La réforme grégorienne 

Généralement réduite à une réforme morale du clergé, la réforme grégorienne est en réalité une transformation beaucoup plus profonde de l’institution ecclésiale et de ses rapports avec la société intervenue à partir du milieu du xie siècle. En son cœur figure une logique de séparation des personnes, des lieux et des biens définis comme ecclésiastiques ou spirituels du reste de la société et en particulier des pouvoirs laïcs. Cependant, l’affirmation d’une institution centralisée sous l’autorité de la papauté s’accompagne d’une expansion de l’emprise ecclésiastique qui s’étend à de nombreux domaines de la vie sociale, politique et économique.

Ill. 1 : Une image de la simonie selon le Décret de Gratien
Ill. 2. Le concile de Latran IV au palais du Latran à Rome (1215), (Chanson de la croisade albigeoise, début XIIIe siècle, BnF, manuscrit français 25425, fol. 81). Nous ne connaissons aucune représentation de concile œcuménique avant celle-ci qui évoque l’assemblée de Latran IV réunie au palais du Latran, résidence habituelle du pape à Rome, sous l’égide du pape Innocent III.
Ill.3. Grégoire VII et quatre évêques de son entourage. Grégoire VII entouré des évêques qui lui sont favorables dans son combat contre l’empereur Henri IV dans un manuscrit de la Chronique d’Othon de Freising (Codex Jenesis, 1157).
Sommaire

Mise au point :  Changer l’Église, changer la société

À partir du milieu du xie siècle, l’institution ecclésiale connaît une profonde transformation que l’historiographie francophone a pris l’habitude de désigner sous l’expression de « réforme grégorienne », du nom du pape Grégoire VII (1073-1085) qui en fut l’un des principaux protagonistes (Ill. 3). Animés par la volonté de restaurer l’Église mythique des origines, les réformateurs entendent purifier les mœurs de l’ensemble du clergé en condamnant, d’une part, toute forme de contrôle politique, familial ou matériel exercé par les laïcs sur les charges (épiscopat, abbatiat, canonicat, cure paroissiale) et les biens et droits considérés comme ecclésiastiques, un contrôle traditionnel dénoncé par les réformateurs sous le nom de « simonie » (en référence à Simon le Mage, un personnage des Actes des Apôtres qui tenta d’acheter à l’apôtre Pierre le pouvoir de faire des miracles) (Ill. 1), d’autre part, l’incontinence sexuelle ou la vie maritale des clercs, alors dénoncés comme « nicolaïtes » (en référence à ces déviants cités dans l’Apocalypse et au diacre Nicolas, également mentionné dans le livre des Actes, auquel toute une tradition a attribué divers péchés sexuels). 

Au nom de la « liberté de l’Église » (libertas Ecclesiae), c’est-à-dire de sa nécessaire émancipation du « siècle » marqué par le péché, les réformateurs prônent de manière plus générale une rigoureuse séparation entre les sphères ecclésiastiques et laïques. Il y a « deux genres de chrétiens », les clercs et les laïcs, déclare le Décret de Gratien, cette vaste compilation ordonnée de la législation ecclésiastique composée au milieu du xiie siècle et qui devient rapidement la principale source du droit de l’Église (droit canonique) en Occident. Cette séparation passe, dès 1059, par la fin de la désignation du pape par l’empereur au profit d’un collège de prélats romains (les cardinaux). À partir des années 1070-1080, elle se réalise par la condamnation de l’élection et de l’investiture des évêques (principales autorités au sein de l’Église) par les souverains, empereurs, rois et princes, ce qui entraîne dans le Saint-Empire notamment une grave crise politique et sociale désignée sous le nom de Querelle des Investitures. 

Ces combats débouchent sur l’affirmation d’une domination ecclésiastique affectant tous les domaines de la vie politique, religieuse, sociale, culturelle et même économique. Ce phénomène de longue durée s’étale sur plus d’un siècle : on peut considérer que le concile de Latran IV, en 1215 (Ill. 2), en marque l’aboutissement, tandis que la théocratie pontificale du xiiie siècle (soit la prétention du pape à la domination universelle du monde) se place directement dans sa postérité. La dimension juridique et le caractère centralisé de l’institution ecclésiale en sortent fermement établis, sous l’égide d’une papauté qui sait s’appuyer sur de nombreux relais (en particulier des abbayes comme Cluny en Bourgogne, Hirsau en Allemagne ou Saint-Victor à Marseille, et les nouveaux ordres religieux, comme les cisterciens) et développer de nouveaux instruments de gouvernement comme le recours à des représentants permanents, les légats, et au collège des cardinaux (la curie), l’extension de l’appel à Rome (le droit pour tout membre de l’Eglise de faire appel au pape d’une décision de l’évêque local), la convocation de conciles généraux dits œcuméniques (des assemblées de clercs surtout, venus de toute la chrétienté pour légiférer et arbitrer certains conflits), la mobilisation pour la croisade en Espagne ou en Terre sainte.

