Contexte : Résilience vénitienne et développement de la flotte ottomane
Jusqu’au xvie siècle, la domination de la flotte vénitienne se maintient en Méditerranée orientale. Après avoir emporté une bataille décisive contre Gênes en 1381, les Vénitiens disposent d’une marine suffisamment puissante pour défendre leurs intérêts. Face à la montée de la menace ottomane, le patriciat vénitien finance la construction de nouvelles galères qui servent, en temps de paix, à protéger les convois commerciaux annuels, les mude, qui transportent des marchandises précieuses : les épices, mais aussi l’or, le corail ou encore le sucre.
À l’aide de primes ou d’avantages fiscaux, la Sérénissime incite les particuliers à investir dans la construction de navires privés, dont la finalité première est le transport de marchandises, mais qui peuvent également servir en temps de guerre. Cette politique doit s’inscrire sur le temps long car la durée de vie d’un navire excède rarement 10 ou 12 ans. Jusqu’à la seconde moitié du xvie siècle, cette politique fiscale porte ses fruits, avant que la flotte vénitienne cède le pas devant celle des États occidentaux. Les besoins de la navigation océanique engagent ces derniers dans une course aux effectifs et au tonnage qui assure leur domination durable sur les mers.
De leur côté, les sultans ottomans investissent dans leur flotte qui dépasse celle de Venise dans la seconde moitié du xvie siècle. L’aménagement d’un arsenal important à Istanbul permet de renforcer la marine de guerre impériale dont la mission consiste à protéger la capitale ottomane, les lignes d’approvisionnement et les conquêtes de l’empire. S’y ajoutent les corsaires ralliés aux Ottomans qui s’engagent théoriquement à ne pas attaquer les navires amis – comme ceux de Venise – en période de paix. De conflit en conflit, l’extension ottomane progresse en Méditerranée. En 1470, Venise perd sa colonie d’Eubée (Négrepont), en 1517 les Ottomans conquièrent la Syrie et l’Égypte mameloukes, puis en 1522 ils chassent de Rhodes l’ordre des Hospitaliers, accusés de piraterie. Venise reste la dernière puissance latine en Orient, maîtresse de Chypre, finalement annexée par l’Empire ottoman en 1571, et de la Crète (Candie) jusqu’au xviie siècle. Les conquêtes maritimes ottomanes accompagnent la croissance d’une flotte commerciale protégée par les sultans qui prennent la défense des marchands spoliés à terre ou attaqués en mer. Des équipages ottomans composés de juifs, grecs ou musulmans, font leur apparition en Italie puis dans les ports d’Occident. Cet essor entraîne une meilleure connaissance de la Méditerranée de la part des capitaines ottomans qui accumulent un savoir-faire technique, ainsi que des compétences cartographiques.
En 1929, un fragment d’une carte atlantique figurant le trait de côte du Nouveau Monde refait surface dans les archives du palais de Topkapi (Istanbul) : la carte du monde de Piri Reis (1513). Cette découverte tombe au bon moment car la jeune Turquie, dirigée par Mustapha Kemal Atatürk, peut faire sienne le grand récit de l’Occident et de ses « grandes découvertes ». Pourtant, l’histoire de cette carte ne correspond pas à l’idée d’une Turquie tournée depuis le xvie siècle vers les mondes atlantiques. Créée en 1513 à partir d’une compilation de cartes antiques, arabes et latines – celle du Nouveau Monde étant peut-être confisquée à un prisonnier latin – la carte de Piri Reis devait à l’origine représenter l’ensemble du monde. Mais son destinataire, le sultan Selîm II, en aurait déchiré la partie atlantique, seul fragment préservé à ce jour (Ill. 1, Carte du monde de Piri Reis, 1513) pour se concentrer sur la partie européenne et asiatique qui l’intéressait davantage. Le destin de cette carte illustre bien à quel point l’ancrage ottoman reste oriental et méditerranéen. C’est d’ailleurs sur ces régions que se concentre l’œuvre la plus célèbre de Piri Reis, le Livre de la Mer (Kitab-i Bahriye).
