Contexte : Les enquêtes de réparation ordonnées par Louis IX : une modalité du « gouvernement rédempteur »
L’année précédant son départ pour la croisade (été 1248), Louis IX envoya aux quatre coins de son royaume des enquêteurs chargés d’indemniser les sujets des biens que son administration ou lui-même auraient usurpés, qu’il s’agisse de terres, de droits seigneuriaux, de dommages de guerre, d’amendes injustes, voire de bétail ou d’objets du quotidien.
À la veille d’une absence longue et peut-être définitive, il souhaitait pacifier un domaine royal considérablement accru par ses prédécesseurs. Philippe Auguste (1180-1223) avait mis la main sur les possessions de ses rivaux Plantagenêt (la Normandie, la Touraine, l’Anjou et le Maine), ainsi que sur quelques territoires plus petits en Auvergne et dans le Nord (comté de Flandres, comté de Vermandois). Louis VIII (1223-1226), avait rattaché le Poitou, la Saintonge, l’Aunis, la Marche et les terres taillées par les Montfort, alliés des rois de France, en Languedoc, lors de la croisade contre les Albigeois (1209-1229) : les sénéchaussées de Beaucaire et de Carcassonne. Or ces terres méridionales avaient été enclines à la révolte dans les années 1240. L’entrée en possession de son apanage (un fief concédé à un fils de roi contre son renoncement à la couronne) par Alphonse de Poitiers, frère de Saint Louis en 1241, déclencha une importante rébellion, menée par le baron poitevin Hugues X de Lusignan, bientôt rejoint par le roi d’Angleterre. La guerre dura un an, d’avril 1242 à avril 1243, et se termina à l’avantage du roi de France. Entre 1240 et 1242, le comte de Toulouse, Raimond VII, et le vicomte de Béziers, Raimond Trencavel, s’étaient également révoltés contre le joug capétien et avaient levé sans succès des troupes.
En faisant la démonstration du caractère équitable de sa justice, le roi entendait donc se faire connaitre et reconnaitre dans des terres annexées récemment, et raviver ailleurs d’anciennes fidélités. Dans une société marquée par le déclin de l’esprit de croisade, il souhaitait également faire accepter l’effort de guerre, notamment la construction du port d’Aigues-Mortes sur la mer Méditerranée pour acheminer directement les croisés en Terre sainte, qui avait nécessité la levée de taxes souvent impopulaires.
Mais la collecte de milliers de doléances par les enquêteurs du roi de France s’inscrit aussi dans un contexte spirituel très spécifique, celui de la promotion par l’Église d’un nouvel impératif religieux, à présent exigé des chrétiens s’ils souhaitaient obtenir la rémission de leurs péchés : la restitution de leurs male ablata (de leurs biens mal acquis). Pour gagner leur salut, les créanciers durent ainsi, dès la fin du xiie siècle, s’engager sur leur lit de mort à rendre le produit de l’usure, activité désormais condamnée par l’Église. Par la suite, au xiiie siècle, les princes et les Grands inscrivirent de plus en plus souvent dans leur testament des clauses visant à réparer leurs torts et à restituer des gains levés de manière inique dans leur exercice du pouvoir. Désormais, les confesseurs ne se satisfaisaient plus d’une aumône pour exonérer l’âme des fidèles repentis, ils exigeaient que soient retrouvées les victimes des spoliations et rendu le produit de celles-ci.
La pratique dévotionnelle radicale de Saint Louis, qui confesse quotidiennement ses fautes et s’adonne à une pénitence sévère, de même que ses liens étroits avec les ordres mendiants, fervents promoteurs de la restitution des male ablata, expliquent l’envergure inédite des réparations qu’il ordonne. Ces dernières sont l’une des manifestations les plus spectaculaires d’une manière de gouverner propre à Saint Louis : le « gouvernement rédempteur » (William Chester Jordan).
Archive : accréditation des enquêteurs-réparateurs de Louis IX auprès de plusieurs évêques (janvier 1247)
« Louis par la grâce de Dieu roi des Francs, à ses chers et fidèles évêques de Meaux, de Troyes, d’Auxerre et de Nevers, à leurs officiers ainsi qu’aux baillis et prévôts royaux, tant des cités que des diocèses susdits, salut et affection.
Sachez que nous avons envoyé nos chers frères Pierre Chotard et Thibaud de Coulommiers, de l’ordre des Prêcheurs*, et nos chers frères Nicolas de Troyes et Jean de Saint-Leu, de l’ordre des Mineurs**, vers lesdites cités et diocèses, avec l’autorisation et la licence de leurs provinciaux, de leurs prieurs et de leurs ministres, pour écouter et mettre par écrit et pour enquêter, selon le formulaire que nous leur avons remis, au sujet des plaintes qui pourraient exister contre nous, pour quelque raison que ce soit, soit à cause de nous, soit à cause de nos prédécesseurs.
