Contexte : Chronique d’une expédition négrière à Bissao (septembre 1763 – décembre 1765)
Joseph Mosneron est le fils d’un important armateur nantais, lorsqu’il s’embarque, comme pilotin, c’est-à-dire élève timonier, sur le navire Le Prudent. Élevé à la dure, il ne bénéficie d’aucun traitement de faveur. Après quelques incidents, au large de Madère, il arrive aux îles du Cap-Vert, puis à Bissao (Guinée Bissau). L’influence portugaise s’y est étiolée. Le capitaine James qui commande Le Prudent espère sans doute s’y faire une place, et profiter du fait que les Nantais s’intéressent alors plutôt aux régions situées entre l’est du delta du Niger et l’Angola. Le moment, aussi, n’est pas anodin, celui de l’immédiat après-guerre de Sept Ans (1756-1763). Le traité de Paris est signé le 10 février 1763. Le navire appareille le 13 septembre. De manière assez classique le commerce reprend en effet très vite à la fin d’un conflit : on espère, en prenant les autres de vitesse, répondre à la demande de marchés en grande partie sevrés et faire ainsi de beaux profits. Ces deux éléments (la région et la période) illustrent d’emblée le caractère spéculatif de l’opération, qui est, plus généralement, celui de la traite. La durée de l’expédition (le bâtiment est de retour à Nantes le 26 décembre 1765) fait prendre conscience des difficultés inhérentes à toute expédition négrière. Une autre source peut aussi être utilisée afin de compléter l’étude : la rubrique correspondant à l’expédition dans le Répertoire des expéditions négrières françaises au xviiie siècle, vol. 1, Nantes.
Archive : Mémoires d’un négrier. Joseph Mosneron Dupin (1748-1833)
« Ce monsieur James était un songe-creux, un bâtisseur de projets qui chargeait son imagination de prospectus, et, avec des lumières peu sûres, il avait le talent de persuader par les exposés brillants, qu’il arrangeait avec ordre et précision sur le papier. Une belle écriture donnait un fini plus précieux à ses résultats qui présentaient au moins 60% de bénéfice pour le voyage. L’armateur qui, dans son cabinet, voyait un tableau si bien arrangé, si bien fini […] se laissait entraîner à l’illusion qui lui était offerte » […].
À notre arrivée à Bissao nous vîmes plusieurs bâtiments portugais et anglais qui étaient en traite […]. La position des affaires n’était pas encourageante, mais l’assortiment de nos marchandises étant composé pour cette station, il fallut bien rester […]. Après les palabres d’usage pour le paiement des coutumes, ce qui entraîna quelques jours, on s’occupa de sortir les marchandises des caisses et futailles […]. Environ cinq mois après notre arrivée à Bissao, nous tombâmes dans la saison de l’hivernage qui est aussi nécessaire pour féconder la terre et donner la vie à la nature que mortelle aux hommes transportés dans ces climats […]. L’équipage […] fut tout à coup atteint de fièvres malignes et putrides qui, en moins de huit jours, sur 43 hommes […], en fit tomber plus de la moitié dangereusement malade et en conduisit une grande partie au tombeau […].
Enfin fut passée la saison des ouragans, des tonnerres tous les jours foudroyants […]. Cependant, il fallait redoubler de vigilance. La traite s’avançait, et, indépendamment des travaux du jour, il fallait être sur le qui-vive toute la nuit. L’exemple frappant et funeste des révoltes qui se passaient journellement sous nos yeux nous tenait dans les plus grandes craintes […]. Dans les faits, sur environ vingt bâtiments qui ont paru sur la rade de Bissao pendant le séjour que nous y avons fait, il n’y en a pas un seul qui ait été exempt d’avoir des révoltes à son bord. On avait beau redoubler les précautions par les fers, les chaînes, les entraves, les fortes cloisons et les rambardes, tous ces obstacles étaient vaincus par l’esprit de liberté et le caractère féroce des esclaves que nous traitions et qui se trouvaient enfermés dans l’entrepont des navires […].
Il devenait instant que nous sortissions promptement de ce misérable pays de Bissao. Les provisions de France étaient en grande partie consommées, les hommes épuisés de fatigue, le bâtiment, quoiqu’en rade, commençait à faire beaucoup d’eau. Le capitaine, dans cette position critique, se décida à surpayer les Noirs et traita en totalité environ 140 esclaves. Si, dès le principe, il avait pris le parti de forcer la traite, il eut passé un an de moins en Afrique, aurait obtenu un plus grand nombre de Nègres, et mieux choisis. Mais cet homme systématique et froid croyait faire des merveilles en arrangeant des lignes et en posant des chiffres dans sa chambre, où il passait la plus grande partie de la journée.
[… Mon] père fut séduit et trompé par le capitaine James qui a fini par lui faire perdre environ 30 000 livres qu’il lui avait prêtées ».
Source : Olivier Grenouilleau (prés. par), Mémoires d’un négrier. Joseph Mosneron Dupin (1748-1833), Paris, Le Cerf, 2021, pp. 81-142. Le manuscrit lui-même est issu d’archives privées.
