Contexte : représenter la traite des esclaves africains au XVIIIe siècle
Diffuser les images de navires de traite a représenté un enjeu majeur pour les hommes et les femmes gagnés à la cause abolitionniste à la fin du XVIIIe siècle. Il s’agissait pour eux de susciter l’indignation des populations européennes, en montrant en particulier les conditions épouvantables de déportation des esclaves, alignés et serrés les uns contre les autres. L’exemple le plus célèbre est celui du Brooks, navire de Liverpool dont Thomas Clarkson (1760-1846), l’un des fondateurs de la Society for Effecting the Abolition of the Slave Trade de Londres, a découvert et diffusé le dessin technique en 1788 (ill.3, plan et profil du Brooks). Pas moins de 454 captifs sont représentés, chiffre conforme aux directives d’une loi britannique, la Slave Trade Act qui règlemente pour la première fois les conditions de vie à bord des navires de traite et limite le nombre maximum de personnes à embarquer, en fonction du tonnage du navire. Mais à l’époque, le Brooks est connu pour avoir convoyé jusqu’à 609 captifs lors d’une traversée.
Pour autant, certaines représentations de navires de traite réalisées à la même époque n’avaient pas forcément pour objectif la dénonciation de ce commerce d'êtres humains ni son abolition. C’est notamment le cas dans les milieux maritimes et portuaires dont les revenus provenaient en bonne partie de la traite et, plus largement, du commerce colonial fondé sur les échanges avec les territoires ultramarins où étaient installés des plantations esclavagistes. On peut ainsi s’interroger sur la finalité des dessins représentant la Marie-Séraphique, un navire de traite nantais qui a réalisé quatre expéditions à la côte d’Afrique entre 1769 et 1773, sous le commandement de Jean-Baptiste Fautrel Gaugy, déportant 1 344 captifs vers les Antilles. Quelles peuvent être les motifs d’une telle commande et qui sont les destinataires de ces images, aujourd’hui conservées au musée d’histoire de Nantes - Château des ducs de Bretagne ? S’agit-il de célébrer le bilan positif de ces quatre voyages ? Ou bien de rendre hommage à l’épouse de l’armateur du navire, Jacques Barthélémy Gruel (v. 1731-1787), justement prénommée Marie-Anne Séraphique ? Servir de cadeau de la part des marins à destination de l’armateur, pour saluer la clôture des opérations ? Il est impossible de trancher, d’autant que les dates précises de réalisation des dessins ne sont pas connues. Une autre hypothèse, séduisante pour l’historien, serait de mettre en avant la finalité commerciale de cette démarche : attirer des investisseurs pour participer au financement des armements. En tout état de cause, il est peu probable que la vue de l’entrepont de la Marie Séraphique, avec ses captifs entassés, aient posé des problèmes de conscience aux auteurs et aux destinataires de ces dessins.
Archive : deux représentations de la Marie-Séraphique, navire de traite nantais (s.d années 1770)
Le premier dessin, de la main de Jean-René Lhermitte (Il.1, Plan et profil de la Marie-Séraphique), représente différents plans de coupe de la Marie-Séraphique, une vue de profil du navire représenté au large d’une côte et diverses informations concernant les voyages, les chargements et le prix des ventes effectuées lors des expéditions entre 1769 et 1773. Le deuxième dessin (Ill.2, Vue du Cap-Français) dont l’auteur est anonyme, représente le même navire, cette fois en 1772-1773, au moment d’une vente d’esclaves au large du Cap-Français (Saint-Domingue). Il nous reste aujourd’hui de très rares représentations des navires de traite et les dessins de la Marie-Séraphique constituent pour cette raison une archive de premier ordre pour comprendre l’organisation de ces navires au XVIIIe siècle.
Il faut également insister sur la durée de la traversée de l’océan Atlantique. Le middle passage dure généralement autour de deux mois, chiffre que l’on retrouve tout au long du XVIIIe siècle. Si sa durée dépend naturellement des conditions météorologiques, elle est également fonction de la base africaines de départ. Depuis le Sénégal, un temps de trois à quatre semaines n’est pas exceptionnel. Depuis la côte d’Angola, comme dans le cas de la Marie-Séraphique qui fait sa traite à Loango, il faut compter de 40 à 60 jours. Cette traversée, à la durée aléatoire, oblige à prévoir suffisamment d’eau pour assurer la survie de l’équipage et des captifs. Pour la Marie-Séraphique, 335 barriques d’eau sont mentionnées sur la « Coupe du navire », soit environ 62 500 litres, pour la désaltération, la cuisine et la toilette. On comprend dès lors l’importance des escales dites de « rafraichissements » permettant aux marchands négriers de montrer leurs captifs sous un jour plus présentable pour les vendre aux colons. Ce type de vente nous est présenté sur la « Vue du Cap-Français » (Ill.2), principal port de la colonie de Saint-Domingue, adossé à une riche plaine sucrière. Les transactions se déroulent à bord du navire où les captifs sont vendus par lots. Le paiement des captifs s’effectue, soit en marchandises coloniales, soit en argent, et s’étale souvent sur plusieurs années.
