1920 : le soldat inconnu et les enjeux mémoriels

Le 28 janvier 1921, après une première cérémonie le 11 novembre 1920, le soldat inconnu est définitivement inhumé sous l’Arc de Triomphe. Imaginée pendant la guerre, cette invention commémorative s’impose après de longs débats, parfois passionnés, quant au type de cérémonie et au lieu choisi pour honorer les morts. Si la forme commémorative du soldat inconnu a remporté un tel succès en France, avant d’être adoptée dans d’autres pays, c’est finalement qu’elle répond à une demande de symboles et de consolation de la part des familles de soldats morts et disparus au combat afin qu’elles puissent mener leur deuil.

Le cours

le Petit Journal illustré rend compte de la cérémonie du 28 janvier 1921

Ill.1. Le 10 novembre 1920, le soldat Auguste Thin dépose au hasard une gerbe de fleurs sur l’un des huit cercueils conservant la dépouille soldats français non identifiés. À sa droite se tient le ministre des Pensions, André Maginot
Ill.1. Le 10 novembre 1920, le soldat Auguste Thin dépose au hasard une gerbe de fleurs sur l’un des huit cercueils conservant la dépouille soldats français non identifiés. À sa droite se tient le ministre des Pensions, André Maginot. Source: Gallica
Sommaire

Mise au point : le soldat inconnu français, histoire d’une invention

Le 14 juillet 1919, un peu plus de deux semaines après la signature du traité de Versailles (28 juin 1919), la France organise à Paris un défilé de la victoire aux proportions véritablement gigantesques en l’honneur de ses alliés et de son armée victorieuse. Mais en ces journées glorieuses, les pompes patriotiques sont aussi des pompes funèbres. Comment les témoins de cette cérémonie peuvent-ils oublier les 1,4 millions de morts ? La guerre a fait plus de 600 000 veuves, plus d’un million d’orphelins pour lesquels le statut de pupille de la nation a été voté le 27 juin 1917. Quant aux « veuves blanches », ces jeunes femmes qui ont perdu leur fiancé ou leur amoureux à la guerre, elles ne bénéficient pas du même statut de victime que les veuves, qui, lui, est reconnu par l’attribution d’une pension selon la loi du 24 juin 1919. 

L’expérience de la perte et du deuil est sans doute une des expériences de guerre les plus partagées au sortir de la guerre, raison pour laquelle il existe alors un large consensus sur la nécessité d’honorer les morts et de consoler les vivants. Cette idée a déjà germé pendant le conflit. La loi du 2 juillet 1915 crée le statut de « mort pour la France », morts pour lesquels l’État s’engage à payer une sépulture perpétuelle. Pour autant, si le consensus existe et si les idées ne manquent pas, la forme que doit prendre l’hommage est sujette à de nombreux débats. Faut-il glorifier des héros vainqueurs ou saluer la mémoire des victimes d’une guerre à l’issue certes victorieuse mais dont le prix à payer fut exorbitant ? Faut-il permettre aux familles qui le souhaitent de récupérer les corps des morts pour les inhumer dans les cimetières communaux ou soutenir, comme le sénateur Paul Doumer (1857-1932) qui avait pourtant perdu quatre fils à la guerre, qu’il fallait les laisser reposer au front près de leurs camarades ? Que répondre aux familles des 350 000 soldats portés disparus ? Quelle date retenir pour la commémoration ? Quel lieu choisir pour honorer les morts ? 

L’urgence est là mais le législateur tâtonne. La loi visant à la « commémoration et à la glorification des Morts pour la France au cours de la Grande Guerre » est votée le 25 octobre 1919. Elle octroie des subventions de l’État pour les communes qui souhaitent ériger des monuments aux morts et instaure une cérémonie annuelle d’hommage aux morts le 1er ou le 2 novembre, ainsi que la création d’une chapelle commémorative au Panthéon et un monument national à Paris. Mais cette loi ne satisfait guère les anciens combattants qui souhaitent imposer la date du 11 novembre marquant la fin de leur calvaire. 