De plus, pour écouter, mettre par écrit et enquêter et juger directement, sans observer les formalités ordinaires, au sujet des offenses et des exactions, des services reçus de manière indue et de tous les torts qui auraient pu être commis par nos baillis, nos prévôts, nos forestiers, nos sergents*** ou leurs serviteurs, du temps de notre règne, et pour forcer ces derniers, ou leurs héritiers, à restituer, après avoir reçu les preuves et aveux [confessiones], les choses qu’il apparaîtra nécessaire aux frères de faire restituer selon Dieu. Nous vous demandons donc qu’à ces frères ou à d’autres, si les prieurs ou ministres de leur couvent jugeaient bon d’en substituer de nouveaux à ceux qui ont été cités plus haut, vous donniez crédit, aide et assistance sur lesdites missions et obligations.
À vous les baillis et les prévôts, nous demandons spécifiquement que vous fassiez envoyer, à la requête des frères prêcheurs, les citations à comparaître et que vous fassiez tout ce qu’exigeront lesdites affaires.
Fait à l’abbaye de Maubuisson, l’an du seigneur 1247 au mois de janvier. »
Archives nationales J 1034 n° 1, copie d’époque non scellée. Traduite du latin par M. Dejoux.
*Dominicains
**Franciscains
*** Le bailli (appelé sénéchal dans le Midi) est un officier supérieur qui a pour subalterne le prévôt : tous deux ont en charge des missions judiciaires, fiscales et militaires. Ils disposent de sergents d’armes, chargés de la police. Les forestiers sont des officiers spécialisés, qui ont la mission d’administrer les forêts royales.
Pendant longtemps, les historiens ont considéré ces investigations comme des « enquêtes administratives » (Léopold Delisle), destinées à contrôler l’administration royale et en particulier une nouvelle figure, le bailli, dont l’office avait été créé par Philippe Auguste en 1190. D’abord itinérants et circulant en équipe, les baillis, directement rétribués par le roi, furent à l’origine institués pour surveiller les officiers subalternes (notamment les prévôts), dont l’office était quant à lui affermé : ils achetaient leur charge et se remboursaient en l’exerçant, ce qui pouvait donner lieu à des abus.
Mais, à la faveur de l’accroissement considérable du domaine royal durant le premier xiiie siècle, on confia aux baillis des pouvoirs militaires, fiscaux et judiciaires accrus, qui nécessitèrent de les mettre chacun à la tête d’une circonscription administrative (bailliage dans le nord du royaume, sénéchaussée dans le sud). Selon l’historiographie traditionnelle, les enquêteurs de Louis IX auraient donc été un nouveau maillon de la chaîne administrative capétienne, destiné à la surveillance privilégiée des puissants baillis.
Cette lettre d’accréditation ébranle ce récit : non seulement les baillis ne sont pas les seuls officiers ciblés par les investigations, mais ils apparaissent comme les auxiliaires des enquêteurs. Le dépouillement des milliers de plaintes conservées révèle d’ailleurs que les baillis et les sénéchaux en fonction ne furent pas incriminés : on imagine sans peine le risque de déstabilisation politique qu’il y aurait eu à le permettre, alors que le roi quittait le royaume et qu’il les laissait le représenter en son absence.
Surtout, l’identité des enquêteurs ne colle pas avec cette lecture très administrative car ces émissaires n’étaient pas des membres de la cour rompus à l’administration royale, mais de simples frères mendiants. Certes, par la suite, le roi flanque ces derniers de clercs du roi, mais ce sont, là encore, des ecclésiastiques. Louis IX explique ce choix dans d’autres documents : il charge explicitement ces enquêteurs de purger son âme des péchés qu’il a pu commettre ou qui ont été commis en son nom. Le terme « confessio » indique bien ici que ces spécialistes du salut doivent obtenir, comme ils le font quotidiennement, la confession de mauvaises actions. Le fait même que le roi invite les enquêteurs à recueillir des plaintes contre sa personne trahit cette dimension pénitentielle de l’enquête.
Cependant, comme la lettre l’indique, le roi n’entend pas encore rembourser à ses sujets le produit de ses exactions personnelles, les finances royales étant alors entièrement réservées à la croisade. Les enquêteurs ne doivent ici qu’« écouter et mettre par écrit » les plaintes portées contre lui et vérifier si elles étaient fondées : ses restitutions attendirent donc son retour. Les officiers subalternes (prévôts, sergents) et les anciens baillis servirent toutefois de gage de la sincérité royale. Dès 1247, les enquêteurs furent chargés de leur faire « restituer, après avoir reçu les preuves et aveux, les choses qu’il apparaîtra nécessaire de faire restituer selon Dieu » et on garde bel et bien la trace de compensations financières pour des amendes indues, des objets, des terres ou des droits seigneuriaux confisqués. La tâche, immense et surtout nouvelle, conduisit chaque équipe d’enquêteurs à trouver des formes d’enregistrement des plaintes et des sentences qui leur parurent les plus efficaces, sur des supports tels que des cédules (petites pièces de papier ou de parchemin), des rouleaux de cédules, des rouleaux, de simples cahiers ou des registres (Ills. 1 et 2). Ils inventèrent une véritable mathématique du salut, pour évaluer et rembourser au plus juste les biens mal acquis par les officiers et le roi, dont l’âme avait concrètement un prix. Caractéristiques d’un moment Saint Louis dans l’art de gouverner capétien, ces enquêtes de réparation disparurent sous les successeurs de ce dernier.