Venise et l’Empire ottoman, des puissances maritimes en contact

Après la prise de Constantinople par le sultan Mehmed II en 1453, les Vénitiens choisissent de maintenir des relations commerciales et diplomatiques avec les Ottomans. Dans l’Europe chrétienne, l’attitude des marchands vénitiens est jugée opportuniste. Ils sont accusés de ne pas choisir leur camp entre l’Orient et l’Occident, l’Islam et la chrétienté. Or, cette lecture fondée sur des oppositions culturelles et religieuses ne rend pas compte des stratégies politiques et commerciales de Venise face à la puissance ottomane. La signature du traité de 1454 entre Venise et le sultan Mehmed II permet de mieux saisir l’origine et le caractère pragmatique des relations vénéto-ottomanes.

Le cours

Le traité vénéto-ottoman de 1454

Le siège de Constantinople en 1453 – miniature réalisée à Lille en 1455 (manuscrit <em>Advis directif pour faire le passage d’oultre-mer</em>, traducteur : Jean Miélot, enlumineur : Jean Le Tavernier), BNF, MS fr. 9087, f. 207v). Source&nbsp;:&nbsp;<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Chute_de_Constantinople" target="_blank">wikipedia.org</a>
Le siège de Constantinople en 1453 – miniature réalisée à Lille en 1455 (manuscrit Advis directif pour faire le passage d’oultre-mer, traducteur : Jean Miélot, enlumineur : Jean Le Tavernier), BNF, MS fr. 9087, f. 207v). Source : wikipedia.org
Sommaire

Mise au point : Venise face à la conquête de Constantinople par les Ottomans en 1453

Dans les mois qui suivent la prise de Constantinople (1453) par le sultan Mehmed II, les Vénitiens sont parmi les premiers à obtenir un traité qui leur permet de reprendre leurs activités commerciales dans la ville. Pourtant, la disparition de l’Empire byzantin émeut toute la chrétienté et suscite un désir de revanche qui se traduit par de nombreuses productions littéraires et des projets de reconquête militaire. Pour cette raison, après le « sarrasin », le « turc » devient l’ennemi désigné, tandis que Venise est assimilée à « l’amante du Turc ». Les sources à ce sujet sont abondantes et nous héritons parfois du mythe d’une Venise jouant un rôle singulier de pont entre Orient et Occident ou même entre islam et chrétienté. Or, cette lecture fondée sur des oppositions culturelles et religieuses ne rend pas compte des relations beaucoup plus pragmatiques entre Venise et la puissance ottomane.

Durant le siège de Constantinople, la majorité des puissances chrétiennes restent dans l’attentisme. En effet, depuis l’échec de la croisade de 1444 à Varna, sur les rives de la mer Noire, les soutiens militaires à l’Empire byzantin sont très mesurés. C’est d’autant plus vrai pour Venise que ses ressortissants sont implantés en territoire ottoman, particulièrement à Bursa ou à Andrinople, et qu’ils n’ont aucun intérêt à un affrontement militaire avec les Ottomans. Certes, ils sont nombreux à vivre et à marchander dans la Constantinople byzantine, où ils jouissent, au même titre que les Génois, d’un quartier protégé et d’une exemption fiscale qui les favorisent encore davantage que les marchands grecs.

Aussi lorsque le patriciat vénitien se décide à voter l’envoi d’une flotte au printemps 1453 pour soutenir Constantinople, celle-ci a pour mission de ménager l’ambiguïté de la position vénitienne en n’attaquant pas les navires ottomans croisés sur la route, et de s’informer de l’éventuelle conclusion d’une paix entre l’empereur byzantin et le sultan. Seuls les Vénitiens assiégés dans Constantinople prennent part aux combats, se mêlant alors aux quelques 2 000 Latins venus protéger la ville. Le jeune sultan ne confond pas cette minorité vénitienne et la République de Venise. Après la chute de Constantinople, le 29 mai 1453, il accepte le récit proposé par l’ambassadeur vénitien Bartolomeo Marcello : Venise est restée neutre et la flotte vénitienne est intervenue uniquement pour récupérer ses marchandises à Constantinople.

