Contexte : écrits séditieux et révoltes en France au XVIIe siècle
Cette ordonnance imprimée « de par le Général Nu-pieds » (Ill.1) illustre les formes de pouvoir exercées par les Nu-pieds en 1639. Le « Général » Jean Nu-pieds s’approprie les prérogatives politiques et militaires, « au service du ROY », organisant, en « Seigneur », la défense de « son » territoire ; il rédige et publie des mandements, scellés « du sceau de ses armes », diffusés et affichés dans toutes les paroisses de l’élection, commandant aux « habitans » de prendre les armes pour protéger la « patrie oppressée » ; il exige en outre que les curés et les vicaires lisent ce texte à leurs paroissiens – et l’on sait que certains curés l’ont fait à l’été 1639, comme le curé de Subligny dans la Manche le 21 août.
Publication, affichage, lecture aux prônes des églises : les révoltés reprennent les formes ordinaires de la communication politique en France au xviie siècle ; ils empruntent à la monarchie les canaux de diffusion et de circulation de l’information et du pouvoir. Les ordonnances de Jean Nu-Pieds font ainsi office de nouveaux « décrets » qui entendent « faire la nique » et « narguer » les arrêts officiels, comme le résume l’auteur (anonyme) du poème À la Normandie (Ill.2) ; un ordre alternatif se déploie dans l’espace public.
Ici l’écriture – qui a toujours quelque chose à voir avec le pouvoir – doit être envisagée comme une action qui vient concurrencer l’autorité établie. Les écrits séditieux ont alors une valeur performative : dire la révolte est un moyen de l’accomplir. C’est pourquoi Christian Jouhaud parle de « littérature d’action », Michel de Certeau de « guérilla littéraire » : ces textes sont des armes mises au service du mouvement ; ce sont des marqueurs politiques autour desquels s’organise la révolte ; ils n’ont pas, ce faisant, pour seule vocation de la justifier ou de la mettre en scène ; ils la construisent dans la sphère publique. L’écriture s’apparente alors à un acte subversif, qu’il convient de ranger dans le vaste catalogue des gestes séditieux ; les mots deviennent des coups portés à l’autorité royale.
Une telle ordonnance doit ainsi être inscrite dans un ensemble plus vaste de signes et d’actes de pouvoirs sur lesquels se fonde la révolte. Comme l’écrit Michel Foucault, « Jean Nu-pieds donnait des ordres “au nom du Roi” », ce qui était une façon pour les séditieux d’« exercer le pouvoir » en « empruntant au Roi, source du pouvoir » ; aussi, ajoute le philosophe, les Nu-pieds « ne se soumettaient pas au roi : ils s’en emparaient ». L’ordonnance de Jean Nu-pieds est une illustration de cette « appropriation des signes, des formes, des instruments du pouvoir établi » à laquelle se livrent les séditieux. La révolte populaire n’est pas seulement détournement, parodie ou imitation des pratiques monarchiques : elle est appropriation des rites et des signes du pouvoir, elle en accomplit les gestes fondateurs. C’est ainsi sans doute que doivent s’envisager en premier lieu les mouvements populaires de la première modernité : plus que contestation, la révolte est prise de pouvoir, appropriation des signes qui le constituent et des prérogatives qui lui sont associées.
Archive : les quatre traits structurels de la révolte des Nu-pieds
Il est commandé aux Parroissiens & habitans de ceste Parroisse de quelque qualité & co[n]dition qu’ils soyent, de se fournir d’armes & munition de guerre pour le service du ROY, & Maintien de son Estat da[n]s quinzaine, pour au premier commandement ou advertissement dudict Seigneur, se re[n]dre en bon ordre & equipage au lieu qui leur sera ordonné pour la deffence & franchise de la patrie oppressée, des Partisantz & Gabeleurs : Enjoinct aussi de ne souffrir traitres dans leur Parroisse, ny personnes incogneuz passer sans en advertir ledict Seigneur, ou quelques uns de ces Officiers en prompte diligence, & à faute de ce, Les deliquants (sic) seront pris & punis co[m]me complices & adherans des Monopoliers, & aux Curés ou Vicaires de faire la lecture des presentes.
Do[n]né à nostre Camp les Kalendes du mois d’Aoust.