Le Journal de mes voyages est un manuscrit rédigé par Joseph Mosneron Dupin, armateur négrier, achevé en 1804, et destiné à ses enfants. Il y raconte dans le détail ses vingt premières années. Pratiques éducatives, valeurs familiales, croyances religieuses (comment peut-on être croyant et négrier ?), ouverture aux Lumières (comment est-ce compatible avec la traite ?), société des marins, monde de l’armement, y sont tour à tour présentés, de l’intérieur sans fard ni remord, le document étant destiné à la famille. Deux expéditions à la côte d’Afrique y sont présentées, ainsi qu’une expédition, en « droiture » (directement entre l’Amérique et l’Afrique) vers Saint-Domingue. La mise à disposition au public de ce document unique témoigne de la possibilité de s’appuyer sur des sources privées pour l’étude de la traite atlantique.
L’expédition de traite ici relatée dans ses grandes lignes s’avère un échec financier. Navire de 120 tonneaux, Le Prudent traite entre 220 et 248 esclaves. Mais 56 captifs (soit entre 22 et 25%) périssent lors de la traversée. Sur les 34 hommes d’équipage initiaux (d’autres sont embarqués en cours de route), 11 meurent (soit 32%). La mortalité parmi les esclaves est supérieure à la moyenne calculée sur l’ensemble de la traite atlantique (env. 12%), ainsi qu’à celle des expéditions nantaises de la seconde moitié du xviiie siècle (autour de 9%, voire moins). Le capitaine n’a pas su gérer les contraintes de l’expédition. Le père de Joseph Mosneron, qui n’est pas l’armateur principal, perd 30 000 livres. La somme est peut-être exagérée, car le père de Joseph aime souligner ses difficultés pour que son fils travaille sans rechigner. Mais le récit a l’avantage de montrer que toute opération de traite est risquée. Ce sont les Anglais qui, grâce à un système bancaire mieux développé permettant un retour plus rapide des avances consenties aux colons, connaissent, à la traite, le taux de profit moyen annuel le plus élevé. Il est de 10%. Ailleurs en Europe il oscille souvent entre 4 et 6%. Ce n’est pas pour ces taux moyens finalement faibles, par rapport à d’autres activités, que des négociants arment à la traite. C’est dans l’espoir de bénéficier, lorsque l’opération est un franc succès commercial, de très importants bénéfices.
Pour que l’affaire soit globalement rentable, que les bénéfices dépassent les risques, l’habitude est de diviser la « mise-hors » (préparation) nécessaire à l’armement d’un navire en un certain nombre de parts, elles-mêmes parfois subdivisées. La famille élargie, le monde local et régional de l’armement, la finance parisienne, parfois, surtout lors de la seconde moitié du xviiie siècle, figurent en général parmi les principaux investisseurs. Le capitaine est souvent invité à prendre également sa part, afin de l’impliquer dans la réussite de l’expédition. La traite, en effet, est une sorte de loterie. On peut parfois en retirer d’importants bénéfices, mais aussi perdre de l’argent. Aussi nombre d’armateurs investissent-ils à la fois dans des trafics aléatoires (traite, course) et d’autres, moins rémunérateurs mais plus sûrs (pêche hauturière, droiture vers Saint-Domingue). Rares sont ceux ayant armé seulement à la traite. À l’échelle du négoce, c’est en étant associée à d’autres trafics que la traite a pu être facteur de dynamique sociale. Celle-ci se mesure aussi à l’aulne de la situation de départ : cela n'est pas la même chose si l’on est fils d’armateur, d’un artisan ou d’un modeste capitaine de barque.
L’analyse du texte permet aussi de voir combien la réussite d’une opération de traite dépend des conditions où elle s’exerce en Afrique. Chefs et courtiers africains sont les maîtres de l’échange. Les transactions sont ritualisées. On paie la coutume, puis on définit le type d’assortiment de marchandises nécessaires à l’achat d’un captif. Ces dernières sont extrêmement nombreuses et souvent onéreuses, notamment les textiles (à la fin du xviiie siècle, la mise-hors d’un navire de traite équivaut au prix d’un petit hôtel privé parisien). Elles doivent correspondre aux goûts locaux, qui changent d’un site de traite à l’autre. La concurrence, la plus ou moins grande rapidité des transactions, jouent aussi un rôle important. La mort des marins importe peu. En revanche, celle des esclaves coûte à l’armateur. Or plus un navire reste longtemps sur la côte d’Afrique, plus les esclaves achetés en début de traite s’affaiblissent en séjournant dans l’entrepont (et non la cale). L’état de fatigue initial joue ensuite, avec d’autres variables, un rôle dans le taux de mortalité durant la traversée de l’Atlantique.
Cette archive nous montre enfin l’importance des révoltes d’esclaves à bord des navires. Les sources publiques disponibles susceptibles de nous renseigner sur ce sujet sont les journaux de bord. Or n’y sont mentionnées (avec parcimonie, car cela peut être interprété comme la conséquence d’une mauvaise gestion par le capitaine) que les révoltes en mer. Les esclaves n’étant pas des marins, ces tentatives sont vouées à l’échec, même en cas de succès initial. Dans le Journal de mes voyages, Joseph Mosneron nous indique qu’il faut aussi prendre en compte celles ayant lieu sur le littoral africain avant même le départ vers l’Amérique. Nombreuses, elles témoignent de l’agentivité (l’agency des études anglo-saxonnes) dont font preuve les esclaves, acteurs à part entière de cette histoire.