Contexte : la Grande Guerre dans la littérature des années 1920
Dans tous les pays belligérants, la Grande Guerre fit couler des flots d’encre et inspira de très nombreuses œuvres littéraires. Pendant le conflit, en France, ce sont surtout les récits de guerre – même si les poèmes longtemps oubliés sont aussi fort nombreux – qui dominent le champ littéraire. Le plus grand succès littéraire du conflit est une fiction, Le feu de Barbusse, paru en 1916. L’argument publicitaire mis en avant est qu’il s’agit, selon son sous-titre, du Journal d’une escouade, largement inspiré par l’expérience au front de l’auteur. Tous les prix Goncourt de la guerre, y compris celui de 1916 remis à Barbusse, sont attribués à des écrivains combattants.
En 1919, le vent semble tourner et le prix échappe aux Croix de Bois de Roland Dorgelès pour aller aux Jeunes filles en fleurs de Marcel Proust. Auteurs comme éditeurs se plaignent alors d’un certain désintérêt du public pour le récit de guerre ou plus largement pour les livres inspirés par l’expérience des tranchées. Pour autant, ce genre ne disparaît pas complètement. Il connaît même un renouveau à la fin des années vingt et au début des années trente, après le succès international du roman de l’ancien combattant allemand Erich Maria Remarque, À l’ouest rien de nouveau en 1929.
Entretemps, l’éventail des réappropriations littéraires sur la Grande Guerre s’est élargi, du roman d’amour sulfureux à l’arrière (Raymond Radiguet, Le diable au corps, 1923), en passant par la science-fiction et le fantastique (J.-H. Rosny aîné, L’énigme de Givreuse, 1916, Roland Dorgelès et Régis Gignoux, La machine à finir la guerre, 1917 ou Alexandre Arnoux, Indice 33, Paris, Fayard, 1920, Maurice Renard, L’Homme truqué, 1921). Entre 1916 et 1920, Gaston Leroux publie quant à lui trois aventures de Rouletabille qui ont la Grande Guerre pour cadre. Quant au soldat inconnu, il devient dès 1924 le thème d’une tragédie en trois actes, Le Tombeau sous l'Arc de Triomphe de Paul Raynal et devient le thème principal d’une nouvelle de Maurice Leblanc (1864 - 1941), La dent d’Hercule Petitgris, parue la même année.
Hercule Petitgris, un inspecteur de police à l’allure étrange, « malingre et pitoyable », et dont une canine acérée, plus longue que les autres dents, « pointait à gauche, en dehors de la lèvre retroussée », est mandaté auprès du ministre Jean Rouxval dont la femme est « morte de chagrin » après avoir perdu deux fils à la guerre. L’inspecteur doit enquêter sur une affaire de la plus haute importance, un potentiel scandale regardant le soldat inconnu.
Le ministre le convoque avec l’ancien combattant Maxime Lériot qui a fini la guerre comme « adjudant et croix de guerre avec cinq citations ». Sont également présents dans le bureau du ministre le comte et la comtesse de Bois-Vernay, un couple « en deuil (…) et d’allure distinguée ; elle, grande, jeune encore et très belle, avec des cheveux grisonnants et un pâle visage aux traits sévères ; lui, plus petit, mince, élégant, la moustache presque blanche ». Il s’agit ni plus ni moins de savoir si le soldat inconnu est vraiment un inconnu ou si par une malversation motivée par le deuil, le couple de nobles n’a pas fait placer par Maxime Lériot le corps de leur fils sous l’Arc, pour permettre à la comtesse de se rendre quotidiennement sur sa tombe.
Archive : La dent d’Hercule Petit gris (1924)
Le comte et la comtesse de Bois Vernay ont-ils intrigué pour placer le corps de leurs fils dans la tombe du soldat inconnu ? Le soldat inconnu est-il alors un soldat connu ? Le scandale va-t-il ébranler la clef de voûte de tout l’édifice du souvenir de la Grande Guerre ? Pour le savoir, il faut lire in extenso la courte nouvelle de Maurice Leblanc, La dent d’Hercule Petitgris, accessible gratuitement en ligne. Et pour comprendre ce que vient faire Arsène Lupin dans cette sombre histoire, on peut aussi lire la seconde version dont il réécrivit la chute pour une version publiée en anglais dans The Popular Magazine sous un nouveau titre, Le pardessus d’Arsène Lupin, en octobre 1926, une version traduite en français et également accessible en ligne.
