Qu’est-ce qu’un bon préfet au xixe siècle ?

À propos de Pierre Karila-Cohen, Monsieur le Préfet. Incarner l’État dans la France du XIXe siècle.

Pierre Karila-Cohen, Monsieur le Préfet. Incarner l’État dans la France du xixe siècle, Paris, Champ Vallon, 2021.

Sommaire

Le livre : le charisme des préfets d’antan

Comment l’autorité préfectorale s’est-elle construite et imposée dans la France du xixe siècle ? Comment les hommes qui ont exercé les fonctions préfectorales sont-ils entrés dans ce rôle institutionnel ? Comment leur travail de représentation de l’État a-t-il été perçu dans les départements ?

Les préfets ont été institués par Bonaparte en 1800 pour installer dans chaque département un homme fidèle au gouvernement. Au xixe siècle, le rôle du préfet a été progressivement façonné par les circulaires ministérielles qui définissent le bon préfet comme modéré, impartial, conciliant, disponible, digne dans sa vie privée. En somme, il doit faire autorité sans verser dans l’autoritarisme. Au « préfet notable » de la première moitié du xixe siècle, dont l’entrée et l’avancement dans la carrière se font sur des critères avant tout politiques (patronage, fidélité au régime), succède peu à peu un « préfet professionnel » jugé non seulement sur sa loyauté politique et ses compétences administratives, mais aussi de plus en plus sur ses capacités à « représenter » et à développer un véritable « art de plaire » auprès des notables locaux qu’il doit fédérer autour du gouvernement. Dans son Manuel des préfets et sous-préfets publié en 1852, Vatar des Aubiers ne dit-il pas connaître plusieurs préfets, « hommes d’un profond savoir, de beaucoup d’expérience et de beaucoup d’esprit, auxquels il n’a manqué qu’une chose pour réussir, une chose bien simple en apparence, bien difficile en réalité : savoir se faire aimer ! ». Or, de leur capacité à se faire aimer peut dépendre en partie celle à faire aimer le gouvernement qu’ils représentent.

Il y a bien des manières différentes de s’affirmer pour un préfet. Il faut d’abord une prestance qui en impose. L’apparence physique, la tenue et les « manières » sont d’ailleurs devenues, à partir du milieu du xixe siècle, une donnée à part entière de l’évaluation des candidats à la fonction. Dès le 17 ventôse an VIII (8 mars 1800), le Premier Consul impose le port de l’épée et d’un uniforme, « demi-militaire, demi-civil », pour permettre à ses préfets de se distinguer auprès des militaires et de la société civile. Autres signes extérieurs d’autorité, les hôtels de préfecture doivent affirmer la puissance de l’État en privilégiant la fonction de représentation, parfois de façon très ostentatoire comme à Marseille (Ill.1 et Ill.2).

Ill.1 : Salon d’apparat, préfecture des Bouches-du-Rhône. Source : decors-ministere-interieur.fr
Ill.1 : Salon d’apparat, préfecture des Bouches-du-Rhône. Source : decors-ministere-interieur.fr
Ill.2 : Escalier d’honneur de la préfecture des Bouches-du-Rhône. Source : decors-ministere-interieur.fr
Ill.2 : Escalier d’honneur de la préfecture des Bouches-du-Rhône. Source : decors-ministere-interieur.fr

Au cœur du travail de représentation des préfets, les bals et les soirées donnés à l’hôtel de préfecture constituent des événements majeurs de la vie provinciale au xixe siècle. Ces fêtes, dont les frais incombent au préfet, mettent en avant les qualités de maîtresse de maison de son épouse qui sont particulièrement observées à cette occasion. De tels rituels doivent apaiser les tensions politiques et faire apprécier l’État bienfaiteur par les élites locales. Jugés trop aristocratiques, les bals de préfecture résistent mal à la démocratisation du xxe siècle qui les rend de plus en plus désuets.

