'expatrient et qu'au village ne restent que des femmes et des hommes ayant un âge avancé, les naissances ne peuvent être que peu nombreuses ».
Extraits d’Olindo Gorni, « Dans un village de la Haute-Savoie », Le Musée social, 35, 6, 1928, p. 157-174.
Éclairages : les villageois sont-ils réductibles à des particules aimantées par les villes ?
L’article d’Orlindo Gorni sur « l’exode » rural dans le village de Morillon est publié en 1928, au moment où la population urbaine s’apprête en France à dépasser la population rurale, avec un retard de trois quarts de siècle sur le Royaume-Uni et d’une trentaine d’années sur l’Allemagne. Le socialiste italien reprend les principaux éléments d’explication développés depuis la seconde moitié du 19e siècle : l’attrait pour « les distractions des villes » et les causes économiques (ici la petite propriété, le rôle du machinisme, la mutualité et l’entraide). Cependant, l’auteur, inspiré par une démarche d’économie sociale correspondant étroitement au credo du BIT, soucieux d’articuler politiques économiques et politiques sociales, ne se situe nullement dans une approche dénonciatrice ou doloriste, caractéristique de la littérature de « l’exode rural » à la fin du 19e siècle.
Certes, Orlindo Gorni prend au sérieux dans son article, comme nombre de ses prédécesseurs, l’arriération culturelle des campagnes, l’ennui qui en découle et du même coup la séduction urbaine, n’hésitant pas même à adopter un lexique religieux : « cette notion de la ville pénètre même dans les coins les plus reculés, et, ce qui est plus grave, elle y pénètre d'une façon imparfaite, comme l'idée du fruit défendu, et crée parmi les jeunes gens de la campagne l'opinion que tout ce qui est de la ville est grand, beau et commode. La ville, dans l'imagination des enfants, est un éden ».
Mais au-delà des rares opportunités de distraction locale, l’auteur montre que cet ennui a un fondement matériel, celui des rythmes du travail agricole et de la longue morte saison qui en découle et conduit les habitants de Morillon à chercher du travail ailleurs. C’est l’occasion pour Gorni d’introduire une thématique qui n’a cessé de gagner en importance dans les dernières décennies du 19e siècle : l’articulation entre l’émigration définitive et les migrations temporaires (déplacements de la main d’œuvre rurale au besoin sur de longues distances dans le cadre d’un travail saisonnier) qui faisaient de longue date partie de l’économie villageoise.
À l’heure où il écrit, ce thème qui revêt une importance particulière dans les régions de montagne est fréquemment discuté dans la Revue de Géographie alpine : dans ce haut lieu de l’école de géographie sociale française, les auteurs se divisent sur le fait de savoir si l’émigration temporaire freine ou accélère l’« exode rural ».
Gorni lie la question des migrations temporaires (les habitants de Morillon effectuent un travail saisonnier dans les régions avoisinantes) à celle de « l'embauchage de main d'œuvre extérieure » : faute d’une main d’œuvre suffisante sur place, Morillon fait appel à des travailleurs agricoles pour accomplir les travaux sur son terroir. Avant son exil à Genève, ce socialiste agraire avait pu en constater le poids politique en Italie, où les mouvements paysans se trouvaient coincés entre solidarité de classe et défense de l’emploi local contre la main d'œuvre des villages avoisinants.
La prise en compte de ces mouvements de mobilité entre régions rurales modifie la perception de l’« exode rural » : elle prend enfin au sérieux les dynamiques internes aux campagnes comme le montrera dans les années 1950 le géographe suédois Torsten Hägerstrand (1916-2004). En cessant de réduire les villageois à des particules aimantées par les villes, ce dernier propose une vision en termes de « chaînes de vacances », dans laquelle chaque place libérée est susceptible d’attirer des ruraux issus de localités plus reculées. Ce n’est que lorsque cette dynamique de dominos s’arrête, dit Hägerstrand, c'est-à-dire lorsque des opportunités ne sont plus saisies, que l’on peut parler d’ « exode rural ».
C’est cet élargissement dans le temps et dans l’espace, ainsi que son souci de dégager un modèle d’ensemble, qui donne au texte de Gorni son intérêt, en prenant en compte la mobilité interne aux campagnes dans les processus qui aboutissent, parfois, aux migrations vers les villes. Plus récemment, les développements de l’histoire sociale, centrée sur l’analyse des lignages et l’échelle microscopique des migrations, ont fait surgir d’autres modèles en mesure d’expliquer les migrations des ruraux vers les villes.