Mise au point : le commerce colonial des ports français, croissance et économies régionales au xviiie siècle
C’est un milieu maritime français déjà aguerri, par l’essor des grands circuits de commerce médiévaux, qui, à la fin du xviie siècle, entre dans le commerce colonial et négrier, du fait des avantages concédés par l’État et afin de pallier les difficultés rencontrées dans les secteurs plus traditionnels (blés, vins, sels…). Le siècle suivant est celui de l’apogée de la traite et du commerce colonial en France. Entre 1716 et 1789, l’augmentation du commerce colonial, en millions de livres tournois, serait comprise entre 836 et 1 310 % (commerce asiatique inclus). Un premier palier de croissance est franchi vers 1740. Brisée par la guerre de Sept Ans (1756-1763), la croissance reprend lentement jusqu’aux années 1770, avant le boom de l’après-guerre d’Amérique (1775-1783). Ainsi, globalement spectaculaire, elle repose essentiellement sur deux temps : avant 1748 (le recul débute un peu avant la guerre), et à partir des années 1780. Comparée avec d’autres secteurs de l’économie, comme l’industrie, seule la croissance de ce premier temps colonial (première moitié du xviiie siècle) s’individualise nettement par sa vigueur. Notons aussi que les niveaux de croissance alors atteints sont souvent inférieurs à ceux relevés pour le commerce du xixe siècle, souvent présenté comme celui du déclin pour le commerce extérieur français.
Au xviiie siècle, la part de l’Amérique augmente dans le commerce extérieur, mais le commerce avec l’Europe demeure fort (63% en 1775), alors même que les chiffres du commerce terrestre nous sont encore mal connus et la part de la contrebande importante. L’envolée du commerce « américain », à la fin du siècle, s’explique en outre par celle des prix des matières coloniales (sucre, café, coton…) et par l’augmentation des marchandises coloniales réexportées sans transformation en métropole (33% de la valeur totale du commerce extérieur en 1787).
La croissance est là, indéniablement, à l’échelle d’un modèle de développement réticulaire et périphérique, saisissable surtout à l’échelle régionale. Réticulaire parce qu’il déborde le seul cadre de l’économie maritime pour stimuler de vastes arrière-pays qui s’affirment autour de Nantes, Bordeaux ou encore Marseille. À cette échelle régionale, la dynamique sociale est impulsée : les profits permettent l’ascension de dynasties négociantes, ainsi que (cela est encore plus révélateur) le gonflement des couches « moyennes » du négoce, à l’instar des Mosneron Dupin à Nantes. Les travaux, surtout anglo-saxons sur l’économie de traite, insistent très peu sur cette dynamique sociale.
En France, le commerce de traite s’insère donc dans le cadre d’économies plutôt « régionales » (les hinterlands portuaires). Mal connecté au reste du territoire national, le commerce colonial des ports français s’écroule (plus ou moins durablement) après 1792 du fait de sa grande dépendance extérieure. Surtout, plus l’on avance dans le XVIIIe siècle, plus le commerce colonial américain s’envole et plus le décalage s’accroît entre la France atlantique des ports et celle de l’intérieur en voie d’industrialisation, et cela, aux dépens de la France atlantique, signe que le moteur du développement n’est pas là. À un effet d’impulsion limité, s’ajoutent des effets pervers (réexportation sans transformation, investissement spéculatifs et liés à l’ascension sociale plus que productifs…). Il faut donc savoir distinguer croissance régionale et nationale, croissance et développement (lesquels ne sont pas forcément synonymes), dynamique sociale et dynamique économique.
Document : les étapes de la traite atlantique : nombre d’esclaves embarqués à destination de l’Europe, des îles de l’Atlantique et de l’Amérique entre 1501 et 1875
Source : slaveoyages.org, rubrique « estimates », consultation 24 juin 2022.
Éclairages : quantifier les étapes de la traite atlantique (slave data base)
Le tableau a la qualité d’une source sans être une archive. Consultable librement sur le site hébergé par l’université Emory (USA), il est le fruit d’un travail considérable, mené depuis la fin des années 1960, par des équipes de recherche internationales. Ses données résultent de dépouillements systématiques entrepris dans tous les dépôts d’archives et à partir de toutes les autres sources disponibles, dans tous les pays d’Europe et des Amériques impliqués dans la traite atlantique. Dans ces régions du monde, où s’ajoute, à la tradition de l’écrit, le goût de l’État pour le contrôle et celui du négoce pour la comptabilité, les sources susceptibles d’éclairer la traite atlantique sont en effet extrêmement nombreuses. Recoupées, elles documentent précisément ce trafic. Tout cela explique que, d’un point de vue statistique, la traite atlantique soit aujourd’hui la migration forcée sans doute la mieux renseignée de l’histoire de l’humanité. On mesure, ce faisant, la faiblesse des théories selon lesquelles la connaissance de la traite serait impossible, tabou oblige.
Un travail simple avec les élèves peut, dans un premier temps, permettre de définir les grandes phases de la traite atlantique. La première, celle du démarrage, est précoce. Mais si le nombre d’esclaves déportés augmente régulièrement, il reste faible atteignant au maximum 14 000 par an à son apogée (vers 1625) avant un tassement lors de la décennie suivante. Ibériques et Néerlandais jouent alors un rôle majeur. La deuxième période est celle du décollage (dernier quart du xviie siècle) et de l’apogée (fin xviiie) de la traite atlantique. C’est le moment où l’économie de plantation américaine, d’abord implantée au Brésil, gagne les Caraïbes où elle devient dominante, alors que s’affirment l’Angleterre et la France. Le dernier temps (xixe siècle) est celui du déclin progressif d’une traite demeurant cependant longtemps à un niveau élevé (malgré ce que l’on pense souvent), du fait du rôle grandissant joué par Cuba et par le Brésil qui devient la plus grande puissance négrière au xixe siècle, alors que le pays, indépendant en 1822, n’est plus une colonie.
Côté français, les ports de la Manche, proches de Paris, arment vers l’Afrique et les Amériques au xvie siècle, mais les sources principales ayant brûlé, on est assez peu renseigné sur cette période. Les débuts véritables de la traite française correspondent à la fin du xviie siècle. L’essor est timide jusqu’en 1711, fondé sur la Bretagne (Lorient, Saint-Malo) et Nantes (75% du trafic). Handicapée par la guerre de Sept Ans, la traite se développe de 1763 à 1778, avant d’exploser (plus de 1 000 expéditions entre 1783 et 1792). L’activité négrière se diffuse plus largement durant la seconde moitié du siècle. La Rochelle et Bordeaux concurrencent alors Nantes, qui demeure cependant la capitale française de la traite (y compris entre 1815 et 1830, au moment de la traite illégale). Plus de 1 381 000 esclaves sont déportés par la traite française, soit environ 11% du total de la traite atlantique. À partir de la slave data base, de nombreuses autres études sont possibles (nombre d’esclaves débarqués par régions, mortalité durant la traversée, tonnage des navires …).