Contexte : le dessin dans la fabrication et la vente de voitures hippomobiles
Jusqu’au 19e siècle, le dessin des voitures hippomobiles est pratiqué par des peintres, illustrateurs ou architectes à qui les aristocrates commandent des modèles de luxe. Ces dessinateurs de cour réalisent le plus souvent des vues de profil des véhicules (« des élévations »), susceptibles de rendre compte, auprès des commanditaires, moins de la forme des voitures que de leurs décorations et ornementations (Ill. 2). À cette époque, le dessin ne sert pas véritablement à fabriquer la voiture. En effet, les menuisier-carrossiers ne partent pas des dessins pour réaliser la caisse en bois des voitures mais utilisent de gabarits, c’est-à-dire des pièces en bois, déjà présentes dans l’atelier. Ces gabarits servent à dessiner, en suivant leur contour, toutes les pièces d’un véhicule que le carrossier découpe, galbe ou rabote avant assemblage.
Mais alors qui dessine dans l’atelier ? Ce sont très rarement des dessinateurs professionnels. Dans la plupart des entreprises de carrosserie, ce sont les menuisier-carrossiers, les contremaîtres ou les patrons qui peuvent remplir cette tâche. C’est aussi le cas de certains ouvriers menuisiers dont les tâches sont encore polyvalentes à la fin du 19e siècle. Dans d’autres entreprises, les dessins ne sont pas réalisés dans l’atelier mais découpés dans la presse professionnelle qui en fournit plusieurs exemplaires à chaque numéro.
La lecture et la production de dessins se développe véritablement au cours du 19e siècle dans l’atelier de carrosserie. Ces dessins ont alors des fonctions très différentes, selon leur finalité : séduire le client ou faciliter la fabrication des pièces.
Archive : dessins de voitures hippomobiles au 19e siècle
Si un client demande au menuisier-carrossier de créer une nouvelle forme de caisse de voitures, il ne peut pas recourir aux gabarits stockés dans son atelier. Selon les désirs du commanditaire - ou selon sa propre inspiration - il dessine alors une esquisse, souvent un dessin à main levée, à l’aide d’un crayon. Si le modèle ainsi imaginé fait montre d’une innovation technique (un nouveau type de marchepied, des ressorts plus performants pour atténuer les chocs entre les roues et la route, etc.), le carrossier peut réclamer un brevet au titre de la protection industrielle, ce qui protégera son invention et lui donnera des droits à titre d’inventeur. Le dossier que le carrossier fournit à l’administration qui délivre les brevets s’accompagne souvent d’un dessin qui peut être rudimentaire et figurer seulement quelques détails de la voiture (archive 1).
Dans le contexte d’un marché de la voiture hippomobile de plus en plus concurrentiel à partir des années 1850, le dessin sert aussi de publicité pour attirer des clients. Dans ce cas le dessin réalisé par un dessinateur prestataire, rémunéré par l’entreprise, sera davantage soigné, réalisé à l’encre ou à la gouache pour rendre compte, non seulement de l’allure générale, mais aussi des détails extérieurs et intérieurs de la voiture (archive 2).
Ce dessin de profil (ou « élévation ») contient des informations moins destinées au fabricant qu’à l’acheteur : les ombres sont portées au sol, les textures des matières sont parfois rendues avec beaucoup de soin, les accessoires complètent le tracé (garde-boue, lanterne, marchepied, sièges conducteur ou passager, etc.). Le désir de réalisme associé à ces dessins de modèle pousse de plus en plus d’entreprises à réaliser des dessins en perspective parallèle (Ill.1), dont la fréquence augmente de façon exponentielle après 1880 dans les catalogues de ventes ou la presse professionnelle. D’abord méfiants vis-à-vis de ces dessins en perspective parallèle – accusés de déformer l’aspect des pièces – les dessinateurs se rallient à cette mise en perspective car l’effet de profondeur permet de comprendre l’allure générale du modèle, ses proportions et les relations mutuelles qu’entretiennent les différentes pièces de la caisse, le train, les roues et le système d’harnache.
De leur côté, les menuisiers-carrossiers disposent d’un autre type de dessin pour appréhender correctement la construction de la caisse : les dessins analytiques (archive 3).
Présents dans certains traités de carrosserie du 18e siècle, ces dessins « techniques » sont plus fréquents à partir des années 1860, notamment dans les journaux professionnels et circulent de plus en plus dans les ateliers de carrosserie. Ils sont le plus souvent réalisés par des dessinateurs spécialisés en voitures – à l’instar des boutiques de Brice Thomas ou de Louis Lagard, qui réalisent uniquement des dessins dans la représentation des voitures à cheval et les vendent à la pièce aux fabricants.
Les dessins analytiques ne présentent plus seulement une élévation de la voiture, mais aussi une coupe et un plan. Ils servent directement à fabriquer la voiture dans l’atelier : les trois vues permettent d’obtenir la plupart des longueurs et des angles nécessaires au tracé des pièces de bois. Elles donnent accès à des pièces internes à la caisse bien souvent cachées d’un regard extérieur au véhicule. La disposition relative de l’élévation, du plan et de la coupe est parfois aléatoire, mais elle se standardise selon le triptyque de vues coordonnées que l’on connait aujourd’hui.
Certaines pièces sensibles sont même « sorties » des trois vues et bénéficient d’une représentation propre (fig. 3 et fig. 6 de l’archive 3). Si l’aspect réaliste du dessin n’est pas évacué, les tracés se géométrisent : les pièces sont représentées sous la forme de figures géométriques planes ; les roues perdent leur épaisseur en prenant l’apparence de cercles en vue de face ; les lignes et les traits présentent des statuts différents selon leur rôle dans la compréhension du dessin (hachures, traits pleins, pointillés).
Que devient le dessin des voitures lors du passage à l’automobile ? Entre les années 1890 et les années 1920, les formes des voitures et les méthodes de tracé évoluent peu car les fabricants d’automobiles, spécialisés avant tout dans la fabrication des moteurs, commandent encore les caisses de voiture aux carrossiers hippomobiles. Après les années 1910, les transformations de l’atelier induites par le fordisme (avec la déqualification de l’ouvrier autrefois polyvalent), le passage progressif du bois au métal pour la fabrication des habitacles et leur changement de forme, ainsi que l’amélioration des performances de l’automobile (vitesse, confort, autonomie) mettent un terme aux savoirs faire traditionnels des menuiser-carrossiers du 19e siècle. Ce sont dorénavant des ingénieurs, travaillant pour les constructeurs automobiles, qui utilisent les dessins analytiques - ou dessins techniques (Ill.3) combinant plusieurs vues du véhicule avec de nombreux détails rendus nécessaires par la complexité nouvelle des pièces qui composent une automobile.