Le corps préfectoral du xixe siècle est-il parvenu à incarner l’État ? Les préfets sont souvent raillés dans la littérature étudiée par Pierre Karila-Cohen à travers un corpus de 32 romans ou nouvelles et de 24 pièces de théâtre, pour la plupart oubliés. L’auteur estime néanmoins que beaucoup ont été populaires, comme le montre l’exemple d’Eugène Janvier de la Motte (1823-1884).

Le cours : Eugène Janvier de la Motte, préfet populaire et populiste sous le second Empire

Dans le dernier chapitre, Pierre Karila-Cohen s’interroge sur la réception du « charisme préfectoral » par les populations et dresse, pour ce faire, le portrait de l’exubérant Eugène Janvier de la Motte. Après avoir occupé plusieurs postes de sous-préfet à partir de 1847, celui-ci devient préfet de la Lozère en 1853, puis est chargé, en 1856, de l’administration du département de l’Eure. Il reste à cette fonction jusqu’en 1868, soit durant douze ans – ce qui est assez exceptionnel, les préfets restant en moyenne trois ou quatre ans au même poste –, et y acquiert une popularité presque légendaire auprès des paysans, des ouvriers et des maires. Le 26 avril 1868, une gigantesque manifestation accompagne son départ, malgré une pluie battante : 10 000, peut-être 20 000 personnes insatisfaites de sa révocation l’ovationnent et veulent même l’empêcher de prendre son train à la gare d’Évreux.

Ill.3 : Anonyme, M. Janvier de la Motte, entre 1861 et 1889, épreuve sur papier albuminé contrecollée sur carton, H. 8,2 ; L. 5,5 cm. Source : musee-orsay.fr
Ill.3 : Anonyme, M. Janvier de la Motte, entre 1861 et 1889, épreuve sur papier albuminé contrecollée sur carton, H. 8,2 ; L. 5,5 cm. Source : musee-orsay.fr

Comment expliquer cette ferveur populaire ? D’abord, par les liens clientélaires qu’il a su nouer. Ensuite, par son importante action en faveur du développement économique et social du territoire : essor des voies de communication (routes et chemin de fer), modernisation de l’agriculture et de l’industrie, construction d’écoles et de mairies, réparation d’églises… Enfin, et surtout, par son charisme et sa propension à cultiver l’« art de plaire ». Il sait en effet se faire aimer des classes populaires en se montrant simple et familier, en se remémorant les visages et les noms, en flattant ses interlocuteurs, en les faisant rire avec des calembours et des plaisanteries grivoises, en faisant bombance dans les banquets, en invitant pour la première fois des maires de communes rurales à un bal du 1er janvier, en entretenant sa réputation de grand séducteur qui lui confère une aura d’hyper-virilité… Populiste, il se fait le porte-parole du peuple contre les puissants, des « Petits » contre les « Gros », multipliant dans ses discours clichés et argumentaires révolutionnaires un peu éculés. Autre grand atout : sa prodigalité, ou plutôt, sa capacité à la mettre en scène en habile propagandiste qu’il est. Il distribue lui-même des pièces d’or aux paysans les plus malheureux et aux ouvriers au chômage, et fait croire à des dons privés, alors qu’il s’agit en réalité de fonds publics.

Préfet atypique, Janvier de la Motte « préfigure l’invention de l’homme politique moderne », comme l’écrit Pierre Karila-Cohen. Il réinvestit d’ailleurs plusieurs savoir-faire préfectoraux dans le champ politique national, et ce avec succès puisqu’il se fait facilement élire député de l’Eure à trois reprises sous la Troisième République, en 1876, 1877 et 1881. La plupart des préfets ne suivent cependant pas cette voie : la bureaucratisation croissante du métier et la démocratisation de la vie politique les contraignent à moins se soucier de leur notoriété et à davantage œuvrer en coulisses, laissant aux élus la popularité tant convoitée.

Citer cet article

Frantz LAURENT , «Qu’est-ce qu’un bon préfet au XIXe siècle ?», Encyclopédie pour une histoire nouvelle de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 18/09/23 , consulté le 14/12/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22147

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Voix : Virginie Chaillou-Atrous

Conception et enregistrement : Euradionantes

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