Contexte : Luther, première icône médiatique ?
La rapide diffusion des 95 thèses que Luther rédige en octobre 1517 pour s’opposer au commerce des indulgences propulse très vite cet obscur moine saxon sur le devant de la scène médiatique. Après le succès d’édition rencontré par les thèses, Luther et ses partisans continuent à tirer profit de l’outil imprimé pour assurer une large diffusion du message réformateur. Dans les années qui suivent, on assiste ainsi à une véritable déferlante d’écrits luthériens dans l’Empire, allant de petits livrets populaires synthétisant dans un langage simple ses idées, aux grands traités théologiques affûtant ses principaux articles de foi, en passant par des pamphlets violents s’attaquant à la papauté, avec laquelle la rupture est définitivement consommée. Mais alors que les tirages et réimpressions se succèdent et qu’un public toujours plus nombreux se procure ses œuvres, le besoin se fait sentir de mettre un visage sur cet homme qui, quelques années plus tôt, était pour tous les chrétiens un parfait inconnu. Dès 1519, des représentations stéréotypées du moine rebelle à Rome circulent sur feuilles volantes ou sur les pages de titre de certaines productions imprimées (Ill. 2, portrait stéréotypé de Luther, 1519), mais il ne s’agit en rien de « vraies images », fidèles à l’apparence physique du réformateur.
À l’origine de la fabrique des premiers portraits luthériens se trouve Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553). Peintre renommé au service du prince de Saxe, à la tête d’un atelier d’artistes florissant installé à Wittenberg, Cranach est aussi un proche ami de Luther, dont il ne tarde pas à adopter les idées religieuses. Il collabore à la promotion des idées de la Réforme, en participant à l’illustration de sa Bible en allemand ou à l’élaboration de nouveaux motifs iconographiques, fonctionnant comme autant de leçons de foi visuelles. Surtout, Cranach et son atelier produisent, sur plusieurs décennies, une série de portraits (peints ou gravés) de Martin Luther, qui le saisissent à différents âges de sa vie et documentent son évolution physique : l’abandon de la tonsure et de la bure, le port temporaire de la barbe le temps de son séjour incognito à la Wartburg, l’embonpoint qui le guette à partir de son mariage, en 1525, avec l’ancienne nonne Katharina von Bora (Ill.1, Portait par Lucas Cranach, 1532). Mais ces images reflètent aussi les divers statuts que Luther incarne au cours du temps : père de famille et figure pastorale, prédicateur de la parole de Dieu, autorité vieillissante d’une Église luthérienne désormais institutionnalisée...
À l’instar de ses œuvres écrites, les portraits de Luther sont reproduits en masse et diffusés dans tout l’Empire et au-delà. À sa mort (18 février 1546), Luther est devenu sans conteste l’homme le plus représenté de son temps, avant même Érasme, prince des humanistes, ou les grands souverains de l’époque que sont François Ier (1494-1547), l’empereur Charles Quint (1500-1558) ou le roi d’Angleterre Henri VIII (1491-1547). Peints sur des tableaux de bois, gravés dans les livres ou sur des feuilles volantes, frappés sur des médailles, estampillés sur les couvertures de livres en cuir, incisés sur la vaisselle ou décalqués sur les chopines de bière, les portraits de Luther circulent dans de nombreux espaces de la vie quotidienne et se retrouvent même dans les temples luthériens.
Les adversaires de Luther participent, à leur manière, au succès de son image, puisqu’ils diffusent très vite de nombreuses caricatures et images diffamantes du réformateur. Les portraits luthériens bénéficient donc d’une impressionnante couverture médiatique dans l’Empire : nul n’est plus censé ignorer à quoi ressemble Luther et, a fortiori, qui est Luther et quelles sont les idées qu’il défend. Cette omniprésence visuelle s’amplifie même après sa mort, pour nourrir une culture du souvenir qui participe à la formation identitaire de la confession luthérienne.
Archives : les premiers portraits gravés de Martin Luther par Lucas Cranach (1520)
En 1520, Cranach réalise deux gravures sur cuivre, imprimées sur feuilles volantes, qui constituent les deux premiers portraits de Luther exécutés d’après modèle.