Dans le même temps, l’idée du soldat inconnu – d’abord proposée par le député Maurice Maunoury en juillet 1918 puis par 88 députés en septembre 1919 – est reprise par les Britanniques au grand dam d’une partie de la presse française et de la classe politique qui estime nécessaire d’en reprendre finalement le principe en France. Une grande cérémonie d’inhumation d’un « guerrier inconnu » (« Unkown Warrior ») à Westminster Abbey à Londres avait en effet été annoncée pour le 11 novembre 1920.

En France, en novembre 1920, l’idée est de commémorer les morts de la Grande Guerre et les cinquante ans de la Troisième République (née en 1870) en associant l’inhumation du cœur de Léon Gambetta, reposant depuis sa mort, en 1882, à Nice et celle du soldat inconnu au Panthéon. L’Église catholique et la droite conservatrice s’insurgent car elle considère le Panthéon comme un symbole révolutionnaire (en 1791, l’Assemblée constituante a transformé l’église Sainte-Geneviève en un panthéon des grands hommes) tandis que les associations d’anciens combattants souhaitent un lieu moins directement politique où le soldat reposerait seul.

Un compromis est finalement trouvé dans l’urgence le 8 novembre 1920 : la cérémonie associera bien la commémoration de Gambetta et du soldat inconnu en une déambulation du Panthéon à l’Arc de Triomphe. Ce dernier monument a le mérite, aux yeux des anciens combattants et de la classe politique, de relier la Grande Guerre à l’histoire militaire de la France. Il permet d’offrir à terme un lieu central et unique à la sépulture du soldat inconnu, sans qu’il soit nécessaire, comme cela avait été aussi envisagé, d’ériger un nouveau monument : il suffit de charger d’un sens nouveau ce qui existe déjà. Ce glissement symbolique avait déjà commencé en juillet 1919 puisque c’est sous l’Arc de Triomphe qu’avait été exposé le cénotaphe (tombeau vide en souvenir des morts) au moment du grand défilé de la victoire.

Le reste est bien connu. Les corps de huit soldats non identifiés sont disposés dans la citadelle de Verdun pour que le 10 novembre 1920, lors d’une cérémonie présidée par André Maginot (1877 - 1932), lui-même mutilé de guerre, le soldat Auguste Thin choisisse par le dépôt d’un bouquet, le cercueil contenant la dépouille destinée à devenir « le soldat inconnu » (Ill.1). Il traverse ensuite l’est du pays pour être déposé auprès du cœur de Gambetta, place Denfert-Rochereau. Au matin du 11 novembre 1920, le convoi s’ébranle vers le Panthéon, puis de là le soldat inconnu poursuit son chemin vers L’Arc de triomphe où des milliers de personnes se rendent pour un hommage. C’est finalement le 28 janvier 1921, lors d’une cérémonie solennelle mais plus modeste, qu’il est définitivement inhumé sous l’Arc de Triomphe. 

Document : le Petit Journal illustré rend compte de la cérémonie du 28 janvier 1921

Une du Petit Journal illustré du 6 février 1921. Légende : « Ceux qui, pieusement, sont morts pour la Patrie / Ont droit qu’à leur tombeau la foule vienne et prie ! » (Gallica).

Éclairages : La presse célèbre une nouvelle union sacrée du souvenir (1921)

Pour la une du Petit journal illustré daté du 6 février, le dessinateur Chavannaz, de son vrai nom David Burnand (1888-1975) compare les participants à la cérémonie du 28 janvier 1921 aux membres d’une même famille. Plutôt que de croquer les personnalités présentes et les généraux et maréchaux et les détachements militaires qui rendirent les honneurs, il choisit de représenter les civils venus déposer leurs fleurs une fois la cérémonie terminée et la plaque de granit refermée. Les veuves, les orphelins, les parents qui ont perdus leurs enfants et qui s’inclinent sur le tombeau, c’est pour eux, semble dire l’artiste, que ce nouveau lieu de mémoire a été inventé. Même les jeunes hommes présents sur l’image, peut-être des anciens combattants, ne sont plus en uniforme mais ont été rendu à la vie civile. 

