La pluriactivité dans le monde agricole en France au xixe siècle

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Dans le monde paysan au xixe siècle, la pluriactivité consiste à compléter les tâches agricoles par d’autres travaux, notamment artisanaux. Cette pluriactivité rurale permet de compléter les revenus de la terre et assure parfois la survie économique des familles paysannes à la tête d’exploitations trop petites. L’exemple lorrain de la ferme-exemplaire de l’agronome Mathieu de Dombasle à Roville-devant-Bayon offre un éclairage original sur la pluriactivité et montre comment dans une très grande exploitation, les paysans plus modestes sont employés à des travaux artisanaux.

Le cours

La pluriactivité dans le monde agricole en France au xixe siècle

Ill.1. Paul Sérusier, Le tisserand (1888), Musée d’Art et d’Archéologie, Senlis, France
Sommaire

Mise au point : qu’est-ce que la pluriactivité ?

L’historiographie du processus d’industrialisation en milieu rural a été fortement renouvelée durant les années 1970-1980 par le concept de proto-industrialisation proposé, à partir de l’exemple flamand, par Franklin Mendels (1943-1988) dans un article du Journal of Economic History de 1972. Mendels conçoit la proto-industrialisation comme une première phase d’industrialisation (xviiie-xixe siècle) principalement rurale avant une seconde phase, dite de la « grande usine » qui commence en France au début du xxe siècle (dès le milieu du xixe siècle en Angleterre) et qui repose principalement sur la main-d’œuvre urbaine. 

Cette phase de proto-industrialisation consiste à mobiliser la main-d’œuvre dans les campagnes, principalement durant l’automne et l’hiver, saisons durant lesquelles les travaux des champs exigent moins de travail. La main-d’œuvre paysanne constitue alors le socle essentiel du développement des manufactures rurales, en assurant les métiers de tisserands (Ill.1), taillandiers (fabricants d’outils tranchants), de bourrelier (fabricant des pièces d’attelage en cuir pour les chevaux) ou de charrons (fabricant de charrettes et charrues). Dans cette configuration, la frontière est mince entre les différents groupes professionnels : ouvriers et paysans, ouvriers-paysans, artisans ruraux, paysans-artisans pratiquent plusieurs types d’activité (d’où le terme pluriactivité) à la fois agricoles et artisanales. Par ailleurs, la dispersion des travailleurs insérés dans une société rurale où le contrôle social joue pleinement est rassurante pour des élites qui craignent le caractère incontrôlable des masses laborieuses.

D’après Jean-Luc Mayaud (1999), en 1882, 85 % des exploitations françaises s’étendent sur moins de 10 hectares et correspondent le plus souvent à des micro-exploitations de moins de 5 hectares. Dans ces conditions, de nombreux agriculteurs cherchent dans la pluriactivité un complément de revenu non agricole permettant la survie économique de la cellule familiale. Ainsi, dans le Sud du massif du Jura, les paysans moréziens conjuguent leurs travaux agricoles avec la fabrication de clous, de lunettes ou d’horloges dans le cadre d’une « industrialisation douce » que Jean-Marc Olivier (2004) décrit en trois phases successives. À partir des années 1830 la clouterie est peu à peu abandonnée, supplantée par l’activité horlogère puis, après les années 1860, par la fabrication de lunettes dans le cadre d’une pluriactivité rurale dynamique.

Dans la région de Saint-Claude, toujours dans le Haut-Jura, c’est la fabrication de pipes qui s’impose à partir des années 1860. D’autres paysans exercent par intermittence le métier de bûcheron ou encore de débardeur (transport de bois coupé), tâches permettant d’approvisionner en bois les salines du Doubs ou les houillères de Ronchamp en Haute-Saône. À Nans-sous-Sainte-Anne, dans le département du Doubs, c’est une ferme-atelier qui se spécialise dans la taillanderie (fabrique d’outils en fer tranchants, comme les lames de faux) où les paysans-artisans qui fabriquent ces outils exercent également des activités agricoles.

Enfin, la pluriactivité participe de la répartition sexuée des tâches dans le monde agricole. En effet, les paysannes, en plus de leurs travaux agricoles et domestiques (gestion domestique, de la basse-cour, du jardin et des vaches laitières), se consacrent souvent au travail artisanal, contrairement à l’idée reçue qui voudrait voir commencer les femmes travailler pendant la Première Guerre mondiale. À la campagne, mais aussi dans les villes, le travail des femmes a toujours été considérable. 

Le travail des femmes est particulièrement important dans les activités du textile, production phare de la première phase d’industrialisation. En Alsace, dans la vallée de la Thur, les patrons de l’industrie textile de la ville de Wesserling font travailler plus d’un millier de métiers à bras à la campagne, durant les années 1830-1840. Ils emploient le plus souvent les femmes qui se consacrent à ce travail artisanal à domicile pour compléter les revenus du ménage pendant que leur mari assure les principaux travaux agricoles. Autre exemple, dans les Landes en 1884, la mère de François Labat, métayer du village de Geloux, travaille avec d’autres paysannes des alentours au sein d’une fabrique d’enveloppes de paille (pour le rempaillage des chaises) située dans le bourg voisin d’Ygos. 

