Joachim du Bellay et la Défense et illustration de la langue française (1549)

Sous le règne de François Ier, un groupe de poètes, dont les plus célèbres sont Pierre de Ronsard (1524-1585) et Joachim du Bellay (1522-1560), forment un mouvement, connu sous le nom de Pléiade, dont l’ambition est d’exalter la puissance poétique de la langue française. Dix ans après la signature de l’ordonnance de Villers-Cotterêts, Du Bellay publie en 1549 : Défense et illustration de la langue française, un manifeste indissociablement littéraire et politique.

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Joachim du Bellay et la Défense et illustration de la langue française (1549)

Ill.1. Page de titre d'une édition de 1561 de Défense et illustration de la langue française, de Joachim du Bellay. Notes manuscrites de l’imprimeur Henri Estienne. (Bibliothèque municipale de Lyon.)
Ill.1. Page de titre d'une édition de 1561 de Défense et illustration de la langue française, de Joachim du Bellay. Notes manuscrites de l’imprimeur Henri Estienne. (Bibliothèque municipale de Lyon.)
Sommaire

Contexte : la Pléiade et la langue française

Les historiens de la littérature font débuter le mouvement littéraire de la Pléiade en 1549 avec la parution de la Défense et illustration de la langue française de Joachim du Bellay. Le mouvement plonge toutefois ses racines dans le foisonnement poétique de la première moitié du xvie siècle à Lyon, où se réunissent à partir du début des années 1530 de nombreux poètes, parmi lesquels Guillaume des Autels (1529-1599), Pontus de Tyard (1521-1605), Louise Labé (vers 1524-1566) ou encore Maurice Scève (1505-1564), auteur de Délie, objet de plus haute vertu, un recueil de poème qui inspire Pierre de Ronsard et Joachim du Bellay. Les poètes de la Pléiade s’inspirent aussi de modèles grecs (Homère, Pindare), latins (Virgile, Horace) et italiens, tels Boccace, Pétrarque et l’Arioste qui sont autant de modèles poétiques en France sous le règne de François Ier, alors même que celui-ci engage les forces du royaume dans les guerres d’Italie.

Vers 1546, Pierre de Ronsard réunit un cercle de poètes (Joachim du Bellay, Pontus de Tyard, Lazare de Baïf, Jacques Pelletier du Mans, Etienne Jodelle et Rémy Belleau) qui adopte le nom de « Pléiade » en hommage à un cercle de poètes ayant vécu à Alexandrie au iiie siècle. La Pléiade est portée par une mission poétique que résume Joachim du Bellay dans sa Défense et illustration de la langue française : « celuy sera véritablement le poëte que je cherche en nostre langue, qui me fera indigner, apayser, ejouyr, douloir, aymer, hayr, admirer, etonner, bref, qui tiendra la bride de mes affections, me tournant ça & la à son plaisir. »

Ces poètes recherchent de nouvelles formes poétiques capables de dire aussi bien, sinon mieux, ce que les auteurs anciens ont écrit de la beauté et des mystères du monde. Ils sont bien sûr d’excellents hellénistes et latinistes : Ronsard a ainsi suivi les cours de grec de Jean Dorat qui devient en 1560 professeur de grec au Collège des lecteurs royaux (ancêtre du Collège de France) et, comme ses compagnons, il a laissé une œuvre néo-latine, c’est-à-dire des textes poétiques écrits dans le latin classique de l’époque de Cicéron.

Les poètes de la Pléiade exaltent l’usage poétique du français. Avec succès : en 1579, alors que les auteurs de la Pléiade se sont déjà illustrés, Henri Estienne se félicite, dans son ouvrage intitulé Précellence du langage françois, de l’inventivité de la langue française et de son habileté à imiter la richesse de la langue grecque.

Archive : la Défense et illustration de la langue française (1549) de Joachim du Bellay 

« Donc, s’il est ainsi que de notre temps les astres, comme d’un commun accord, ont par une heureuse influence conspiré en l’honneur et accroissement de notre langue, qui sera celui des savants qui n’y voudra mettre la main, y répandant de tous côtés les fleurs et fruits de ces riches cornes d’abondance grecque et latine ? ou, à tout le moins, qui ne louera et approuvera l’industrie des autres ? Mais qui sera celui qui la voudra blâmer ? Nul, s’il n’est vraiment ennemi du nom français. 

[…]

Je ne craindrai point d’alléguer encore, pour tous les autres, ces deux lumières françaises, Guillaume Budé et Lazare de Baïf, dont le premier a écrit, non moins amplement que doctement, l’Institution du Prince, œuvre certes assez recommandé par le seul nom de l’ouvrier : l’autre n’a pas seulement traduit l’Électre de Sophocle, quasi vers pour vers, chose laborieuse, comme entendent ceux qui ont essayé le semblable, mais d’avantage a donné à notre langue le nom d’Épigrammes et d’Élégies, avec ce beau mot composé aigre-doux, afin qu’on n’attribue l’honneur de ces choses à quelque autre : et de ce que je dis, m’a assuré un gentilhomme mien ami, homme certes non moins digne de foi que de singulière érudition et jugement non vulgaire. Il me semble (lecteur ami des Muses françaises) qu’après ceux que j’ai nommés, tu ne dois avoir honte d’écrire en ta langue ; mais encore dois-tu, si tu es ami de la France, voire de toi-même, t’y donner du tout, avec cette généreuse opinion, qu’il vaut mieux être un Achille entre les siens, qu’un Diomède, voire bien souvent un Thersite, entre les autres. »

Joachim du Bellay, La Deffence, et illvstration de la langue francoyse, Arnoul l’Angelier, 1549. Chapitre XII. Exhortation aux Français d’écrire en leur langue, avec les louanges de la France

En 1549, le poète Joachim du Bellay fait paraître un traité sur l’art poétique, dix ans après la promulgation de l’ordonnance de Villers-Cotterêts par François Ier. L’ouvrage est dédicacé à un fidèle serviteur de ce dernier, le cardinal Jean du Bellay, cousin de Joachim. Le texte est accompagné d’un recueil de 50 sonnets inspirés du poète italien Pétrarque, l’Olive, d’un long poème intitulé L’Antérotique et d’une collection de Vers lyriques.