Mehmed II adopte une position pragmatique. Venise est une rivale dont la flotte domine la Méditerranée grâce à un ensemble de colonies insulaires et côtières dans l’Adriatique et la mer Égée : un petit empire maritime appelé le Stato da Mar. Il est donc dans son intérêt de garder de bonnes relations avec Venise pour préparer les campagnes anatoliennes et balkaniques qui vont conduire à la prise de Trébizonde, dernier reliquat byzantin sur la mer Noire, mais aussi de la Serbie, de la Bosnie et de la Morée. Mehmed II a aussi besoin des Vénitiens pour relever l’économie de Constantinople en y attirant des artisans, des marchands et des investisseurs. Dès le 1er juin 1453, il accorde directement aux Génois de Péra un traité qui leur assure un statut de communauté protégée. Après les négociations menées avec l’ambassadeur Bartolomeo Marcello, Mehmed II signe le 18 avril 1454 avec la République de Venise un traité qui renouvelle la paix octroyée au début de son règne (1451), en insistant, malgré la violence des événements récents, sur la continuité des relations commerciales et diplomatiques entre Venise et la puissance ottomane.

Document : le traité vénéto-ottoman de 1454

Moi, grand seigneur et grand émir, sultan Mehmed […] je jure par le Dieu créateur du ciel et de la terre et par le grand prophète Muhammad […]. Conscient que ma seigneurie avait conclu auparavant la paix et l’amitié avec la très illustre et excellente seigneurie de Venise, et que cette dernière veut renouveler avec moi le serment pour confirmer cette paix précédente […]

Que tous les Vénitiens ou réputés comme Vénitiens de tous les lieux de ladite seigneurie, et en particulier ceux qui sont à Constantinople, […] puissent demeurer, venir et partir avec leur famille sans peur ni obstacle, librement, par mer comme par terre […], et qu’ils puissent apporter leurs marchandises, vendre et acheter, étant tenus de payer le comerchio seulement sur ce qu’ils vendront et à hauteur de 2%. […]

De même que les revenus que percevait le patriarche de Constantinople dans tous les lieux de l’illustre seigneurie de Venise à l’époque de l’empereur de Constantinople continuent à être perçus à présent. […]

De même que tous les marchands de l’illustre seigneur Turc qui se rendront avec leurs marchandises dans les lieux de l’illustre seigneurie de Venise ne soient pas soumis à un comerchio supérieur à celui que paient les Vénitiens dans les lieux de l’illustre seigneur […].

De même que tout Vénitien ou réputé Vénitien qui disparaîtra ou mourra dans les lieux soumis au dit illustre seigneur Turc sans testament […] ou sans héritier, qu’on ne touche pas à ses biens mais que soit fait par le baile* et le cadi et le subaşı** un inventaire de ses possessions, qui resteront en dépôt auprès du baile. Et s’il se trouvait en un endroit où il n’y ait pas de baile, mais où se trouve un autre Vénitien, que ses biens restent aux mains de ce dernier […] jusqu’à ce que l’illustre seigneurie de Venise envoie une lettre pour déclarer et commander à qui il convient de donner l’ensemble.

De même l’illustre seigneurie de Venise ne doit ni ne peut apporter à aucun ennemi du dit illustre seigneur un soutien ou une aide à travers des galères, des nefs, ou d’autres navires […], ni par des armes ou des victuailles ou des renforts en hommes et en argent […]. Et qu’il en aille de même pour l’illustre seigneur envers l’illustre seigneurie de Venise. […]

De même, que l’illustre seigneurie de Venise puisse et veuille […] envoyer à Constantinople un baile accompagné de sa famille selon l’usage, et que celui-ci ait le droit de s’occuper des affaires civiles et de rendre la justice parmi les Vénitiens de toutes conditions, le seigneur s’engageant à ce que son subaşı soutienne la justice du dit baile chaque fois qu’une aide lui sera demandée, de façon à ce que ce dernier puisse exercer librement son office. […]

* Baile : consul vénitien installé à Constantinople et renouvelé tous les trois ans

** Subaşı : officier ottoman ayant entre autres charges celle du maintien de l’ordre.
 

Rédigé à Constantinople, le 18 avril, indiction II, de l’année 6962 depuis la création du monde (C’est-à-dire 18 avril 1454, la date de création du monde étant donnée comme 5509 avant Jésus-Christ.)

Samuele Romanin, Storia documentata du Venezia, t. 4, Venise, P. Naratovich, 1855, p. 528-535.

Éclairages : maintenir le commerce malgré les rivalités

Le traité insiste sur la continuité des liens entre Vénitiens et Ottomans. En effet le petit État turc, qui ne deviendra un Empire qu’après la prise de Constantinople, octroie depuis la fin du xive siècle des garanties de commerce aux cités-marchandes italiennes, renouvelées à l’avènement de chaque nouveau sultan. De même, les pratiques commerciales décrites dans ce traité ne dérogent pas aux habitudes méditerranéennes, comme le suggère le terme comerchio pour désigner la taxe d’entrée et de sortie des marchandises : un terme italien qui vient du grec kommerkion et passe aussi en turc sous la forme de gümrük, c’est-à-dire la douane. Le traité joue de ce double héritage grec et turc. Il fait explicitement référence au précédent traité vénéto-ottoman (1451), mais la chancellerie ottomane continue à faire rédiger l’original de ces traités en grec jusqu’aux années 1480, tandis que la date renvoie au calendrier orthodoxe et non au calendrier musulman comme ce sera le cas par la suite.

