Que peut nous apprendre le manteau de Roger II de Sicile sur les contacts culturels en Méditerranée au xiie siècle ?

À propos de Pierre Aubé, Roger II de Sicile

À propos de Pierre Aubé, Roger II de Sicile, 2001

Sommaire

Le livre : Roger II de Sicile, un roi normand au cœur de la Méditerranée

Les Normands ont commencé à s’installer en Italie du Sud au début du xie siècle. Ces chevaliers, dont l’horizon était limité en Normandie, sont recrutés comme mercenaires par les Byzantins et les Lombards, dans le cadre de leurs rivalités internes et de la lutte contre les musulmans. Toutefois, les Normands agissent rapidement pour leur propre compte et étendent progressivement leur domination dans toute la région (Ill.1).

Ill.1. Les étapes de la conquête normande de l’Italie du Sud et de la Sicile au XIe siècle (Source).

Arrivé en Italie du Sud en 1056, le chevalier normand Roger de Hauteville (m. en 1101) se lance cinq ans plus tard à la conquête de la Sicile, un émirat musulman depuis le ixe siècle. En 1072, il s’empare de Palerme et devient comte de Sicile, mais ce n’est qu’en 1091, au bout de trente ans de combats, qu’il se rend maître de toute l’île. La population musulmane étant majoritaire en Sicile, Roger de Hauteville fait preuve de réalisme en menant une politique tolérante à l’égard des différentes communautés.

À sa mort, son fils Roger II n’a que six ans. La régence est assurée pendant onze ans, jusqu’en 1112, par sa mère Adélaïde de Montferrat (m. en 1118). Déjà comte de Sicile, Roger II se voit conférer en 1128 le titre de duc d’Apulie et de Calabre par le pape Honorius II (m. en 1130) puis il est couronné roi de Sicile à Palerme, le 25 décembre 1130, par l’antipape Anaclet II (m. en 1138).

Roger II doit toutefois faire face à l’insoumission récurrente des barons et des villes d’Italie du Sud ainsi qu’à l’alliance formée contre lui par le pape Innocent II (m. en 1143), dont Anaclet II est le rival, et l’empereur germanique Lothaire III (m. en 1137). Pendant près de dix ans, il est ainsi contraint de mener chaque année des campagnes militaires sur le continent afin d’y imposer son autorité. Malgré des défaites à Nocera (1132) et à Rignano (1137), Roger II s’impose définitivement à Galluccio, où il fait prisonnier Innocent II (1139). Le pape n’a alors d’autre choix que de le reconnaître comme roi de Sicile.

Les ambitions politiques et territoriales de Roger II ne se limitent pas au royaume de Sicile mais s'étendent à l’ensemble de la Méditerranée. Dès 1144, il propose ses services en vue de la deuxième croisade (1146 - 1149) mais son offre est finalement repoussée par l’empereur germanique Conrad III (m. en 1152) et l’empereur byzantin Manuel Ier Comnène (m. en 1180), qui voient en lui une menace, ce qui déclenche des représailles contre l’Empire byzantin de 1147 à 1149.

Roger II se tourne également vers les côtes tunisiennes et libyennes : entre 1146 et 1148, Georges d’Antioche, l’amiral de sa flotte, s’empare de plusieurs villes côtières, comme Sousse, Sfax, Gabès ou Tripoli, qui deviennent des comptoirs normands en relation avec le royaume de Sicile. Cependant, l’expansion des Almohades au Maghreb, à partir des années 1140-1150, a mis fin, dès 1160, à la présence normande en Afrique du Nord.

Roger II meurt en 1154, à cinquante-neuf ans, et est inhumé à Palerme.

Le cours : cosmopolitisme et contacts culturels à Palerme au XIIe siècle

Le royaume de Sicile bénéficie d’une position géographique privilégiée, au cœur de la Méditerranée, au carrefour de l’Occident, de l’Afrique et de l’Orient. Son histoire riche et tumultueuse ainsi que l’influence conjointe des mondes musulman, byzantin et latin sont à l’origine de l’épanouissement d’une culture originale.

