Mise au point : São Tomé : « laboratoire » portugais de la plantation sucrière esclavagiste
Le Portugal est la première puissance européenne engagée dans la traite négrière atlantique : plus de 40% des captifs parmi les treize millions d’Africains déportés entre la deuxième moitié du xve siècle et la première moitié du xixe le sont sur des navires portugais. À partir de la deuxième moitié du xve siècle et jusqu’aux années 1630, les Portugais dominent la déportation de captifs africains à la fois vers l’Europe méditerranéenne, vers leurs colonies (Cap-Vert, São Tomé, Brésil), et vers les Amériques sous domination espagnole. Ils créent un système esclavagiste qui repose, dans les premiers temps sur l’esclavage des Noirs, l’économie marchande, l’exploitation minière et la plantation sucrière. Si les premiers esclaves venus d’Afrique sont d’abord envoyés dans la péninsule ibérique par les Portugais à la fin du xve siècle, une économie fondée sur l’esclavage se développe ensuite dans les îles de l’Atlantique (Canaries, Cap-Vert et São Tomé), puis dans le monde hispano-caribéen (Hispaniola, Cuba, Porto Rico et l’espace continental de la « Terre Ferme »), avant de prendre son essor dans les Antilles et au Brésil au cours du xvie siècle avec l’exploitation de grandes plantations sucrières. Le sucre est alors un produit marginal de l’économie du royaume jusque dans les années 1510. C’est sur l’île de São Tomé, au large de la côte africaine, qu’un système économique centré sur l’exploitation du sucre est organisé en recourant à une main d’œuvre exclusivement servile.
« Découverte » par les Portugais en 1472, São Tomé est ainsi le principal centre d’expérimentation de la plantation sucrière esclavagiste atlantique avant son exportation vers l’Amérique. Elle inaugure le « paradigme sucrier » (Pierre Dockès) qui se développe ensuite dans les colonies esclavagistes : préférence pour les îles et les isolats afin d’en faire des « camps de travail » ; tendance à l’élimination des populations indigènes et au recours à des déracinés, presque exclusivement des Noirs ; tendance à la monoproduction ; circuits commerciaux spécifiques et longs du fait de la séparation spatiale des zones de fourniture d’esclaves, de production du sucre et de consommation ; caractère précocement capitaliste de la production.
À partir de 1493, Alvaro de Caminha, le représentant de la Couronne portugaise, installe une colonie permanente au nord de l’île avec quelques volontaires, des prisonniers transportés de force et environ 2000 enfants juifs arrachés à leurs familles. Quelques mois plus tard, les deux tiers des enfants juifs sont morts, victimes de sous-alimentation et du paludisme. Caminha donne à chaque colon blanc un couple d’esclaves africains. Le métissage est encouragé par les autorités coloniales car le nombre de femmes blanches est alors dérisoire. En 1515, un décret affranchit les épouses africaines des colons blancs et leurs enfants. C’est ainsi que les mestiços (métis) acquièrent une place majeure dans la vie insulaire.
Les marchands de São Tomé achètent des esclaves dans le golfe du Bénin avant d’élargir leur zone d’approvisionnement vers le royaume du Congo et la Côte de l’Or. En 1519, ils obtiennent le monopole de la traite avec Elmina où les Portugais ont construit un fort. Ils y échangent avec les Akans de l’actuel Ghana des captifs contre de l’or. À partir de 1520, outre la déportation de captifs vers Lisbonne, les marchands de São Tomé participent à la traite vers les colonies américaines.
Dès le début de la colonisation, certains esclaves s’enfuient vers les régions montagneuses de l’île. Ces esclaves en fuite, les marrons, y créent des communautés appelées mocambos. En 1585, une première révolte d’esclaves de plantation est violemment réprimée par l’armée et des milices. En juillet 1595, un esclave nommé Amador prend la tête d’une insurrection servile. En une vingtaine de jours, environ 5 000 esclaves détruisent soixante moulins à sucre, incendient des plantations et massacrent des habitants de la capitale. Mal armés, ils sont vaincus. Amador est exécuté. À la fin du xvie siècle, la production sucrière s’effondre, conséquence des résistances des esclaves et de la concurrence du sucre brésilien. Les plantations sucrières sont alors remplacées par de petites propriétés employant quelques esclaves qui nourrissent la population locale et fournissent des vivres aux navires de traite. En 1876, l’esclavage est aboli à São Tomé.
