Contexte : l’invention du mariage catholique
La réforme grégorienne suscite de nombreux conflits politiques, à commencer par la question des nominations et des investitures épiscopales, qui oppose notamment la papauté à l’empereur et déchire les royaumes de Germanie, de Bourgogne et d’Italie entre 1075 et 1122. Les affaires matrimoniales sont également source de nombreuses tensions entre les réformateurs et les laïcs, des rois aux simples chevaliers.
Depuis l’Antiquité tardive, l’Église définit les règles de l’inceste en prohibant certaines unions entre des conjoints qu’elle juge trop apparentés par le sang ou par l’affinité. Dans la première moitié du xie siècle, au sein du Saint-Empire, les évêques germaniques s’efforcent collectivement de renforcer leur contrôle sur les unions princières. À partir des années 1060, dans le cadre de la réforme grégorienne, la papauté prend le relai et accentue fortement la pression exercée sur les laïcs à l’échelle de toute la chrétienté latine. D’abord, la responsabilité du contrôle de la légitimité des unions est confiée non plus seulement aux conciles mais aussi au pape et à ses représentants, les légats. Ensuite, le champ de la parenté interdite s’étend, puisque la papauté adopte le mode de calcul dit germanique, le plus exigeant, défendu par le moine et cardinal Pierre Damien dans son traité sur Les degrés de parenté (1063) – l’interdiction des unions allant jusqu’au 7e degré de parenté. La parenté spirituelle (c’est-à-dire la parenté instaurée par le baptême entre parrain, marraine et filleul(e), mais également entre parents, parrain et marraine) est plus souvent prise en compte.
À ces fins, l’Église grégorienne impose une enquête préalable à toute union (1072). Pour les aider à contrôler les liens de parenté, les clercs peuvent recourir aux « arbres de consanguinité » fournis par les recueils de droit canonique (Ill.1). Enfin, tous les instruments de la discipline ecclésiastique sont mobilisés pour obliger les laïcs à se conformer aux règles ecclésiastiques, depuis la contrainte morale jusqu’aux rituels de malédiction (l’anathème, à savoir la sentence solennelle vouant à l’enfer celui qui la subit), d’exclusion (l’excommunication c’est-à-dire l’exclusion individuelle de la communauté chrétienne, qui se traduit par l’interdiction de recevoir les sacrements et une sépulture chrétienne) ou encore l’interdit (soit l’interdiction collective de célébrer les sacrements au sein d’un territoire).
Dès 1049, plusieurs princes du nord de la France (Eustache de Boulogne, Enguerrand de Ponthieu, Guillaume de Normandie) sont ainsi excommuniés et enjoints à se séparer de leurs épouses. Bien souvent, ces condamnations engagent des négociations qui peuvent aboutir à l’acceptation de l’union par le pape en échange de notables compensations (financières ou diplomatiques) et de la reconnaissance de son autorité par les princes. Au xiie siècle, la menace d’exhérédation des enfants issus des unions jugées illégitimes (c’est-à-dire le fait de les déshériter) vient encore accroître les moyens de pression à la disposition de l’Église.
Dans le même temps, celle-ci investit le mariage en le transformant progressivement en un véritable sacrement dans lequel le libre échange des consentements des conjoints, « devant l’Église » (in facie ecclesie), c’est-à-dire sur le parvis de l’église et en présence d’un prêtre, fait l’union légale. Auparavant, et encore pour certains juristes civilistes, c’était la consommation sexuelle ou la constitution de douaire (à savoir l’octroi d’une dot par le mari à son épouse) qui fondait la légalité de l’union. Cette nouvelle conception a également pour effet d’en renforcer l’indissolubilité. Mentionné pour la première fois dans une liste de sacrements en 1124, en Bavière, le mariage fondé sur l’échange des consentements est reconnu officiellement par le pape Alexandre III (1159-1181), avant d’intégrer les sept sacrements catholiques lors du quatrième concile du Latran en 1215. Il est évident que dans une société hiérarchique et patriarcale, la sincérité des consentements reste tributaire des logiques sociales et des contraintes familiales. Cependant les clercs se substituent aux pères de famille dans ce rituel et le mariage, d’affaire profane, devient une affaire religieuse, relevant désormais du seul droit de l’Église.
