Contexte : de l’échelle macroscopique à l’analyse microscopique des migrations rurales
En plus d’une saisie « macroscopique », qui dénombre statistiquement les flux de mobilité des campagnes vers les villes en les rattachant aux évolutions économiques générales, les travaux sur les migrations rurales proposent aujourd’hui une attention aux personnes et aux familles, et du même coup à la complexité et à la diversité de leurs parcours. Ces perspectives datent de l’avènement, depuis les années 1970, de ce que l’on appelle la « micro-histoire », apparue sous des formes différentes au Royaume-Uni, en Allemagne et en Italie. D’emblée, ce courant s’est intéressé aux histoires de vie des paysans. On en trouve en France une illustration originale avec la biographie qu’Alain Corbin consacra en 1998 à un citoyen ordinaire, Louis-François Pinagot, sur les traces d'un inconnu, 1798-1876. Le livre de Paul-André Rosental, Les Sentiers Invisibles, dont la présente analyse est issue, en est la transposition à la question spécifique de la mobilité rurale.
L’histoire de la famille Daube, originaire de Saint-Cyprien dans l’Aveyron, permet de saisir la complexité des migrations intérieures françaises au 19e siècle, qui ne sauraient se résumer à un aller direct et sans retour entre la campagne et la ville. Cette lignée, dont on a changé le nom pour préserver les descendants, fait partie du corpus de l’enquête dite « 3 000 familles ». Conçue par Jacques Dupâquier (1922-2010) et Denis Kessler (1952-2023) au début des années 1980, cette enquête visait à reconstituer les lignées patrilinéaires descendantes de 3.000 couples mariés en France entre 1803 et 1832.
Les principales sources de cette enquête sont les actes de de naissance, de mariage et de décès des personnes concernées. Ils détaillent leurs dates et lieux de naissance, de mariage, de décès, leur lieu de résidence au mariage, ainsi que leur profession au mariage et au décès. S’y ajoutent des indications sur leur époux ou épouse, sur leurs beaux-parents, ainsi que sur leurs témoins au mariage. Cet ensemble de données permet de reconstituer les destinations géographiques et les parcours professionnels, ce que très peu de sources permettent de faire avant le 20e siècle.
Archive : généalogie et mobilités d’une famille aveyronnaise au 19e siècle

La fratrie Daube est composée de quatorze enfants nés entre 1817 et 1839, dont neuf atteignent l’âge adulte. Parmi ces derniers, six frères et sœurs demeurent dans l’Aveyron (Ill.2), dont quatre dans leur petite commune natale de Saint-Cyprien. Le plus âgé, Pierre, y décède précocement, à 25 ans. La plus jeune des sœurs, Marie Félicité, meurt célibataire. Jean Charles, septième né de la fratrie, attend 34 ans pour convoler et se déclare alors comme « cultivateur ». Le benjamin, Théodore Casimir, semble socialement mieux installé et se déclare « propriétaire » lors de son mariage en 1868. Les deux autres « Aveyronnaises », leurs sœurs Marie Agnès et Adeline Éléonore, se déplacent pour leur part d’une vingtaine de kilomètres pour s’installer dans un hameau de la commune d’Aubin, Le Gua.
Avec neuf enfants survivants, la fratrie Daube illustre la logique sociale du régime démographique du 19e siècle, où la fécondité demeure forte et se combine à une mortalité infantile commençant lentement à reculer. Cette conjoncture a confronté les enfants Daube à l’affaiblissement de la position économique et sociale de leurs parents. Par contraste, leurs tantes paternelles Marie Marguerite et Marie Rose comptent parmi les notables du village via leurs mariages respectifs avec un médecin et un notaire, ce dernier devenant même maire de Saint-Cyprien. En termes absolus comme en termes relatifs de comparaison avec leur groupe de parenté, les frères et sœurs restés sédentaires, hormis peut-être Théodore, faute de trouver des ressources et des perspectives nouvelles, ont donc connu un déclassement social.
Par contraste, Pierre Victor, Cyprien et Émilie (Ill.2, cartouche grisés) s’installent à Paris à partir de la fin du Second Empire. Leurs parcours coïncident à première vue à la représentation que l’on se fait de l’exode rural : celle d’un départ direct et définitif vers la grande ville, lié aux circonstances économiques du moment. Seule anomalie, le pionnier Pierre Victor est ici le benjamin du trio. En tirant ce fil, le recours à une échelle d’observation microscopique dessine un tout autre tableau.
Avant de monter à Paris, la sœur et les deux frères ont connu des mobilités rurales de courte distance. Émilie s’était, comme ses sœurs, installée dans le hameau du Gua, et Cyprien dans la commune de Cransac en 1865, puis de Firmi de 1869 à 1880. Il se déclare alors simple « cultivateur », une mention modeste dans une région où même la possession d’une petite exploitation justifie le terme de « propriétaire ».
Quelle est l’importance de ces déplacements entre villages proches ? Le modèle traditionnel d’analyse de l’exode rural les jugerait insignifiants puisqu’il se focalise sur les mobilités entre campagnes et grandes villes. Or, ce sont ici des mouvements de courte distance et internes au sein du monde rural, invisibles dans les statistiques de l’époque, qui vont bouleverser le sort de la lignée Daube.
Si Émilie a initialement choisi le hameau du Gua, c’est donc pour y rejoindre ses sœurs aînées, Marie Agnès et Adeline Éléonore. Toutes trois ont convolé avec un résident du petit village, dont chacun exerce un « métier » : menuisier, puddleur et, ce qui va se révéler décisif, postillon (conducteur d’une voiture de poste). Les trois sœurs de la fratrie déchue contribuent ainsi à la reconstitution d’un « stock familial » de possibilités professionnelles, en offrant aux hommes de leurs familles la possibilité de rejoindre un nouveau métier au contact de leurs époux.
Dans cette configuration, être un cadet offre un avantage comparatif au jeune Pierre Victor. Âgé de 17 ans lors du mariage d’Adeline Éléonore, il entre dans l’âge adulte avec une gamme professionnelle large : on le retrouve cocher lors de ses noces en 1868, à 31 ans. Treizième enfant sur quatorze, huitième survivant sur neuf, les ouvertures créées par ses beaux-frères lui ont permis de se composer d’emblée une situation nouvelle par l’accès à une filière migratoire vers la capitale. Par contraste, son aîné Cyprien ne devait le rejoindre à Paris qu’à plus de cinquante ans.
La famille Daube illustre les limites du modèle de l’exode rural, qui postule une attraction irrésistible des grandes villes sur les villageois. La montée à Paris du « pionnier » Pierre Victor ne s’est pas faite en un jour. Elle trouve ses racines dans les difficultés économiques rencontrées par la famille Daube dans les décennies 1830 et 1840, difficultés qui ont conduit une partie des enfants à s’installer à Aubin dans les années 1850 et à diversifier ainsi l’accès à différents métiers, comme celui de cocher (Ill.1)., s'insérant ainsi dans une filière migratoire professionnelle. Ce n’est qu’une décennie plus tard qu’elles débouchent sur une opportunité de départ vers la capitale, que saisit le quasi-benjamin de la lignée. L’histoire sociale permet ainsi, par l’étude des configurations interpersonnelles, de saisir cet entrelacs causal complexe qui fonde la décision de migrer.