Document : Extraits de Navigation de Lisbonne à l’île de São Tomé par un Pilote portugais anonyme (vers 1545)
« L’île de São Tomé il y a 80 ans et plus fut découverte par les capitaines de notre Roi ; elle était inconnue des Anciens (…) Elle est située sous la ligne de l’équateur (…) À une distance de 120 miles à l’est de l’île se trouve une petite île appelée Principe, laquelle est maintenant habitée et cultivée. On y a introduit la culture de la canne à sucre (…)
Cette île de São Tomé, lorsqu’elle fut découverte n’était qu’une épaisse forêt (…). Depuis quelques années, une partie importante de l’île a été déboisée et on y a construit une ville principale du nom de Povoasan*(…) Elle compte environ 600 à 700 feux**. Beaucoup de commerçants portugais, castillans, français, génois y habitent (…) Ceux qui naissent dans ces îles sont blancs comme nous. Mais il arrive parfois, lorsque leurs femmes meurent qu’ils en prennent des noires (…) Ceux qui sont issus de ces négresses sont appelés mulati.
La ressource principale des habitants est le sucre qu’ils vendent aux navires qui, chaque année, viennent en prendre livraison (...) Chaque habitant achète en Guinée, au Bénin et au Manicongo, des esclaves noirs avec leurs femmes qu’il emmène travailler la terre et faire du sucre. Certains sont très riches et possèdent jusqu’à 150 et 200 voire 300 nègres et négresses qui sont contraints à travailler toute la semaine pour leur patron, à l’exception du samedi où ils travaillent pour se nourrir (…) Cette île produit environ 150 000 arrobes*** de sucre et plus (…) On a fabriqué 60 moulins environ actionnés par l’eau ; on y broie et y presse la canne. Le suc exprimé est versé dans de très grands chaudrons, puis bouilli, puis versé dans des moules en forme de pains de sucre de 15 et 20 livres (…)
Les deux tiers de cette île ne sont pas encore déboisés ni utilisés pour la culture de la canne à sucre ; mais quand un commerçant d’Espagne, du Portugal ou d’une quelconque autre nation y vient habiter, l’agent du Roi lui attribue par voie de vente, à bon marché, autant de terrain qu’il lui semble être en mesure de pouvoir faire cultiver. Ce dernier achète aussitôt autant de nègres avec leurs négresses qu’il lui est nécessaire. Il leur fait préparer le terrain : abattre les arbres, puis les brûler pour y planter la canne à sucre. Le patron ne fournit rien à ces Nègres (…) Il n’a pas à se soucier de leur procurer des vêtements, ni de les nourrir, ni de leur faire bâtir des abris, car tout cela ils le font eux-mêmes. Hormis un morceau de cotonnade ou de nattes de palmes qu’ils se mettent pour se couvrir les parties honteuses, hommes et femmes ont le reste du corps entièrement nu (…) Les racines d’igname constituent la base principale de leur alimentation (…) »
Navigation de Lisbonne à l’île de São Tomé… écrite par un pilote portugais, et adressée à Son Excellence le Comte Rimondo della Torre, gentilhomme véronais, et traduite de la langue portugaise dans l’italienne, 1545. Le texte cité a été traduit de l’italien par Serge Sauvageot qui l’a publié et accompagné de notes dans la revue Garcia de Orta, Lisbonne, 9 (1), 1961, p. 123-138.
* Aujourd’hui São Tomé, la capitale de São Tomé-et-Principe.