Document : Mathieu de Dombasle vante les activités de sa fabrique d’instruments aratoires de Roville-devant-Bayon (Lorraine), milieu XIXe siècle (1828)

L’agronome C. J. A. Mathieu de Dombasle (1777-1843) fonde en 1822 avec Antoine Bertier (1761-1854), notable et homme politique lorrain, une « ferme exemplaire » à Roville-devant-Bayon au Sud de Nancy, en 1822. Le principe de la « ferme exemplaire » consiste à pratiquer une agriculture raisonnée pour participer à la modernisation de l’agriculture française. Mathieu de Dombasle définit ce type d’exploitation modèle comme « des établissements spécialement destinés à servir de modèles, et à démontrer, par l’expérience, les résultats des méthodes de culture les plus parfaites… » (Annales Agricoles de Roville, t. 1, 1824, p. 60).

L’enseignement de l’agriculture est au fondement de cette entreprise. Dès 1823-1824, des jeunes gens se présentent spontanément à Roville et demandent à Mathieu de Dombasle qu’il leur enseigne l’agriculture. L’Institut agricole fonctionne à partir de 1826 jusqu’au décès de son fondateur, le 27 décembre 1843. Les élèves sont des jeunes garçons issus de familles de grands fermiers ou de grands exploitants qui savent lire et écrire et qui viennent chercher auprès de l’agronome lorrain une formation intellectuelle solide leur permettant de devenir par la suite chef de grands domaines ou d’exploiter eux-mêmes la grande exploitation familiale. Si le chiffre de 400 élèves au total formés à l’Institut en une vingtaine d’années est souvent avancé, en 1837, Mathieu de Dombasle annonce qu’un peu plus de 250 élèves ont étudié à Roville. 

La ferme exemplaire de Rovile abrite également une fabrique d’instruments aratoires perfectionnés par Mathieu de Dombasle qui met au point divers types de charrues et d’autres machines agricoles comme le semoir mécanique ou les machines à battre. À Roville, les techniques de fabrication sont nouvelles, des pièces sont usinées en série et utilisées pour la construction des charrues.

Dans cet extrait des Annales Agricoles de Roville (1828), Mathieu de Dombasle expose les avantages de la ferme exemplaire pour le village de Roville-devant-Bayon.

N.D.A : l’orthographe d’origine est conservée.

« L’augmentation d’aisance a cependant encore ici [dans la commune de Roville-devant-Bayon] sa source dans l’existence des branches de l’établissement indépendantes de l’exploitation agricole [l’exploitation agricole gérée en fermage par Mathieu de Dombasle], c’est-à-dire dans l’existence de l’institut et de la fabrique d’instrumens aratoires : les élèves de l’institut versent annuellement, dans la commune, une certaine somme pour leur logement et leur nourriture, et il en est de même des maréchaux et autres ouvriers, presque tous étrangers, employés dans la fabrique. Mais les dépenses de ce genre contribuent beaucoup moins que les salaires de main d’œuvre, à l’augmentation [démographique] de la population, parce qu’elles tournent seulement au profit de 3 ou 4 familles qui prennent des pensionnaires, tandis qu’il n’y a à Roville qu’un très-petit nombre de ménages qui ne prennent directement une part plus ou moins considérable dans les sommes que la ferme paie pour salaire de main-d’œuvre. 

D’un autre côté, les habitants de Roville ne profitent pas seuls du bénéfice de la main-d’œuvre dans la ferme, car la population n’est pas assez nombreuse pour que je ne sois pas forcé de prendre dans les communes voisines une bonne partie des ouvriers que j’emplois ; cette perte pour la commune peut bien compenser les bénéfices qu’elle trouve dans les branches accessoires de l’établissement ; en sorte qu’on peut considérer l’augmentation [démographique]  observée, comme étant purement le résultat de l’aisance occasionnée par l’augmentation des travaux qu’exige l’exploitation agricole, c’est-à-dire que la portion des salaires qui se distribue dans les communes voisines, y produit une augmentation de population correspondant à celle que l’on pourrait supposer être, à Roville même, le résultat de la présence de l’institut et de la fabrique d’instrumens. 