L’évêque et canoniste (juriste spécialiste du droit de l’Église) Yves de Chartres (1090-1115), auteur de deux sommes juridiques très influentes (le Décret et la Panormie), joue un rôle central dans ces évolutions (Ill. 2). Il est un ardent défenseur du principe du double consentement, auquel il fournit de nombreux arguments issus de la tradition canonique et de l’exégèse biblique. Surtout, il s’engage résolument dans l’arène politique en refusant de reconnaître certaines unions ou en s’efforçant d’en faire annuler d’autres. L’un de ses plus célèbres combats l’oppose au roi de France Philippe Ier (1060-1108) et aux évêques (l’archevêque de Reims, l’évêque de Senlis) qui, par souci de se conformer à leurs obligations vassaliques envers le roi, ont aidé ce dernier à se défaire de sa première épouse, Berthe de Hollande, en acceptant de dissoudre son mariage, au bénéfice de Bertrade de Montfort, la troisième épouse du comte Foulques IV d’Anjou, auquel le roi l’avait enlevée, avec son consentement semble-t-il.
Archive : l’évêque Yves de Chartres s’oppose au remariage du roi Philippe Ier (1092)
[à Philippe Ier roi de France] 1092
À son seigneur Philippe, magnifique roi des Francs, Yves, humble évêque de Chartres : lutter dans le royaume d’ici-bas pour ne point être privé du royaume éternel.
Ce que j’ai dit de vive voix avant votre serment [par lequel Philippe avait juré qu’il y avait un lien de parenté entre lui et Berthe, ce qui rendait son mariage nul], je vous l’écris de loin aujourd’hui, c’est à savoir que je ne veux ni ne puis assister à cette solennité nuptiale à laquelle vous me convoquez si je n’ai d’abord connaissance qu’en vertu d’une décision d’un concile général, un légitime divorce est intervenu entre vous et votre épouse [Berthe de Flandre] et que vous pouvez contracter un mariage légitime avec celle que vous voulez épouser [Bertrade de Montfort]. Si j’eusse été invité à discuter cette question en un lieu où j’eusse pu en toute sécurité échanger avec mes coévêques les raisons canoniques, sans craindre une foule téméraire, je me fusse volontiers rendu en ce lieu, afin d’écouter, de dire, de faire avec mes confrères ce que dictent les lois et la justice.
Mais aujourd’hui vous m’appelez sans condition à Paris pour m’y trouver avec votre épouse. Or à cause de ma conscience, que je dois préserver devant Dieu (…), j’aime mieux « être précipité dans les profondeurs de la mer avec une meule autour du cou » (Mathieu, 18, 6) que d’être cause de chute pour les âmes des faibles (…). Et en disant cela je ne pense pas agir contre la fidélité que je vous dois, mais au contraire en vertu de la plus haute des fidélités, car je suis persuadé qu’une pareille union serait au grand détriment de votre âme et ferait courir un suprême danger à votre couronne.
Souvenez-vous que la femme [Eve], au paradis, séduisit notre premier père [Adam] (…) et qu’ainsi tous deux furent expulsés du paradis. Le très courageux Samson lui-même, séduit par une femme [Dalila], perdit cette force qui lui faisait vaincre ses ennemis et fut à son tour vaincu par eux. Le sage Salomon, poussé par la concupiscence des femmes [dont la reine de Saba], renia Dieu et perdit ainsi la sagesse grâce à laquelle il excellait. Que votre altesse se garde donc d’imiter ces exemples et de voir par-là diminuer son empire terrestre en même temps qu’elle perdrait le royaume éternel !
Source : Yves de Chartres, Correspondance, t. 1, éd. et trad. J. Leclercq, Paris, 1949, n°15, p. 60-64.