Et Scellé du Sceau de nos Armes Par Mondict Seigneur
Signé les Mondrins. »
« Ordonnance du général Nudpieds », BNF, Site Richelieu, ms. fr. 3833, août 1639, f. 214.
Version adaptée en français moderne :
« De par le General Nu-pieds
Il est ordonné aux paroissiens et habitants de cette paroisse, de quelque qualité et condition qu’ils soient, de se munir d’armes et de munitions de guerre pour le service du Roi, et le maintien de son État, sous quinze jours, pour qu’au premier commandement ou avertissement dudit Seigneur, ils se rendent en bon ordre et armés au lieu qui leur sera ordonné pour la défense et l’affranchissement de la patrie oppressée par les partisans et les gabeleurs. Enjoint aussi de n’accepter ni traitres dans leurs paroisses, ni personnes inconnues sans en avertir ledit Seigneur, ou quelques-uns de ces officiers, au plus vite. En cas de manquement, les délinquants seront pris et punis comme complices et soutiens des Monopoliers. Et aux Curés et Vicaires, il est demandé de faire la lecture de ce présent texte.
Fait depuis notre Camp aux calendes du mois d’août.
Et Scellé du Sceau de nos Armes Par ledit Seigneur
Signé les Mondrins »
Cette archive est tout à fait exceptionnelle, ne serait-ce que parce que s’y révèlent les quatre traits structurels de la révolte des Nu-pieds – et, plus généralement, des révoltes françaises de la première modernité.
Premier trait structurel : la dimension antifiscale du mouvement, dirigé contre les agents du fisc, qualifiés tour à tour de « Partisantz & Gabeleurs » – ces « Monopoliers » tant détestés qui font office durant toute la période d’adversaires-types.
Deuxième trait structurel : ces mouvements sont tous mus par un objectif commun : celui de défendre une communauté et un ensemble de privilèges locaux qui lui sont rattachés et considérés comme des libertés. Il existe une forte dimension particulariste, provincialiste, dans les soulèvements populaires de la première modernité ; la révolte des Pitauds se fait, à Bordeaux, aux cris de « Vive Guyenne » ; celle des Nu-pieds au nom de la défense du « cher pays » normand évoqué dans le poème « à la Normandie » (Ill.2, voir la transcription plus bas). Défendre son territoire, c’est en premier lieu défendre les traditions et les privilèges qui lui sont associés ; la forte culture privilégiaire qui caractérise l’époque moderne, c’est-à-dire l’attachement très fort aux privilèges, ces derniers constituant des marqueurs essentiels pour les populations, s’illustre tout particulièrement lors des émeutes populaires. Aussi entend-on, en 1639, se débarrasser à la fois des ennemis du dehors et de ceux du dedans, étrangers ou traîtres à l’origine de la « patrie oppressée ».
D’où le troisième trait structurel qui caractérise les émotions populaires de la première modernité – et celle des Nu-pieds en particulier : la rhétorique d’autodéfense déployée par les séditieux. Le soulèvement est défini, par ceux-là même qui l’organisent, comme un acte de justice, et non de rébellion, accompli au nom de la défense des libertés locales ; il est l’œuvre d’un peuple opprimé qui se retourne contre ses oppresseurs. C’est pourquoi les Nu-pieds dans ce mandement disent se mobiliser « pour le service du ROY » : l’ennemi c’est l’homme du fisc, brutal et cruel, non le monarque. Doit-on pour autant prendre au pied de la lettre ce « monarchisme naïf » pour reprendre l’expression de l’anthropologue James C. Scott ? Rien n’est moins sûr. Dans des textes à forte portée stratégique, comme c’est le cas ici, le recours au roi et les marques de déférence qui s’y expriment peuvent d’abord apparaitre comme une ressource tactique déployée à peu de frais ; puisque le roi n’est pas le problème, et qu’il peut même être la solution, rappeler son obéissance ne coûte rien (et peut rapporter gros). Dans une logique d’autodéfense, la prise d’armes est donc décrite, par ceux-là même qui s’y adonnent, comme nécessaire, accomplie à la fois au nom de Dieu, du roi et du peuple.