En admettant cette compensation je crois rester au-dessous de la vérité, et je suis bien convaincu que si la commune de Roville avait une population suffisante pour fournir à tous les travaux de main-d’œuvre de la ferme, l’augmentation proportionnelle de population y serait encore plus forte qu’elle ne l’est aujourd’hui, en supposant qu’il n’y existât que l’exploitation agricole ; car rien n’agit plus efficacement pour l’accroissement de la population, qu’un travail constant régulièrement salarié, qui devient pour chaque famille une source d’aisance, en proportion du nombre d’individu qui la composent, en sorte que, loin de trouver une charge onéreuse dans le nombre de ses enfants, l’habitant laborieux n’y voit que la certitude de l’aisance future de sa famille (…) ». 

« (…) La fabrique de Roville emploie habituellement aujourd’hui sept à huit maréchaux et cinq à six ouvriers en bois ; le local très-restreint qu’elle occupe ne permettrait pas que l’on y employât davantage. J’ai établi un numérotage des gros instrumens, qui indique à chaque moment le nombre de ceux qui y ont été confectionnés ; ce nombre s’élève aujourd’hui à 1730. »

Extrait de Mathieu de Dombasle Christophe Joseph Alexandre, Annales Agricoles de Roville, Paris, Mme Huzard, tome IV, 1828, p. 104-105 et « fabrique d’instrumens aratoires », p. 113-114. 

Éclairages : ouvriers et paysans dans la fabrique de Mathieu de Dombasle

En Lorraine, à Roville-devant-Bayon, village au Sud de Nancy, Christophe Joseph Alexandre Mathieu de Dombasle (1777-1843), agronome reconnu par ses pairs pour la mise au point et la diffusion d’une charrue sans avant train – rapidement appelée « charrue Dombasle » –, fonde une fabrique d’instruments aratoires perfectionnés dès 1823. Divers types de charrues sont conçus dans cette fabrique durant les années 1830 et 1840, ainsi que d’autres types d’outils agricoles comme des semoirs mécaniques. 

Durant les années 1830, la fabrique de Roville-devant-Bayon procure du travail à 14 ouvriers, ce qui en fait un atelier artisanal important pour cette époque (« La fabrique de Roville emploie habituellement aujourd’hui sept à huit maréchaux et cinq à six ouvriers en bois… »). Par la suite, Mathieu de Dombasle embauche jusqu’ à 35 personnes pour œuvrer dans les ateliers de la fabrique. Comparativement, la fabrique d’instruments agricoles des Trois-Croix, créée par Jules Bodin, au début des années 1830, près de Rennes, n’emploie que trois ouvriers entre 1832 et 1837. 

On sait très peu de choses au sujet des ouvriers qui travaillent dans la fabrique de Mathieu de Dombasle. Il s’agit essentiellement de paysans habitant à proximité. La plupart sont sans doute des fils cadets ne trouvant plus à s’employer dans les exploitations familiales ou alors des pluriactifs complétant leur revenu avec un travail artisanal en plus de leur activité agricole sur une exploitation trop petite. 

Le travail au sein de la fabrique est rigoureusement organisé et hiérarchisé. Les méthodes de fabrication sont innovantes : certaines pièces de charrue usinées en série au sein même de l’atelier, notamment les socs (partie travaillante de la charrue, souvent en métal) sont fabriquées par les forgerons. Les maréchaux travaillent les métaux, principalement le fer tandis que les ouvriers spécialisés dans le travail du bois façonnent les ages des charrues (longue pièce de bois qui structure la charrue et à laquelle les autres parties sont attachées). Les ouvriers travaillant le bois réalisent aussi des seps qui correspondent à la partie travaillante de la charrue qui glisse dans le fond de la raie lors du labour. Après cet usinage, les outils aratoires sont testés sur l’exploitation attenante à la fabrique, c’est-à-dire la ferme-exemplaire de Roville-devant-Bayon qui s’étend sur près de 190 hectares (ce qui en fait une très grande exploitation à l’époque), afin de les perfectionner et de prouver leur efficacité avant de les produire en série. 

Citer cet article

Fabien Knittel , « La pluriactivité dans le monde agricole en France au xixe siècle », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 03/06/24 , consulté le 02/12/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22325

Bibliographie

Brelot, Claude-Isabelle, Mayaud, Jean-Luc, L’industrie en sabots : les conquêtes d'une ferme-atelier aux xixe et xxe siècles. La taillanderie de Nans-sous-Sainte-Anne (Doubs), Paris, Garnier, 1982.

Knittel, Fabien, « L’Europe agronomique de C. J. A. Mathieu de Dombasle », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 57-1, janvier-mars 2010, p. 119-138.

Marache, Corinne, Les petites villes et le monde agricole. France, xixe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2021.

Mayaud, Jean-Luc, La petite exploitation rurale triomphante. France, xixe siècle, Paris, Belin, 1999.

Mendels, Franklin, « Proto-industrialization: The First Phase of the Industrialization Process », The Journal of Economic History, 32-1, 1972, p. 241-261.

Olivier, Jean-Marc, Des clous, des horloges et des lunettes. Les campagnards moréziens en industrie (1780-1914), Paris, CTHS éd., 2004

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