La gravure ci-dessus le représente de trois-quarts, en buste, portant la bure et la tonsure, une main posée sur le cœur et l’autre tenant une Bible ouverte. À cette date, Luther a déjà rompu avec Rome qui le menace d’ailleurs d’excommunication (celle-ci s’appliquera en janvier 1521), mais il n’a pas encore jeté le froc aux orties. Il n’en semble pas moins ici construire sa légitimité sur sa fidélité à la seule autorité de la Bible (sola scriptura). Sous les deux images, une même légende en latin d’inspiration humaniste rappelle que le graveur a saisi l’apparence mortelle et périssable du réformateur, mais que son âme, elle, reste immortelle (Aetherna Ipse Suae mentis simulachra Lutherus. Exprimit at vultus cera Lucae occiduos : Luther lui-même produit les images impérissables de son esprit mais ses traits mortels sont produits par la cire de Lucas). Enfin, tout en bas des gravures, Cranach fait figurer son sceau en guise de signature (un serpent ailé portant un anneau dans sa gueule), ce qui permet d’authentifier la provenance de ces images et garantir leur véracité. L’atelier de l’artiste, à Wittenberg, devient ainsi l’épicentre de production des « vrais portraits » luthériens, auréolés du prestige d’avoir été réalisés sur le vif.
Luther n’est pas à l’origine de l’impression et de la circulation de ces images. C’est, au contraire, le prince de Saxe, Frédéric le Sage, qui en supervise la diffusion (par l’intermédiaire de son secrétaire, Georg Spalatin) et préside ainsi à une première forme de propagande visuelle en faveur de son protégé, qui vient d’être sommé à comparaître devant Charles Quint, à la prochaine diète impériale de Worms. Diffusés dans tout l’Empire, ces portraits gravés permettent donc de mettre un visage, identifiable par tous, sur le message évangélique qui se répand dans le même temps grâce à l’imprimerie. Mais ils sont aussi copiés et reproduits par de nombreux artistes allemands, connus ou non, qui tous se réfèrent désormais au modèle figuratif élaboré par Cranach.
Ainsi, le portrait gravé ci-dessus, réalisé en 1521 par l’artiste Hans Baldung Grien se calque de manière évidente sur celui de Cranach. Mais il comporte un détail supplémentaire qui ne manque pas de provoquer des remous : Luther est représenté coiffé d’une auréole rayonnante, surmontée de la colombe du Saint-Esprit. Autant d’attributs iconographiques qui, dans l’imagerie médiévale, étaient réservés aux saints. La légende en allemand finit de placer le réformateur dans la continuité des protagonistes de l’histoire sainte : « Martin Luther, un serviteur de Jésus-Christ et un restaurateur de la doctrine chrétienne ».
Bien sûr, ce portrait de Luther en saint est reçu comme une provocation par les partisans de l’Église romaine, qui vient juste de déclarer ce dernier hérétique (par la bulle Decet Romanum Pontificum du 3 janvier 1521). Pour eux, Luther n’est pas le nouveau prophète de la Parole divine, mais un théologien dévoyé qui refuse de reconnaître l’autorité du pape en matière de foi. Ils s’offusquent d’autant plus de cette sanctification de Luther que ce dernier dénonce, dans ces derniers écrits, le culte des saints et des images ayant cours dans l’Église romaine et qui détourne, selon lui, les croyants du vrai message du Christ.
Sur l’exemplaire ci-dessus, une main anonyme a crevé les yeux du réformateur, affublé celui-ci d’une barbiche et criblé son corps de stigmates (à l’encre rouge), comme pour ridiculiser et châtier, symboliquement, l’hérétique condamné par Rome. Ce portrait témoigne de la difficulté de Luther à contrôler par lui-même la diffusion et la réception de son image, démultipliée par la technologie de l’imprimé. Il rappelle aussi que la controverse théologique entre partisans et détracteurs de la Réforme religieuse se joue aussi bien sur le terrain des mots et des idées que celui des images, dans une bataille de communication médiatique qui se déploie désormais à une large échelle.