Ce texte acquiert immédiatement le statut de manifeste esthétique et éthique de la Pléiade et sera plusieurs fois réimprimé (Ill.1). Joachim du Bellay entend répondre à l’Art poétique publié en 1548 par un disciple de Clément Marot, nommé Thomas Sébillet. Dans cet ouvrage consacré à la réflexion sur la poésie en langue vernaculaire (en l’occurrence le français), Sébillet appelait à imiter les modèles antiques, reconnus pour leur excellence, et passait sous silence les œuvres de Ronsard, de Du Bellay et de leurs compagnons. Quelques mois plus tard, Du Bellay relève le gant et décide de proposer un texte théorique exposant ses propres préceptes poétiques. Dès le premier chapitre, il prend la défense de la langue française, capable d’égaler, voire de surpasser le grec et le latin, mais aussi l’italien. Pour Du Bellay, la tâche du poète est d’exalter le français, qui n’est encore qu’une langue « barbare et vulgaire ». 

Ce projet poétique va de pair avec une visée politique. Au moyen de la langue et de son rayonnement culturel, Du Bellay revendique une place de choix, et même la première, pour le royaume de France. Alors même que l’usage du français est loin d’avoir supplanté le latin en poésie, il lie ensemble affermissement de la langue et glorification de la patrie – un terme qu’il emprunte d’ailleurs à l’italien, au grand dam du poète Barthélémy Aneau, censeur de Du Bellay, qui écrit dans son Quintil Horatien, paru en 1550, que « le nom de Patrie est obliquement entré et venu en France avec les autres corruptions italiques ». Ce n’est donc pas un hasard si Du Bellay se place sous l’égide de François Ier : « le Roy Françoys [...], à qui la France ne doit moins qu’à Auguste Rome », acquiert ainsi dans l’œuvre une dimension mythique. 

Dans le passage cité, situé au dernier chapitre du texte de Du Bellay, l’auteur reprend les points essentiels de son raisonnement. Tout d’abord, il réaffirme les mérites de la langue française, aussi propice que le latin ou le grec à l’expression des formes d’art. Les auteurs ne doivent plus « avoir honte d’écrire en [leur] langue » puisque le français a acquis ses lettres de noblesse. Du Bellay parle d’« honneur et accroissement de notre langue » pour rendre compte de la maturation de la langue. Le poète estime qu’elle est désormais apte à être employée par les « savants » au même titre que le latin et le grec. C’est une invitation et même une incitation à employer le français. 

C’est justement le deuxième point mis en avant dans ce passage. Du Bellay illustre son propos avec des auteurs contemporains qui ont su s’emparer du français pour exprimer leur pensée, à l’instar de Guillaume Budé (1467-1540) et Lazare de Baïf (1496-1547). Le choix de ces auteurs est révélateur car ce sont à la fois de grands humanistes, le deuxième ayant été le protecteur du jeune Ronsard et le père du poète Jean-Antoine de Baïf, et des hommes proches de François Ier et des cercles du pouvoir. Ils se sont illustrés dans différents genres, tel un traité d’éducation pour Budé (De l’institution du prince, offert à François Ier en 1519 et publié pour la première fois en 1547) ou, pour Baïf, la traduction de l’Électre de Sophocle, publiée en 1537. Plus encore, ces auteurs contribuent à l’enrichissement du français en « donn[ant] à notre langue le nom d’Épigrammes et d’Élégies », c’est-à-dire en transférant des mots grecs directement en français. 

Enfin, Joachim du Bellay exhorte les auteurs de son temps à recourir au français et à ne plus « avoir honte d’écrire en [leur] langue ». Lorsqu’il écrit « qu’il vaut mieux être un Achille entre les siens, qu’un Diomède, voire bien souvent un Thersite, entre les autres », il s’appuie sur une métaphore provenant de l’Iliade, opposant le guerrier grec le plus célèbre de la guerre de Troie à deux autres guerriers plus obscurs pour affirmer que les poètes du xvie siècle peuvent espérer obtenir la gloire grâce à leur maîtrise du français : en grec, ils ne sauraient jamais dépasser le modèle des auteurs anciens.

Citer cet article

Jean Sénié , « Joachim du Bellay et la Défense et illustration de la langue française (1549) », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 26/11/24 , consulté le 12/01/2025. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22496

Bibliographie

Ford Philip, The Judgment of Palaemon. The Contest between Neo-Latin and Vernacular Poetry in Renaissance France, Leyde, Brill, 2013.

Magnien-Simonin Catherine, « Défense et illustration de la langue et de la nation françaises. Par les juristes de la fin du xvie siècle », Revue Française d'Histoire des Idées Politiques, n° 36-2, 2012, pp. 309-325.

Monferran Jean-Charles, L’École des Muses : les arts poétiques français à la Renaissance (1548-1610). Sébillet, Du Bellay, Peletier et les autres, Genève, Droz, 2011.

Monferran Jean-Charles, « Art poétique français et valeurs de la poésie. Figures et mutations du mauvais poète, des arts de seconde rhétorique à La Défense et illustration de la langue française », dans Gallet Olivier, Lionetto Adeline, Loubère Stéphanie, Michel Laure et Roger Thierry (dir.), Valeurs de la poésie xvie-xxie siècle, Rennes, PUR, 2023, pp. 26-32

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