Constantin et la christianisation de l’empire romain

L’empereur Constantin a été reconnu par toutes les Églises chrétiennes comme un saint, fêté le jour anniversaire de sa mort, le 21 mai 337. Pourtant, les historiens s’accordent à dire que s’il a véritablement consolidé l’État impérial romain dit tardif (après le iiie siècle), il ne fait pas du christianisme la religion officielle de l’État. L’histoire de son règne témoigne, au contraire, de sa grande prudence dans le domaine religieux, subordonné à ses intérêts politiques. Si pendant les dernières années de sa vie, il écrivit des textes qui ne laissent aucun doute sur le caractère personnel et sincère de ses convictions chrétiennes, il ne se présente comme un Empereur chrétien qu’avec beaucoup de précautions. 

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Constantin et la christianisation de l’empire romain

Ill.1. Miniature illustrant un manuscrit byzantin, les Homélies de Grégoire de Nazianze (329-390), 879-882. Collection : Cardinal Ridolfi ; Pierre Strozzi ; Catherine de Médicis. Bibliothèque nationale de France
Ill.1. Miniature illustrant un manuscrit byzantin, les Homélies de Grégoire de Nazianze (329-390), 879-882. Collection : Cardinal Ridolfi ; Pierre Strozzi ; Catherine de Médicis. Bibliothèque nationale de France. (Source) La scène représente la bataille du Pont Milvius (312) avant laquelle Constantin aurait, selon Eusèbe de Césarée, aperçu le chrisme dans le ciel. Dans cette illustration postérieure du IXe siècle, le chrisme est remplacé par la croix.
Ill.2. Vue extérieure du baptistère de la future église Saint-Jean-de-Latran à Rome, le seul bâtiment actuel qui donne une idée d’une construction chrétienne constantinienne. Baptistère de la basilica Constantiniana, église épiscopale ou cathédrale de Rome (future Saint-Jean-de-Latran), bâtie en 312/324.
Ill.2. Vue extérieure du baptistère de la future église Saint-Jean-de-Latran à Rome, le seul bâtiment actuel qui donne une idée d’une construction chrétienne constantinienne. Baptistère de la basilica Constantiniana, église épiscopale ou cathédrale de Rome (future Saint-Jean-de-Latran), bâtie en 312/324. (Source)
Ill.3. Fragments d’une statue de Constantin imitant une effigie de culte de Jupiter et installée, probablement en 313, dans une basilique civile du forum romain. Cour du Palais des Conservateurs, Musées du Capitole.
Ill.3. Fragments d’une statue de Constantin imitant une effigie de culte de Jupiter et installée, probablement en 313, dans une basilique civile du forum romain. Cour du Palais des Conservateurs, Musées du Capitole. (Source)
Sommaire

Contexte : Constantin est-il un empereur chrétien ? 

Au début du ive siècle, les chrétiens représentent selon les régions de l’Empire, entre 5 % et 20 % de la population de l’empire romain. En 304, l’empereur Dioclétien décide de contraindre les chrétiens à pratiquer le sacrifice païen, sous peine de supplices pouvant aller jusqu’à la mort. Les successeurs de Dioclétien, qui gouvernent dans le cadre de la Tétrarchie, font de l’attitude à adopter face aux chrétiens un enjeu important de leurs rivalités. En 311, Galère (m. en 311) promulgue un édit de tolérance. Six mois après sa mort, Maximin Daïa (m. en 313) fait de la lutte contre les chrétiens un axe majeur de son action. En 313, Constantin prend son contre-pied en allant plus loin que l’édit de Galère dans la tolérance à l’égard des chrétiens. Dans sa lutte pour l’hégémonie, Constantin mise depuis 312 sur le dieu des chrétiens dont il a fait le protecteur de son règne, quand Licinius (m. en 325) adopte le rôle de protecteur des anciennes traditions païennes.

Dès le règne de Constantin, des auteurs chrétiens comme Lactance (m. en 320) ou encore Eusèbe de Césarée (m. en 339-340) ont fait de cet affrontement une véritable guerre de religion alors qu’il s’agit d’abord d’une lutte pour le pouvoir impérial en l’absence de règle claire de succession. Ces deux auteurs, qui ont conseillé Constantin, ont même prétendu que l’empereur aurait eu, respectivement la veille et le jour de la bataille décisive du Pont Milvius en 312, la vision du chrisme composé des deux premières lettres imbriquées du mot « Christ » en grec, le Chi (X) et le Rho (P). (Ill.1). Selon ces deux versions, ces apparitions auraient convaincu l’empereur de se convertir au christianisme et de faire graver le signe XP sur le bouclier de son armée pour remporter la victoire. 

La politique de réconciliation, de pacification et d’ouverture menée par Constantin, après tant de troubles intérieurs, suscite l’enthousiasme des chrétiens et inquiète les tenants des cultes traditionnels. Pourtant, Constantin se garde de prendre un parti trop prononcé pour les chrétiens : ainsi accorde-t-il une large place dans son administration aux tenants de l’ancienne religion et quand il instaure un repos hebdomadaire, en rupture avec le calendrier traditionnel qui prévoit des jours fastes et néfastes sans régularité, il prend soin de l’appeler le « jour du soleil » et non pas le « jour du Seigneur », même s’il s’agit pourtant de l’invention du dimanche chrétien. Enfin, sa plus célèbre statue, conservée aux Musées du Capitole (Ill.3) imite une effigie de culte de Jupiter, le grand dieu de Rome. Cette surprenante dualité s’explique par la volonté de se rendre populaire auprès des païens, nettement majoritaires et par une prudence politique vis-à-vis de l’autre auguste, Licinius, demeuré lui-même païen.