Archive : Venise dans le Livre de la mer de Piri Reis (1525-1526)
Le Livre de la mer est le résultat d’une vie de navigations et d’un intense travail de compilation. Piri Reis sert dès son plus jeune âge sur la flotte ottomane. Il participe notamment à la guerre vénéto-ottomane de 1499-1502, puis rédige, après la carte du monde réalisée en 1513, le Livre de la mer achevé en 1521 pour l’avènement du sultan Soliman. Remarqué à cette occasion par le grand vizir Ibrahim Pasha, Piri Reis est invité à proposer une seconde version plus soignée de son livre en 1526. Cet ouvrage est promis à une longue postérité puisqu’il est copié jusqu’au xviie siècle et illustré, selon les versions, de cartes d’une plus ou moins grande valeur esthétique. Il vaut à son auteur une carrière brillante car il atteint le rang de commandant de l’escadre de l’océan Indien, avant d’être exécuté en 1554 à la suite d’une défaite face aux Portugais.
La forme de la carte montre que le modèle est sans aucun doute celui des « cartes-portulans », ces cartes latines de la Méditerranée et de la mer Noire produites à partir du xive siècle dans quelques centres vénitien, catalan ou portugais. À la manière des « cartes-portulans », le cartographe a représenté avec le plus d’exactitude possible le trait de côte, le réseau hydrographique et les principaux ports. La présence de roses des vents est aussi caractéristique de ces cartes dont les moins ornementées étaient utilisées à bord des navires. De même, l’abondance du texte, dont les cartes ne constituent que l’illustration, s’inscrit dans cette tradition en recensant les points d’eau, les passes sécurisées ou encore les éléments de fortification. Piri Reis s’inspire également des Isolarii latins, ces livres qui compilent des cartes insulaires, parfois assorties de la mention de certains ports. Le cartographe s’est certainement inspiré de l’Isolario de Bartolomeo dalli Sonetti, un marin vénitien qui fait imprimer son travail dans la lagune en 1485, en l’illustrant de cartes par la récente technique de la gravure sur bois, après s’être lui-même inspiré du plus célèbre Isolario de Cristoforo Buondelmonti.
Le partage de l’espace maritime s’accompagne donc de représentations communes. Mais ces transferts de savoir ne s’inscrivent pas dans un monde dépourvu de conflictualité. Ainsi, cette carte de Venise ne reflète pas la fascination architecturale que la ville exerçait sur ses visiteurs, latins comme ottomans. Si de nombreuses cartes de Venise mettent en valeur la beauté de ses campaniles, de Saint Marc et du Rialto (Ill.2, gravure de Erhard Reuwich), on distingue ici de manière beaucoup plus sommaire le palais des doges (1) et l’arsenal (2) : les centres politiques et militaires. De même, aux quelques gondoles esquissées (3) s’ajoutent une dizaine de galères (4), à l’abri derrière un réseau de fortification impressionnant (5) qui était en réalité moins uniforme. C’est donc une Venise combattante qui est représentée ici.
Ce choix n’est pas anodin, car entre la version de 1521 et celle de 1526, le Livre de la mer a connu quelques modifications, dont une multiplication des cartes représentant des localités adriatiques. Or la densification de ce chapitre correspond à l’intérêt accru des marins ottomans pour une région que Venise considérait auparavant comme sa chasse-gardée, « son golfe », selon l’expression vénitienne. Cette expression se retrouve parfois en ottoman (« Venedik körfezi »), mais elle désigne moins l’ensemble de l’Adriatique, au sein de laquelle les Ottomans possèdent alors des débouchés territoriaux, que l’extrême nord de cette mer où, déjà, des marchands ottomans tentent de rompre le monopole commercial imposé par la Sérénissime.
À ce titre, cette carte est à la fois le signe de connexions culturelles croissantes et d’une rivalité persistante, deux phénomènes qui ne sont pas nécessairement contradictoires.