Le monde laïc est fortement affecté par ces évolutions, à commencer par l’exercice de la domination seigneuriale : en s’efforçant d’obtenir l’abandon par les laïcs de leur emprise sur les églises et leurs desservants, et sur les dîmes, les droits et les biens d’origine ecclésiastique qui sont attachés à ces églises, les réformateurs mettent fin à des siècles d’inclusion seigneuriale de l’ecclesia dans la domination aristocratique. Cette recomposition vient accroître la fortune des monastères, des évêques et des chapitres cathédraux, expliquant la floraison monumentale des xie-xiiie siècles (abbatiales, cathédrales, palais épiscopaux, quartiers canoniaux, clochers et églises rurales…), mais elle affaiblit de nombreux laïcs, en particulier les petits seigneurs et les chevaliers pour lesquels les dîmes notamment constituaient des ressources majeures. Ces mutations encouragent la diffusion d’un certain anticléricalisme que reflètent, par exemple, les poèmes des troubadours ou certaines « émotions » urbaines (la pataria contre l’archevêque et le puissant clergé cathédral de Milan à la fin du xie siècle ou les révoltes d’Arles et Avignon au début du xiiie siècle).  

La réforme entraîne également de profondes mutations culturelles, encourageant la diffusion des écrits pratiques et administratifs au sein de l’Église, l’essor des écoles urbaines, le développement de la scolastique, de la théologie et du droit dans les universités. De manière générale, elle tend à uniformiser l’institution ecclésiale à l’échelle de l’Europe latine et nourrit l’affirmation de la supériorité du christianisme latin sur l’Église grecque et sur l’islam. La variété des prescriptions formulées par les conciles dits œcuméniques réunis sous l’égide de la papauté à partir de 1123 donne une idée de l’ampleur des domaines concernés par la réforme.

Document : Le deuxième concile de Latran (1139)

Canons du Deuxième concile de Latran (8 avril 1139) – Extraits

1. Nous décrétons que si quelqu’un a été ordonné par simonie, il soit totalement déchu de l’office qu’il a illégitimement usurpé.

2. Si quelqu’un, poussé par l’exécrable passion de l’avarice, a obtenu à prix d’argent une prébende, un prieuré, un doyenné, un honneur ou une promotion ecclésiastique ou une chose sacrée de l’Église, comme le saint chrême, l’huile sainte, la consécration d’autels ou d’églises, il sera privé de l’honneur qu’il a acquis (…) ; vendeur, acheteur et intermédiaire seront frappés d’infamie.

6. Nous décrétons aussi que ceux qui, dans le diaconat ou dans les ordres supérieurs auraient contracté mariage ou vivraient en concubinage seront privés de leur office et de leur bénéfice ecclésiastique.

10. Les dîmes des églises (…), nous en interdisons l’appropriation par les laïcs. Qu’ils les aient reçues des évêques, des rois ou de toute autre personne, s’ils ne les restituent pas à l’Église, qu’ils le sachent, ils commettent le crime de sacrilège et courent le danger de la damnation éternelle. Nous enjoignons aussi aux laïcs retenant des églises en leur possession de les restituer aux évêques sous peine d’excommunication.

14. Ces détestables tournois et foires où les chevaliers ont coutume de se fixer rendez-vous et de s’assembler pour faire montre de leurs forces et d’une téméraire bravoure, d’où résultent souvent mort d’homme et danger pour les âmes, nous les prohibons absolument.

17. Les unions entre consanguins, nous les prohibons absolument, car ce genre d’inceste (…) les décrets des saints Pères et la très sainte Église de Dieu le tiennent en abomination. Les lois civiles elles-mêmes notent d’infamie ceux qui sont nés de telles unions et les écartent de l’héritage. 

25. Quiconque reçoit de main laïque des prélatures, des prébendes ou d’autres bénéfices ecclésiastiques, sera privé du bénéfice injustement reçu. Selon les décrets des saints Pères, les laïcs, en effet, (…) ne disposent d’aucun pouvoir dans l’administration des biens ecclésiastiques.

Source : R. Foreville, Latran I, II, III et Latran IV. Histoire des conciles œcuméniques, t. VI, Paris, 2007 (1ère éd. 1965), p. 187-194.

