Le livre : des frontières coloniales négociées avec les populations africaines
Les frontières des États africains sont souvent considérées comme un héritage de la période coloniale, pendant laquelle les colonisateurs auraient tracé des lignes droites sur la carte sans tenir compte des véritables frontières ethniques. Dans ce livre, Camille Lefebvre rappelle que ce poncif, repris dans certains discours anticolonialistes est en réalité… un discours colonialiste : celui des colonisateurs qui considéraient qu’à chaque ethnie (ou race) devrait correspondre un territoire naturel ; celui, plus général, d’une exaltation de la puissance des colonisateurs capables de dessiner à eux seuls la carte de l’Afrique après la conférence de Berlin en 1884-1885.
Pour remettre en cause cette mythologie coloniale, Camille Lefebvre étudie l’horogenèse (Michel Foucher) du Niger, c’est-à-dire le processus géohistorique de formation des frontières. Ce territoire identifié par la science européenne du xixe siècle comme le « Soudan central », entre le fleuve Niger et le lac Tchad, le désert algéro-libyen et la rivière Bénoué, est occupé par les militaires français à partir de 1895 et devient un « territoire militaire » en 1900, au sein de l’Afrique occidentale française (AOF). Il est officiellement transformé en colonie en 1922, à l’issue d’une conquête longue et violente, notamment contre les Touaregs.
Les autorités françaises se sont longtemps désintéressées de ce territoire, le jugeant inexploitable. Son principal intérêt à leurs yeux était d’assurer la continuité géographique de l’empire colonial français en Afrique. La domination par la France est toujours restée lâche au Niger : les militaires comme les fonctionnaires coloniaux français y étaient peu nombreux. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1930, avec l’établissement de l’Italie dans le Fezzan libyen, puis la Deuxième Guerre mondiale et la situation politique en Algérie, que le territoire nigérien acquiert un véritable intérêt stratégique pour les autorités françaises en devenant une pièce maîtresse pour assurer la continuité territoriale de l’AOF. La France repense alors l’organisation territoriale du Niger en renforçant son emprise politique et administrative sur tout le territoire et en renégociant notamment les frontières avec la Libye devenue indépendante en 1951. Les autorités nigériennes héritent de ce territoire après 1960 et l’indépendance organisée avec la France. En 1964, la conférence de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) déclare l’intangibilité des frontières : les frontières actuelles du Niger sont fixées.
Cette histoire coloniale des frontières du Niger pourrait donner l’impression que ces frontières ont été tracées par la seule main du colonisateur français, selon ses intérêts politiques et géostratégiques, sans se soucier du point de vue des populations locales. Or, comme le montre Camille Lefebvre, les puissances coloniales européennes n’ont pas créé de toutes pièces ces frontières politiques. Lorsque les premiers colonisateurs occupent le Sahel à partir de la fin du xixe siècle, ils doivent composer avec des territoires déjà délimités par des frontières politiques elles-mêmes en constante évolution, comme le montrent les profondes transformations provoquées par le jihad d’Ousman dan Fodio (1754 - 1819) qui avait déstructuré les entités politiques préexistantes au début du xixe siècle.
Les colonisateurs doivent prendre en compte ces représentations spatiales lorsqu’ils (re)définissent les frontières. Ils font pour cela appel aux populations locales et notamment aux élites politiques. Le processus de fixation des frontières par les colonisateurs est donc aussi un moment de négociation avec les populations locales qui permet la « coproduction d’un territoire nouveau ». Ainsi, en 1906, la commission franco-britannique, chargée de délimiter les frontières coloniales entre le Niger et les possessions britanniques au Nigeria et au Soudan (actuel Tchad) reconnaît la nécessité de prendre en compte les frontières politiques des tribus. À ce titre, le chef de Beybeye, village qui se situe aujourd’hui dans le sud-ouest du Niger à la frontière avec le Nigeria, demande à la mission franco-britannique de déplacer la frontière initialement prévue afin de respecter les limites de sa tribu. Après tractations, les Britanniques acceptent une perte de territoire au profit de la France sous réserve qu’une telle concession soit également acceptée par les Français en cas de réclamation d’un autre chef de tribu. Pour les Français et les Britanniques, la perte de quelques kilomètres carrés de territoire est jugée moins importante que la prise en compte des autorités locales existantes sur lesquelles ils cherchent à s’appuyer pour assurer leur domination.
Le cours : la carte contre le territoire
Le cas du Niger permet d’illustrer l’importance de la géographie et de la cartographie pour l’impérialisme européen. En effet, le contrôle d’un territoire colonial passe par sa délimitation et sa représentation sur une carte. Cependant, l’exemple des frontières du Niger permet de comprendre que la carte n’est pas le territoire : ce n’est pas parce que les Français colorient des fonds de carte en Afrique pour vanter l’étendue de leurs possessions coloniales qu’ils contrôlent réellement ces territoires.
Comme l’illustre la carte ci-dessous (Ill.1), publiée en 1935, tous les territoires africains ne sont pas encore connus par les Européens dans l’entre-deux-guerres. Sur cette carte, le Niger est un territoire moins exploré que les autres, dont certaines parties sont encore des « blancs sur la carte » qui laissent entendre que la région est une terra nullius, encore inconnue mais facile à conquérir, sans considération pour l’existence des populations locales.
Les Européens qui ont exploré ces « blancs sur la carte » de l’Afrique au xixe siècle n’ont pourtant pas traversé des territoires vierges de frontières sociales, culturelles, politiques et de routes commerciales. Bien au contraire, ces explorateurs, pour dessiner leurs propres cartes, se sont appuyés sur les représentations que les élites africaines se faisaient de leur territoire en fonction des structures politiques, des pratiques religieuses (présence ou non de l’islam) et, pour les marchands, des itinéraires de caravanes.
Le dessin ci-dessus (Ill.2), est tout à fait exemplaire de cette « co-construction » cartographique. Dessinée au début des années 1820 par l’esclave d’un marchand libyen sur la demande d’un explorateur britannique, cette carte représente toutes les informations utiles à un voyage commercial : l’orientation, le réseau hydrographique, le relief, les villes mais aussi les communautés politiques traversées. L’espace est représenté en anamorphose selon le temps qu’il faut pour le parcourir. Ce document exceptionnel rappelle que l’exploration est aussi un moment de rencontre et d’échanges entre les Européens et les populations africaines.