Le quatrième (et dernier) trait structurel que ce mandement vient illustrer tient aux formes concrètes de la mobilisation : l’organisation épouse une structure militaire ou pseudo-militaire dont ce texte rend parfaitement compte. Le mouvement s’anime au son du tocsin ; la paroisse s’assemble, élit un capitaine ; une troupe se forme et les capitaines choisissent un colonel à la tête du mouvement. La cellule de base de la révolte est donc la paroisse ; et c’est par convergence que, de paroisse en paroisse, dans les campagnes, en quelques jours, une troupe nombreuse peut être mobilisée. C’est ce qui se produisit, à l’été 1639, sur le territoire bas-normand.
À la Normandie
Ce poème anonyme qui, « imprim[é], [a] couru toute la Province », est retranscrit dans un rapport manuscrit et anonyme de 1640, intitulé « Relation de la révolte de la Basse-Normandie », présent dans les papiers du chancelier Séguier, Séditions en Normandie, BNF, ms. fr. 18937, f. 238. Véritable appel à la mobilisation, ce poème appelle les habitants à prendre les armes, au nom de leur « cher pais » normand, contre « tous ces gens qui s’enrichissent aux despens de vos biens et de la patrie ».
À la Normandie.
1
Mon cher pais tu n'en peux plus
Que t'a servy d'estre fidelle
Pour tant de services rendus
On te veut bailler la gabelle
Est-ce le loyer attendu
Pour avoir sy bien deffendu
La couronne des Roys de France
Et pour avoir par tant de fois
Remis leur lys en asseurance
Malgré l'Espagnol et l'Anglois.
2
Reprendz ta générosité
Fais voir à la postérité
Qu'il est encore des ducs Guillaume
Fais voir que ton bras est plus fort
Qu'il n'estoit arrivant du Nord
Et qu'il n'a que trop de puissance
Pour combattre tous ces tyrans
Qui cryeront sentant ta vaillance
Seigneur, sauve-nous des Normandz.
3
Quoy nous deffendre est-il trop tard.
Nous sommes trop dans la détresse
Les armées et le C[ardinal]
Ont tous noz biens et noz richesses
Après n'avoir plus rien du tout
Pourrions-nous bien venir à bout
D'un sy grand nombre de merveilles
Nous sommes aux derniers abois
Ouy, le proverbe de nos vieilles
Dict qu'il vault mieux tard que jamais.
4
Assiste un valeureux nudz-piedz.
Monstre que tes villes sont pleines
De gens de guerre bien zelez
Pour combattre soubz ses enseignes.
Tu voidz que tout est appresté !
De périr pour la liberté !
Comme Rouen, Valognes, Chartres
Puisqu'on vous traicte à la rigueur.
Si vous ne conservez voz Chartres
Normandz vous n’avez point de cœur.
5
Allez valeureux colonel
Général du pays de souffrance
De qui le traistre Poupinel
A senty la juste vengeance
Allez prendre Mesnil-Garnier
Qui s'efforce à vous ruyner
Ne luy permettez pas de vivre
Allez et prenez mon advis
Le peuple est tout prest de vous suivre
Pour aller brusler son logis.
6
Mortain c'est assez enduré.
A ce coup il te faut résoudre
A faire tomber sur Beaupré
Dix mille carreaux de ton foudre.
Ne te laisse pas enchanter
A cet esprit qu'on voit hanter
Parmy ceux qui nous font querelle
C'est luy il ne le peut nier
Qui n'ait suscité la gabelle
Et l'impost dessus le papier.
7
Et vous noblesse du pays
Premier fleuron de la couronne
Qu'on a faict servir par mespris
En farce à l'hostel de Bourgogne
Endurerez vous ce soufflet
Qu'on fasse servir de jouet
A la comédie la noblesse
C'est trop attaquer vostre rang
Monstrez que cet affront vous blesse
Et le lavez dedans le sang.
8
Jean nudz-piedz est vostre suppost
Il vengera vostre querelle
Vous affranchissant des impostz.
Il fera lever la gabelle
Et nous ostera tous ces gens
Qui s’enrichissent aux despens
De vos biens et de la patrie
C’est luy que Dieu a envoyé
Pour mettre en la Normandie
Une parfaicte liberté.
9
Venez commissaires poltrons
Pour informer de ces affaires
Nudz-piedz, Boidrot et Les Sablons
Incagnent tous voz mousquetaires
Il faict la nicque à voz décreetz.
Et nargue de voz grands arrestz.
Car nostre général s'en gosse
Venez le juger sans appel
Il vous a faict faire une fosse
Proche celle de Poupinel.
BNF, ms. fr. 18937, f. 238