Pourtant, l’équilibre géopolitique de l’espace méditerranéen vient de basculer. Depuis la IVe croisade, qui avait permis de créer des États latins d’Orient de 1204 à 1261, Venise exerçait une pression sur les empereurs byzantins. Cela leur valut des privilèges très importants pour mener leurs activités commerciales. En même temps, cette ingérence vénitienne nourrissait une certaine animosité de la population grecque envers les Vénitiens, et plus largement envers ceux qu’on appelait les Latins qui venaient de l’occident médiéval,  des catholiques  qui ne parlaient pas le grec. En 1454, les privilèges accordés par Mehmed II à Venise sont très inférieurs à ceux qui étaient auparavant les siens à Constantinople. Le quartier vénitien n’est plus mentionné. L’implantation des marchands vénitiens est seulement tolérée au sud de la Corne d’Or, puis quelques décennies plus tard au nord de Péra, et ne s’accompagne d’aucune forme d’extra-territorialité vénitienne de type coloniale, car l’autorité du sultan prime. Lorsque le baile, envoyé par Venise pour administrer la communauté locale, rend la justice, il est parfois assisté d’officiers ottomans, ce qui suggère qu’il ne dispose pas lui-même des moyens d’imposer son autorité. Le traité encadre donc plus strictement les activités des marchands vénitiens tout en leur octroyant certaines garanties, par exemple l’assurance que leur héritage sera préservé en cas de décès.

Le sultan ottoman impose donc son autorité sur des communautés pluri-religieuses. Il s’assure, par exemple, que le patriarche orthodoxe de Constantinople, qui lui prête désormais serment, continue à percevoir les revenus liés aux établissements ecclésiastiques grecs situés dans les territoires vénitiens du Stato da Mar (empire maritime vénitien).

Dans ce traité, le sultan ottoman s’assure de la neutralité des Vénitiens en leur interdisant de prêter des navires, galères d’État ou nefs (bateaux à coque ronde souvent privés mais réquisitionnés en cas de guerre) « à aucun ennemi du dit illustre seigneur ». En effet, en 1454, la flotte ottomane n’est pas suffisamment armée pour affronter la flotte vénitienne et il faut attendre la seconde moitié du xvie siècle pour voir la marine ottomane dominer l’est de la Méditerranée. Pour l’heure, Venise est encore une menace et va le prouver lors de plusieurs affrontements contre la puissance ottomane (1463-1479, 1499-1502, 1537-1540), révélant les limites de l’amitié vénéto-ottomane.

Ces relations conflictuelles s’apaisent avec l’affaiblissement durable de la Sérénissime à la fin du xvie siècle (cf. Archives pour la classe). Venise n’a désormais d‘autres choix que d’accepter les conditions fixées par l’empire ottoman car elle doit, dans le même temps, faire face à la concurrence des marchands anglais, français puis hollandais à Constantinople. L’« amitié » entre Vénitiens et Ottomans, pour être ancienne, ne cesse donc jamais de dépendre d’intérêts économiques bien compris.

Citer cet article

Pauline Guéna , « Venise et l’Empire ottoman, des puissances maritimes en contact », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 27/06/22 , consulté le 29/03/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21877

Bibliographie

Deroche, Vincent, Vatin, Nicolas (éd.), Constantinople 1453 : des Byzantins aux Ottomans, Toulouse, Anacharsis, 2016.

Guéna, Pauline, « Intérêts marchands et construction de la diplomatie vénéto-ottomane au début du xvie siècle : la banqueroute de Nicolò Giustinian, baile à Constantinople », Bucema, vol. 24/2, 2020.

Isiksel, Güneş, La Diplomatie ottomane sous le règne de Selîm II : paramètres et périmètres de l’Empire ottoman dans le troisième quart du xvie siècle, Louvain, Peeters, 2016.

Poumarède, Géraud, L’Empire de Venise et les Turcs : xvie-xviie siècles, Paris, Classiques Garnier, 2020.

Poumarède, Géraud, Pour en finir avec la croisade : mythes et réalités de la lutte contre les Turcs aux xvie et xviie siècles, Paris, Presses Universitaires de France, 2014.

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