Éclairages : Une législation de combat

Le rétablissement au xiie siècle, à l’initiative de la papauté romaine, de la tradition des conciles généraux dits universels ou œcuméniques, participe en lui-même de la réforme grégorienne : il témoigne de la suprématie acquise par le pape au sein de l’Église latine et de sa prétention à gouverner l’ensemble des chrétiens. Le deuxième concile du Latran, réuni au palais pontifical et dans la basilique Saint-Jean-de-Latran, à Rome, par le pape Innocent II, en avril 1139, une quinzaine d’années après le premier concile de Latran (1123) qui a mis un terme à la Querelle des Investitures, illustre parfaitement cette dynamique.

Innocent II (1130-1143) sort d’un long conflit avec l’empereur et les antipapes que ce dernier suscita. Réunir à Rome plus d’une centaine d’archevêques et d’évêques venus de toute l’Europe latine mais aussi du Levant, ainsi que de nombreux abbés et grands laïcs, est pour la papauté une démonstration d’autorité et de prestige. Le pape préside les sessions et les cérémonies liturgiques, et promulgue les décrets finaux du concile, qui furent assez largement diffusés, ce qui lui permet de mettre en scène son pouvoir législatif et normatif

Le nombre et la nature des canons (articles de loi) en font un condensé du programme réformateur. Vingt-huit des trente canons concernent la discipline (c’est-à-dire le statut et l’organisation du clergé) et seulement deux la doctrine (c’est-à-dire les fondements de la foi): c’est dire combien la définition de l’Église et ses rapports avec la société et les pouvoirs constituent le cœur de la réforme. Les canons retenus ici peuvent se classer en trois catégories. La première porte sur l’accès aux charges ecclésiastiques et condamne à nouveau la « simonie » (c. 1 et 2) et l’investiture laïque (c. 25) : l’institution ecclésiale entend rester maîtresse de son organisation et des modalités de l’accès aux fonctions ecclésiastiques et aux biens et droits qui leur sont liés. Elle rejette la théocratie impériale qui fait de l’empereur le chef de l’Église et tient à distance les velléités des rois et des princes de contrôler l’institution ecclésiastique.

Une deuxième catégorie de canons concerne le statut des clercs, seuls en capacité de pouvoir manipuler les « choses sacrées » (c. 2), en raison notamment de leur état célibataire et de leur abstinence de toute sexualité. Le canon 6 condamne aussi bien le mariage des prêtres que le concubinage. La réforme fait ainsi du prêtre une figure ascétique en lui appliquant en la matière la règle de vie des moines. Elle fait même de cette singularité l’un des signes de la supériorité de l’Église latine sur l’Église grecque, dont les prêtres peuvent être mariés. 

Une troisième catégorie de canons porte sur les laïcs et en particulier sur les nobles et les chevaliers qui se voient rappeler l’interdiction de posséder des églises et des dîmes (c. 10) : la seigneurie des laïcs ne saurait intégrer des « choses d’Église » (res ecclesiae). Mais l’emprise de l’Église s’applique également au mariage, le caractère incestueux de celui-ci s’étendant jusqu’au 7e degré de parenté (c. 17). Le contrôle ecclésiastique vise bien d’autres secteurs de la vie sociale, comme, par exemple, la pratique des tournois (c. 14), que l’Église réprouve, la seule violence légitime à ses yeux résidant dans la croisade contre les infidèles musulmans. 

La réforme grégorienne apparaît ainsi comme le moment d’une profonde recomposition de l’ordre social, politique et culturel de la chrétienté latine.

Citer cet article

Florian Mazel , « La réforme grégorienne  », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 31/10/24 , consulté le 02/12/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22458

Bibliographie

Alberigo, Giuseppe, Les conciles oecuméniques : Nicée I à Latran V, Paris, 1994.

Blumenthal, Uta-Renate, Papal reform and canon law in the 11th and 12th centuries, Aldershot, 1998.

Mazel, Florian, « La réforme grégorienne : un tournant fondateur » et « La réforme grégorienne : un nouvel ordre social et seigneurial », dans Florian Mazel (dir.), Nouvelle histoire du Moyen Âge, Paris, 2022, p. 291-320.  

Mazel, Florian, « La rupture ‘grégorienne’, une révolution culturelle », dans Florian Mazel, Féodalités. 888-1180, Paris, 2010, p. 235-298. 

Toubert, Pierre, « Réforme grégorienne », dans Philippe Levillain (dir.), Dictionnaire historique de la papauté, Paris, 1994, p. 1432-1440.

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