Contexte : l’art de la conversation dans les salons parisiens du xviiie siècle
Dans le Paris du xviiie siècle, les salons mondains sont réservés aux élites aristocratiques, savantes et artistiques qui, pour s’y faire une place, doivent en maîtriser parfaitement les codes culturels (tenue, bonnes manières) et, surtout, connaître les règles de la conversation. Cette dernière joue en effet un rôle primordial : converser est une qualité nécessaire pour celles et ceux qui ont l’ambition d’être invités ou recommandés dans un salon parisien. Une fois admis, il faut savoir divertir ses hôtes et se montrer d’une compagnie amusante.
Une autre caractéristique de ces salons est leur caractère mixte : les femmes y sont admises autant que les hommes, même s’il reste difficile d’estimer leur proportion qui varie d’un salon à l’autre. Les rencontres sont organisées aussi bien par les hommes que par les femmes, mais l’hospitalité, la politesse et l’art de la conversation reviennent le plus souvent aux femmes, comme les y invite Pierre Ortigue de Vaumorières dans L’art de plaire dans la conversation (1688), plusieurs fois réédité au xviiie siècle. Pour s’entraîner à la conversation, les femmes des salons parisiens (comme Madame du Deffand) lisent beaucoup de romans, d’essais, de traités, de poèmes, de journaux, de nouvelles à la main et des correspondances. Certaines possèdent des collections d’extraits des correspondances de Madame de Sévigné (1626 – 1696) et de Madame de Maintenon (1635 – 1719), qu’elles citent dans leurs lettres et très probablement pendant les conversations au salon. Mais elles s’appuient aussi sur la conversation de leurs habitués, surtout des hommes de lettres et des philosophes. Leur présence les aide à animer les conversations et à rehausser l’influence et le prestige de leurs salons. Cependant, les conversations des salons parisiens ne ressemblent pas toujours à la vision idéalisée des manuels de savoir-vivre, comme le montre cet extrait du Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier.
Archive : Louis-Sébastien Mercier, De la Conversation, 1783
CHAPITRE VIII De la Conversation
Avec quelle légèreté on ballotte à Paris les opinions humaines ! Dans un souper, que d’arrêts rendus ! On a prononcé hardiment sur les premières vérités de la métaphysique, de la morale, de la littérature et de la politique : l’on a dit du même homme, à la même table, à droite, qu’il est un aigle ; à gauche qu’il est un oison. L’on a débité du même principe, d’un côté, qu’il était incontestable, de l’autre qu’il était absurde. Les extrêmes se rencontrent, & les mots n’ont plus la même signification dans deux bouches différentes.
Mais surtout avec quelle facilité on passe d’un objet à un autre, & que de matières on parcourt en peu d’heures ! Il faut avouer que la conversation à Paris est perfectionnée à un point dont on ne trouve aucun exemple dans le reste du monde. Chaque trait ressemble à un coup de rame tout à la fois léger & profond. On ne reste pas longtemps sur le même objet ; mais il y a une couleur générale qui fait que toutes les idées rentrent dans la matière dont il est question. Le pour & le contre se discutent avec une rapidité singulière. C’est un plaisir délicat qui n’appartient qu’à une société extrêmement policée, qui a institué des règles fines toujours observées. L’homme qui n’a point ce tact, avec de l’esprit d’ailleurs, est aussi muet que s’il était sourd.
On ne sait par quelle transition rapide on passe de l’examen d’une comédie, à la discussion des affaires des Insurgents ; comment on parle à la fois d’une mode & de Boston, de Desrues & de Franklin. L’enchaînure est imperceptible ; mais elle existe aux yeux de l’observateur attentif. Les rapports, pour être éloignés, n’en sont pas moins réels ; & si l’on est né pour penser, il est impossible alors de ne pas apercevoir que tout est lié, que tout se touche, & qu’il faut avoir une multitude d’idées pour enfanter une bonne idée. Les reflets, au moral comme au physique, se prêtent des lumières mutuelles.
Rien de plus délicieux que de se promener, pour ainsi dire, au milieu des pensées diverses de ses voisins ; de voir si souvent l’habit qui parle encore plus que l’homme. Tel ne vous répond que mieux. Le geste, au-lieu du discours, est quelquefois remarquable ; mille faits particuliers suppléent au défaut de la mémoire & de la lecture ; & la connaissance des hommes & des choses s’apprend mieux dans un cercle que dans les meilleurs Livres.
Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, t. 1, Nouvelle édition corrigée & augmentée, Amsterdam 1783, p. 16-18.