Comme le suggère cette lettre, le roi Philippe Ier cherche à contraindre Yves de Chartres, qui compte au nombre de ses fidèles, à approuver la dissolution de son premier mariage et sa nouvelle union avec Bertrade. Yves s’y refuse et ses arguments sont typiques des réformateurs. Il refuse de déroger aux règles canoniques, mais réprouve également leur manipulation abusive par le roi. Il avait condamné l’enlèvement de Bertrade qu’il ne considérait même pas comme l’épouse légitime de Foulques, celui-ci ayant lui-même répudié sa précédente épouse (et une autre auparavant) pour convoler avec elle. Il défend la primauté de l’autorité ecclésiastique (les évêques assemblés en concile) et biblique (qui fournit normes et modèles) sur l’autorité séculière (en l’occurrence celle du roi). Il proclame la supériorité de la fidélité à Dieu – en lui associant le pape –, qui lui impose de respecter sa conscience et de se préoccuper du salut du roi, mais aussi du bien du royaume, sur la fidélité à son seigneur – car Yves, en tant qu’évêque de Chartres, est à la fois le sujet de Philippe et son fidèle vassal –, qu’il juge perverti par des préoccupations profanes et des motifs politiques (le souhait que Philippe aurait eu de modifier ses alliances). En 1094, Yves va jusqu’à refuser d’accomplir le service d’ost (c’est-à-dire de fournir une troupe de chevaliers pour un service militaire de 40 jours) qu’il doit au roi en tant que vassal. Le pape Urbain II (1088-1099) condamne à son tour Philippe Ier en 1094, 1095 et 1097. Son état d’excommunication empêche le roi de participer à la première croisade (1095-1099).
À plus long terme, la résolution du conflit demeure cependant ambivalente. Durant plus de dix ans, Philippe est confronté à de multiples excommunications (pour inceste – Bertrade était apparentée au roi au 6e degré quand l’Église interdisait les unions jusqu’au 7e degré –, adultère et/ou bigamie) et à un interdit jeté sur son royaume. En 1104, lui et Bertrade font solennellement pénitence et promettent de se séparer. Sur le plan du droit canonique et de la hiérarchie des normes et des autorités, les réformateurs sont parvenus à leur fin. Pour autant, Philippe finit ses jours aux côtés de Bertrade sans être véritablement inquiété : en effet, le pape Pascal II (1099-1118) avait besoin de son appui face à l’empereur Henri V avec lequel il était en conflit au sujet des investitures épiscopales. Cependant, comme le suggèrent les propos postérieurs de l’abbé Suger de Saint-Denis dans sa Vie du roi Louis VI, si Bertrade porta bien le titre de reine, ses enfants ne furent jamais considérés comme légitimes et furent tôt écartés de tout héritage substantiel.
Un dernier élément de la lettre mérite d’être souligné : la méfiance à l’égard des femmes. Si le roi est dans le péché et commet une faute politique – sa « couronne », son « empire terrestre » et non seulement son âme sont menacés –, c’est qu’il a été odieusement séduit par une femme, Bertrade. Yves l’assimile à Ève (à laquelle est reprochée, dans le Livre de la Genèse, de s’être laissée séduire par le Serpent et d’être ainsi responsable du péché originel), à Dalila (qui, dans le Livre des Juges, a privé Samson de sa chevelure magique, lui retirant sa force et causant sa perte) et, enfin, à Jézabel (la femme étrangère du roi d’Israël Achab, accusée de l’avoir détourné de Dieu dans les Livres des Rois).Un autre ressort de la réforme transparaît alors : la méfiance envers les femmes et son obsession pour la continence qui définit face aux laïcs et au-dessus d’eux un autre modèle de masculinité, inspiré de l’idéal monastique, celui du clerc. En matière de mariage et de sexualité, la grande affaire de la réforme reste le mariage ou le concubinage des prêtres (le nicolaïsme), contre lesquels les réformateurs engagent un combat plus vigoureux encore, où les résistances s’avèrent en définitive moins efficaces que celle des rois et des nobles.