Contexte : les flibustiers des Caraïbes à la fin du XVIIe siècle.
Entre 1706 et 1716, Arnoul de Vaucresson est intendant des Petites Antilles, chargé par le roi de France de la justice, de la police et des finances des îles françaises de l’Amérique. Depuis 1625 (prise de l’île de Saint Christophe), les Français ont combattu les Espagnols et se sont emparés de plusieurs îles sur un territoire qui s’étend de Tobago à la partie française de Saint-Domingue. Lorsqu’Arnoul de Vaucresson arrive aux Antilles en 1706, il doit préserver ce territoire contre les prétentions de l’empire britannique dans les Caraïbes. Les affrontements avec les colons anglais sont de plus en plus fréquents au début du xviiie siècle, notamment sur l’île de Saint-Christophe occupée par les deux nations. Ces conflits entraînent une course au contrôle des îles dans les Petites Antilles (cf. Ill. 2 : Les Petites Antilles au xviie siècle).
Durant la guerre de Succession d’Espagne, conflit qui oppose notamment le royaume de France à celui d’Angleterre entre 1701 et 1713, les colons anglais s’emparent de Saint-Christophe et reprennent aux colons français le contrôle des îles de Saint-Martin, de Saint-Barthélemy et de Sainte-Croix. Le roi de France n’est plus en mesure d’assurer la sécurité des colonies françaises de l’Amérique. Pour se défendre, certains colons s’engagent comme flibustiers en recevant du roi la permission d’attaquer les ennemis du royaume. À la fin du xviie siècle, les Petites Antilles françaises comptent déjà quelques 2000 flibustiers. Partant le plus souvent du port de Saint-Pierre à la Martinique, les flibustiers français attaquent les navires des marchands étrangers et mènent des razzias dans sur les îles contrôlées par les colons britanniques et hollandais.
Archive : Lettre d’Arnoul de Vaucresson, Intendant des Petites Antilles, sur les flibustiers français (1711)
Consultable en ligne sur le site des Archives nationales de l’Outre-mer, la lettre de l’intendant Nicolas Arnoul de Vaucresson se présente sous la forme d’un rapport de 87 pages adressées au roi Louis XIV, décrivant la situation générale des territoires qu’il administre. L’intendant rend compte de l’état des recettes et des dépenses réalisées pour la gestion des colonies, de la question des fortifications, de l’approvisionnement des colons et des affaires concernant le commerce colonial. Cette lettre, rédigée en pleine guerre de Succession d’Espagne, laisse une place importante aux conflits maritimes en décrivant notamment (page 76 à 81) deux épisodes de course maritime menée par des flibustiers partis de la Martinique.
L’intendant décrit l’attaque de l’île de Montserrat par le capitaine flibustier Jean Nicolas. La toponymie ayant évoluée, il est possible de suivre les noms des îles en croisant ce document avec une carte plus anciennes de la Caraïbe comme celle réalisée par Pierre Duval en 1677 (Ill.3. Isles d’Amérique dites Carïbes et Antilles). Jean Nicolas quitte la Martinique en 1711 à la tête d’un équipage de 60 hommes et d’un petit navire muni de quatre canons. Après avoir enlevé des esclaves sur l’île anglaise de Barbuda, l’équipage croise une dizaine d’hommes sur une pirogue conduite par le colon guadeloupéen (nommé Tourangeau). Les deux équipages s’entendent pour attaquer l’île anglaise de Montserrat. Après un assaut de nuit sur des sucreries détenues par des colons anglais, les flibustiers rentrent dans les îles français avec 72 esclaves capturés.
Arnoul de Vaucresson raconte également l’assaut mené par le capitaine Plessy, commandant du navire le Ruby dont l’équipage flibustier part de Saint-Pierre de la Martinique à destination des îles du nord des Petites Antilles. Cette fois, l’opération est soigneusement préparée. Plessis s’est associé à un Irlandais, nommé Bermingham, qui élabore le plan d’attaque de l’île de Barbuda : l’Irlandais doit faire croire aux soldats anglais qu’il a été enlevé par les flibustiers français. Selon l’Intendant, le plan semble avoir parfaitement fonctionné. Profitant de la bienveillance et de l’attention du gouverneur anglais pour Bermingham, les flibustiers pénètrent sur l’île et attaquent les défenses anglaises. Le gouverneur est tué et 109 esclaves sont capturés par les Français.
Cette archive permet de mieux comprendre le rôle joué par les flibustiers dans le monde colonial des Antilles. Recrutés à la Martinique ou à la Guadeloupe, ces hommes capturent des esclaves dans les îles anglaises pour les revendre aux colons français. Le commerce des esclaves ne se limite donc pas à de simples échanges transatlantiques mais s’inscrit dans un processus plus complexe auquel participe l’ensemble des membres de la société coloniale. Le trésor recherché en ce début du xviiie siècle n’est plus l’or de l’Amérique mais l’esclave venu d’Afrique et sa force de travail.
Ce rapport révèle que les flibustiers possèdent des moyens très limités pour mener leurs expéditions. Julien Nicolas possède quelques canons, un bateau de commerce et une pirogue quand Plessis part à l’abordage avec une barque et un canot. La force des flibustiers tient surtout à leurs équipages : environ une centaine d’hommes durant ces deux expéditions. Le récit de Julien Nicolas rappelle que ces hommes, recrutés dans les colonies françaises, attendent de leur engagement le partage des prises réalisées sur les navires et les esclaves des plantations. Ces hommes viennent de tous horizons comme le montre l’exemple de Plessis, aidé par un Irlandais et un flibustier qui parle l’Anglais. Ce même Plessis bénéficie aussi de l’appui de « mulâtres » issus du métissage entre populations blanches et noires.
Enfin, la force des flibustiers tient moins à leur puissance de feu qu’à leur ruse. Ils attaquent en priorité les espaces les moins protégés de la Caraïbe évitant la Barbade et Saint-Christophe qui sont les îles anglaises les plus fortifiées. Julien Nicolas attaque de nuit et s’assure d’avoir désarmé les canons ennemis avant de mettre ses hommes à terre. Plessis et Bermingham exploitent la naïveté des populations présentes à la Petite Barboude. Le rapport de l’Intendant Vaucresson, n’élude pas pour autant la violence des flibustiers : la mort d’un gouverneur anglais, la destruction d’un bourg colonial et enfin le maintien en servitude de la population esclave.