Écrivain parisien, homme des Lumières, Louis-Sébastien Mercier (1740-1814) décrit, dans le Tableau de Paris, la ville et ses habitants en s’aventurant dans tous les milieux, des salons qu’il fréquente en tant que philosophe et dramaturge, aux bas-fonds parisiens. La première édition des Tableaux de Paris est publiée en 1781 et remporte un succès immédiat. Louis-Sébastien Mercier craint d’être poursuivi en justice pour ses critiques de la monarchie et se réfugie en Suisse où la Société typographique de Neuchâtel lui demande de publier une nouvelle édition augmentée. Les premiers volumes sont publiés, sans nom d’auteur, en 1783 et les derniers en 1788. Le chapitre De la Conversation, dont est tiré l’extrait, est identique dans les deux versions.
Mercier renvoie aux lecteurs une image éloignée de l’idéal de la conversation parisienne faite d’ordre, de politesse, de civilité et de haute culture. L’auteur souligne que les interlocuteurs sautent d’une matière à une autre sans véritablement chercher à approfondir les sujets : « […] avec quelle facilité on passe d’un objet à un autre, & que de matières on parcourt en peu d’heures ! […] On ne reste pas longtemps sur le même objet ». Il est vrai que la pratique de la conversation dans les salons ne correspond pas à celui des sociétés savantes et des académies dans lesquelles les discussions sont plus formelles et la parole est mise au service du savoir.
Car la conversation doit être légère, jamais lourde et prétentieuse, érudite et obscure. Les correspondances et les mémoires des femmes et des hommes de salon témoignent du caractère convivial des conversations. Les invités racontent des anecdotes captivantes pour satisfaire la curiosité de la société rassemblée. La plaisanterie et la raillerie y sont courantes, tout comme la séduction et le badinage galant. Quant aux louanges, elles sont faites avec le respect dû aux rangs et à la position sociale des interlocuteurs. Les hiérarchies sont scrupuleusement respectées.
Le salon joue un rôle majeur dans la circulation des informations qu’elles soient politiques, artistiques, littéraires ou qu’elles concernent la vie privée des personnalités publiques parisiennes. À Paris, les hommes de lettres et les artistes, qui fréquentent ces salons, transmettent les dernières nouvelles aux journalistes qu’ils rencontrent dans les cafés. Cette circulation rapide de l’information, des salons à la presse, en passant par les cafés, participe à la naissance de la « célébrité » (Antoine Lilti), cette qualité reconnue aux femmes et aux hommes dont tout le monde parle sans nécessairement les connaître. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les réputations se fassent et se défassent dans ces salons, comme le constate Louis-Sébastien Mercier : « Avec quelle légèreté on ballotte à Paris les opinions humaines ! […] l’on a dit du même homme, à la même table, à droite, qu’il est un aigle ; à gauche qu’il est un oison. L’on a débité du même principe, d’un côté, qu’il était incontestable, de l’autre qu’il était absurde. Les extrêmes se rencontrent, et les mots n’ont plus la même signification dans deux bouches différentes ».
Les discussions dépendent de la composition sociale du salon, des nouvelles et des rumeurs qui circulent à Paris ainsi que du contexte politique. « On ne sait par quelle transition rapide on passe de l’examen d’une comédie, à la discussion des affaires des Insurgents ; comment on parle à la fois d’une mode et de Boston, de Desrues et de Franklin », écrit Louis-Sébastien Mercier à la fin des années 1770. Ces sujets de conversations rappellent la solidarité des élites françaises avec les « Insurgents », ces patriotes américains en lutte contre l’empire britannique avec le soutien armé de la France durant la guerre d’indépendance des États-Unis (1775-1783). La visite du très francophile Benjamin Franklin (1706-1790), ambassadeur des « Insurgents » en France et père fondateur des États-Unis, ne laisse pas non plus indifférents les salons parisiens, qui apprécient les mots d’esprit et la personnalité de Franklin, à la fois imprimeur, inventeur et homme politique. Peu à peu les salons parisiens prennent une dimension « globale » à l’échelle du monde.
Mais les salons parisiens ne sont pas le lieu d’une liberté d’expression politique sans limite. Dans une monarchie qui se veut absolue, où les critiques du roi peuvent conduire à la Bastille, les railleries et les mots d’esprits doivent être prononcés avec tact et un souci constant de ses interlocuteurs. Pour cette raison, la conversation doit répondre à certaines règles non écrites comme le rappelle Louis-Sébastien Mercier : « C’est un plaisir délicat qui n’appartient qu’à une société extrêmement policée, qui a institué des règles fines toujours observées. L’homme qui n’a point ce tact, avec de l’esprit d’ailleurs, est aussi muet que s’il était sourd […] ». Dans sa correspondance, Madame du Deffand explique ce « tact » à son ami anglais Horace Walpole : certaines questions politiques ne sont pas débattues durant les grands soupers, mais seulement dans les petits cercles et si les Français n’ont pas la liberté des Anglais quand il s’agit de critiquer leur gouvernement, ils peuvent les tourner en ridicule par des mots d’esprit, à défaut d’insulter les ministres dans la presse.