À l’image de son père, Roger II n’impose pas les traditions normandes aux différents peuples placés sous son autorité. Bien qu’il existe une législation d’inspiration normande, les musulmans, les juifs et les chrétiens orthodoxes peuvent conserver leur langue, leur religion et leurs coutumes. Une telle ouverture d’esprit, de la part d’un souverain latin, est assez singulière à l’époque des croisades en Orient et de la Reconquista dans la péninsule ibérique.

L’administration de Roger II tient compte de la diversité culturelle du royaume de Sicile : les documents officiels sont rédigés en latin, en grec ou en arabe. Les monnaies en circulation portent également des inscriptions dans l’une ou l’autre de ces trois langues. Comme son père avant lui, Roger II emploie à son service tous ceux qui ont des compétences utiles, indépendamment de leur religion, à l’instar des nombreux soldats musulmans qui servent dans son armée. De même, l’amiral Georges d’Antioche (m. en 1151), Grec orthodoxe né en Syrie, porte le titre arabe d’émir des émirs et celui, grec, d’archonte des archontes.

La ville de Palerme, capitale du royaume de Sicile, est une ville cosmopolite accueillant des Normands, des Arabes, des Berbères, des Grecs, des Lombards, des Vénitiens ou encore des Catalans. Les différents courants du christianisme, du judaïsme et de l’islam y sont donc pratiqués. Cette ville, dont la richesse et la beauté ont été louées par des auteurs chrétiens et musulmans, comprend des palais, des églises, des souks, des jardins et des fontaines.

Au sein du palais royal, appelé « palais des Normands », Roger II a fait édifier la chapelle Palatine qui associe l’art latin (c’est une église catholique), l’art byzantin (les mosaïques et la coupole) et l’art musulman (le plafond en bois sculpté). Les inscriptions sont principalement en latin mais certaines sont en grec et même en arabe (Ill.2).

Ill.2. La chapelle Palatine (Palerme) (Source).

Près du palais des Normands se trouve l’atelier royal où des artisans musulmans ont réalisé le manteau de Roger II. Surnommée à tort « manteau du couronnement », cette grande cape de plus de trois mètres d’envergure a été brodée en 1133-1134, c’est-à-dire quelques années après le couronnement de Roger II à Palerme en 1130 (Ill.3).

Ill.3. Le manteau du couronnement de Roger II (Kunsthistorisches Museum de Vienne) (Source).

Ce manteau peut être analysé comme un discours politique tenu par Roger II à ses contemporains et à la postérité. Si la couleur rouge dominante, associée à la pourpre, évoque les codes visuels du pouvoir impérial, depuis l’Empire romain jusqu’à l’Empire byzantin, les motifs du manteau alternent des éléments politiques et religieux empruntés à différentes traditions méditerranéennes. Le manteau est en effet brodé de fils d’or et d’émail orné de perles, dans la plus pure tradition des « robes d’honneur » des palais arabes. Au centre se trouve un palmier représentant l’arbre de vie, symbole chrétien de l’amour et de la protection de Dieu. De part et d’autre de celui-ci, on distingue deux lions terrassant deux dromadaires, le lion servant depuis l’Antiquité à figurer la puissance royale.

La longue inscription visible sur le rebord du manteau est en caractères koufiques, une calligraphie arabe utilisée dans la transcription des textes sacrés et l’écriture ornementale. Ce choix, tout comme les autres emprunts à la culture islamique, peut surprendre de la part d’un souverain latin comme Roger II, mais il faut comprendre qu’il s’agit d’un moyen pour lui, en associant l’esthétique occidentale et l’esthétique orientale, d’inscrire le pouvoir normand dans la continuité de l’émirat musulman de Sicile.

Si des interrogations demeurent sur certains détails du manteau (notamment la signification symbolique des dromadaires), celui-ci n’en demeure pas moins tout à fait révélateur de la position particulière de la monarchie normande au contact de différentes influences politiques et artistiques dans l’espace méditerranéen au xiie siècle.

Citer cet article

Thomas LEDRU , «Que peut nous apprendre le manteau de Roger II de Sicile sur les contacts culturels en Méditerranée au XIIe siècle ?», Encyclopédie pour une histoire nouvelle de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 21/06/24 , consulté le 08/02/2025. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22351

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