** Un feu (ou foyer) est composé d’environ 4 personnes
*** Arrobe : unité de poids équivalant à environ 15 kg.
Éclairages : La description d’une île propulsée dans l’économie mondiale esclavagiste
Navigation de Lisbonne à l’île de São Tomé par un Pilote portugais anonyme est un récit publié pour la première fois en 1550. De son auteur, on sait peu de choses : il vivait, selon son récit, à Vial do Conde, petit port situé au nord de Porto. À partir de 1520, il fait cinq voyages du Portugal à l’île de São Tomé. Avant d’écrire ce texte, il s’est rendu à Venise où son récit écrit en portugais a été publié en italien dans un volume de recueils de récits de voyages « attorno il mundo ».
Dans la première partie de son récit, il décrit les étapes de son cinquième voyage, puis fournit des renseignements sur l’île de São Tomé : situation géographique, climat, faune et végétation, rapide historique de la colonisation de l’île, données sur la démographie, l’administration civile et religieuse, les activités des habitants. Ce texte est un document d’autant plus exceptionnel que les Portugais ont longtemps tenu secrètes leurs routes maritimes. Toutefois, vers 1550, le secret n’est plus aussi bien gardé car comme le note l’auteur, des commerçants « castillans, français et génois » résident également à São Tomé.
Comme le signale l’auteur, l’île de São Tomé, initialement déserte et couverte d’une « épaisse forêt », est divisée entre les propriétés des colons qui reçoivent leurs terres de l’État portugais (« l’agent du Roi ») en contrepartie d’une mise en culture dans les cinq années suivantes. Les deux premiers moulins à sucre datent des années 1510 et le texte nous informe qu’ils sont désormais 60 en 1550, ce qui montre la croissance importante de la production sucrière sur cette île dans la première moitié du xvie siècle. Selon l’auteur, l’île produit au moins 2200 tonnes de sucre vers 1545. La production sucrière atteint son maximum en 1578 avec environ 2 600 tonnes. Le nombre d’esclaves, de 150 à 300, appartenant aux plus riches propriétaires est comparable à celui des plus grandes plantations sucrières de Saint-Domingue, à la veille de la Révolution française.
Au milieu du xvie siècle, l’île est devenue le premier producteur de sucre au monde. Cette production alimente un commerce financé par des armateurs portugais et par des capitaux italiens, flamands et allemands. Comme l’écrit l’auteur, l’essor de la plantation sucrière à São Tomé a été favorisé par la proximité des littoraux africains et la coopération avec les royaumes africains du Congo et du Bénin qui constituent alors de vastes marchés négriers. Entre 1530 et 1550, 8 000 à 10 000 esclaves sont conduits chaque année dans l’île. La plupart d’entre eux sont en transit avant d’être réembarqués dans un navire de traite à destination de la péninsule ibérique ou des colonies américaines. Toutefois, la population servile destinée aux travaux sur les plantations a connu une forte croissance : d’environ 2 000 en 1506, elle a quintuplé en quelques décennies pour atteindre environ 10 000 esclaves en 1550. Durant la même période, la population libre a augmenté seulement de 1 800 à 2 800 personnes. On trouve là une donnée constante des « îles à sucre » : le déséquilibre croissant entre libres et esclaves « nourri », compte tenu de leur forte mortalité, par la déportation au total d’environ treize millions d’hommes et de femmes, entre 1520 et 1860.
Les conditions misérables de survie des esclaves et le travail harassant dans les plantations du xviiie siècle décrits par le Père Labat (Nouveau voyage aux Isles de l'Amérique, Paris, 1722) ou par Jean-Baptiste Le Romain qui avait séjourné à la Martinique (Article « Nègres, considérés comme esclaves dans les colonies de l’Amérique » publié dans l’Encyclopédie en 1765), sont quasiment similaires à ce qu’écrit deux siècles auparavant le marin portugais dans ce texte. Il y a là une contradiction permanente entre l’archaïsme du rapport de production esclavagiste sur les plantations et la modernité des circuits capitalistes marchands à l’échelle mondiale.