Et quoi de mieux pour célébrer cette unité dans la mémoire que de mettre en légende de l’image les deux vers de Victor Hugo tiré de cet Hymne, écrit en 1831 pour les morts de la révolution des trois glorieuses de 1830 : « Ceux qui, pieusement, sont morts pour la Patrie / Ont droit qu’à leur tombeau la foule vienne et prie ! ». Hugo est alors considéré à la fois comme l’incarnation du génie français, du grand patriote et du héros républicain. Ces vers sont déjà repris sur un nombre non négligeable de monuments aux morts. Le poème est mis en musique le 8 novembre 1920 par Gustave Goubier pour l’inauguration du monument de la Tranchée des Baïonnettes sur le champ de bataille de Verdun. Ici, ces deux vers sacralisent le soldat inconnu qui, par métonymie, incarne le sacrifice de tous les morts. 

En France, le soldat inconnu est la principale invention mémorielle issue de la Grande Guerre. Si sa gestation a fait l’objet de débats, il est rapidement apparu comme un élément central d’un véritable culte civique du souvenir car il répondait à un besoin existentiel pour la société au sortir de la guerre. Avec les corps (parfois sans noms) enterrés dans les nécropoles des champs de bataille et les noms sans corps gravés sur les milliers de monuments aux morts, le soldat inconnu vient compléter la prise en charge de la mémoire des morts par l’État français. Il répond notamment à la détresse des familles des 350 000 soldats disparus dont les corps n’ont pu être identifiés et restitués à leurs proches. Pour ces familles, l’impossibilité du deuil, en l’absence de corps, est compensé par l’espoir, même infime, que le disparu soit enterré sous l’Arc de Triomphe.

Dès 1922, les anciens combattants obtiennent que le 11 novembre soit férié et consacré à la mémoire des morts. Dès lors, c’est à l’Arc de triomphe que se rendent chaque 11 novembre les plus hautes autorités de l’État. Dans chaque commune, le rituel est accompli au monument aux morts. L’année suivante, le 11 novembre 1923, un nouveau rituel est créé. Une bouche à feu, contenant une flamme éternelle est installée sur le tombeau. C’est au ministre André Maginot, l’un des organisateurs du transfert du soldat inconnu depuis Verdun, que revient l’honneur de raviver la première fois la flamme. Le journaliste et écrivain combattant Jacques Péricard (1876 - 1944), devenu une figure centrale du mouvement ancien combattant de tendance conservatrice, propose un ravivage organisé chaque jour à 18h30. 

Le succès de ce modèle commémoratif fut immédiat. Après les cérémonies du 11 novembre 1920 à Londres et Paris, les États-Unis, le Portugal et l’Italie dès 1921, la Belgique, la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie en 1922, sont rejoints au cours des années vingt par la Roumanie, la Pologne, la Bulgarie, l’Autriche, la Hongrie, la Grèce… plus récemment, les Australiens en 1993, les Canadiens en 2000 et les Néo-Zélandais en 2006 sont venus chercher un soldat inconnu de la Grande Guerre. Leur soldat inconnu.

Citer cet article

Nicolas Beaupré , « 1920 : le soldat inconnu et les enjeux mémoriels », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 30/05/24 , consulté le 06/10/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22320

Bibliographie

Auzas Vincent, La commémoration du 11 novembre à Paris, 1919-2012, Thèse d’histoire de l’Université Laval à Québec et de l’université de Paris Ouest Nanterre, 2016, https://theses.fr/2013PA100175.

Becker Annette, Les monuments aux morts, mémoire de la Grande Guerre, Paris, Errance, 1988.

Dalisson Rémi, 11 novembre. Du souvenir à la mémoire, Paris, Armand Colin, 2013.

Jagielski Jean François, Le soldat inconnu, invention et postérité d’un symbole, Paris, Imago, 2005.

Le Naour Jean-Yves, Le soldat inconnu. La guerre, la mort, la mémoire, Paris, Gallimard, 2008.

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