Lorsque paraît la nouvelle de Maurice Leblanc (1864-1941) son héros, Arsène Lupin est au faîte de sa célébrité. Leblanc, lui, est considéré comme un maître de la littérature populaire. Pour autant, cette renommée n’est pas synonyme de gloire littéraire et l’auteur vit en province, à Étretat, qui inspira l’une des plus célèbres des aventures de Lupin (L’aiguille creuse, 1909).
Pendant la guerre, Leblanc avait publié L’éclat d’obus (1916), un roman d’espionnage dans le ton patriotique de l’époque. Comme avec La dent d’Hercule Petitgris, c’est seulement à la faveur d’une réédition en 1923, que Lupin fut intégré à l’intrigue de L’éclat d’obus via une brève apparition. La guerre sert aussi de décor et d’arrière-plan temporel à d’autres œuvres de Maurice Leblanc, du Triangle d’or (1917), à L’île aux trente cercueils (1919).
En prenant pour thème le soldat inconnu, un auteur de littérature populaire tel que Maurice Leblanc ne risquait-il pas de désacraliser ce qui était devenu en France, un symbole des plus sacrés, l’objet d’un culte quasi religieux. En fait, ce n’est pas là l’objet de la nouvelle. Maurice Leblanc s’attaque moins au culte du soldat inconnu qu’il ne donne à en comprendre les ressorts. Petitgris-Lupin est alors celui qui, grâce à sa sagacité et son sens de l’observation rassure et sauve la France : son soldat inconnu est bien un inconnu.
Pour porter cette intrigue, Leblanc s’appuie sur des lieux communs. D’abord l’histoire que tous connaissent, celle de la désignation du cercueil dans la citadelle de Verdun qui, dans la nouvelle, aurait été entachée d’une « trahison » et même d’un « blasphème » profanant ce qu’il y a de plus sacré. Puis, le deuil immense qui prend en écharpe toute la société française, en particulier les parents qui pleurent leurs enfants partis avant eux. La nouvelle rappelle en effet au lecteur que le deuil collectif est d’abord une addition de tragédies et de douleurs individuelles, notablement pour celles et ceux qui en raison de la disparition des corps, n’ont pas de tombe où aller se recueillir.
Dans son étude Cinq deuils de guerre (2001), Stéphane Audoin-Rouzeau restitue la « dimension intime de la perte », les parents formant le premier « cercle de deuil ». Parmi les cinq deuils étudiés dans cet ouvrage, deux retiennent l’attention, tant ils résonnent avec la douleur de la comtesse de Bois-Vernay : celui des parents de Maurice Gallé, mort à 21 ans le 25 septembre 1916, qui ont perdu leur enfant unique et qui se rendent sur les lieux de la mort de leur fils et font exhumer sa dépouille pour le ré-inhumer sous un monument édifié pour lui ; celui, enfin, de Jane Catulle Mendès, en deuil de son fils Primice et dont la douleur, immense, la conduit à rechercher la dépouille de son fils et à l’exhumer à son retour.
Le ministre Rouxval, lui aussi endeuillé, porte la parole de l’État français et résume la signification collective du soldat inconnu, tout particulièrement pour celles et ceux qui n’ont pas de tombe où se recueillir :
« Par milliers et par milliers, il y a des mères et des épouses qui peuvent croire que leur fils ou leur mari sont là. Ces créatures, aussi meurtries que vous, madame, armées des mêmes droits, les voilà trahies, dépossédées, volées… oui, volées, et volées sournoisement, dans l’ombre. »
Le soldat inconnu, en incarnant la vie perdue, toutes les vies perdues, tout le vide laissé par la guerre au cœur de millions de foyers, continue en quelque sorte de faire son devoir, donner un sens à la (sur)vie de ceux qui sont restés. À eux et à eux seuls de décider s’il y parvient et s’ils y parviennent. Comme l’écrivait l’historien allemand Reinhart Koselleck à propos des monuments aux morts, il est lui aussi, un lieu de fondation de l’identité des survivants.