De ce point de vue, l’année 324, marquée par la victoire sur Licinius et la fondation de Constantinople, est une véritable rupture. À partir de cette date, Constantin ose affirmer que le christianisme est la seule véritable religion et sa personne n’est plus associée à aucun symbole païen. Pour autant, il tolère toutes les manifestations du paganisme, y compris les sacrifices sanglants, honnis par les chrétiens, mais interdits seulement par le pouvoir dans le cadre du culte impérial. Il procède cependant à des confiscations d’objets précieux aux temples païens et tend à redistribuer les richesses au profit des églises chrétiennes. Mais Constantin n’a nullement fait du christianisme une religion d’État : en la matière, le vrai tournant doit attendre la fin du ive siècle, avec les édits de Théodose Ier en 391-392 qui considère désormais les sacrifices païens comme des crimes de lèse-majesté contre l’empereur.

Nous ne connaîtrons jamais les motifs personnels de la conversion de Constantin qui a attendu son dernier souffle pour se faire baptiser, ce qui était normal à cette époque pour un laïc. De son vivant, l’empereur a fait de multiples dons aux évêques pour l’édification de sanctuaires comme l’église Saint-Jean-de-Latran à Rome avec son baptistère (Ill.2). La véritable expression triomphale du christianisme fut réservée par Constantin aux Lieux saints de Palestine, Bethléem et Jérusalem, afin de célébrer la naissance et la résurrection du Christ. Plusieurs somptueuses églises y furent édifiées, comme celles de la nativité et du tombeau du Sauveur. 

Après 324 et jusqu’à sa mort en 337, le christianisme de Constantin se fait plus explicite, sans abandonner pour autant le principe de tolérance vis-à-vis des cultes traditionnels afin d’éviter les violences entre religions. Ce principe est encore exprimé dans une lettre adressée à chaque province et transcrite par Eusèbe de Césarée dans la Vie de Constantin.

Archive : Constantin déclare sa foi chrétienne et sa tolérance vis-à-vis des cultes païens (324)

47. (…) Ce texte autographe de l’empereur, traduit de la langue des Romains, il est nécessaire de le transcrire dans notre ouvrage, afin que nous puissions avoir l’impression d’entendre, pour ainsi dire, l’empereur lui-même proclamer aux oreilles de tous les hommes ce que voici. 

48. Constantin Vainqueur, Très Grand Auguste, aux habitants des provinces orientales (…). 

55. Maintenant je t’invoque, Dieu Très Grand : sois clément et favorable envers tes peuples de l’Orient, sois le pour tes sujets écrasés par un long malheur, en leur accordant la guérison par moi, ton serviteur. Ce n’est pas sans raison que je te demande cela, Maître de l’univers, Dieu saint. Car je me suis établi dans tes commandements pour exécuter une politique salutaire et je l’ai menée à bonne fin ; c’est en faisant porter partout devant moi ton sceau que j’ai conduit mon armée à la victoire. Et quand l’utilité des affaires publiques l’exige, c’est en suivant le même étendard de ta vertu que je marche contre les ennemis. C’est pourquoi je t’ai consacré mon âme où se mélangent purement l’amour et la crainte. J’aime sincèrement ton nom et je révère ta puissance dont tu as donné de nombreuses preuves et par laquelle tu as confirmé ma foi. Je m’empresse donc de prêter le concours de mes propres épaules pour la reconstruction de ta très sainte demeure que ces abominables impies ont eu la folie de détruire de fond en comble. 

56. Je désire, pour le bien de l’ensemble de l’univers et de tous les hommes, que ton peuple vive dans la paix et sans trouble. Que ceux qui sont dans l’erreur jouissent avec bonheur de la même paix et de la même quiétude que les fidèles. Car la douceur de ce partage pourra les corriger et les amener eux aussi dans le bon chemin. Que personne n’inquiète son prochain. Que chacun s’en tienne au choix de son âme et en fasse profit. Il faut cependant que les gens avisés soient bien persuadés que seuls vivront de façon sainte et pure ceux que tu appelles à se reposer sur tes saintes lois. Que ceux qui s’y soustraient possèdent, s’ils le veulent, les temples du mensonge. Nous, nous possédons la splendide demeure de ta vérité, que tu nous as donnée par nature. Ce bien, nous prions pour qu’ils l’aient aussi, afin que, par la concorde générale, ils en retirent eux aussi de la joie (…). 

59. Mais à toi soit rendue la plus grande grâce, Maître de l’univers, Dieu très grand. Car plus l’humanité s’efforce diversement d’atteindre la connaissance, plus les enseignements du Verbe divin prennent consistance pour ceux qui pensent droitement et qui s’exercent à l’authentique vertu. D’ailleurs, si quelqu’un ne veut pas se laisser guérir, qu’on ne l’impute pas à un autre, car la médecine, avec ses remèdes, est clairement offerte à tous. Que l’on prenne seulement garde que personne n’altère ce dont l’expérience nous atteste la pureté. Usons donc tous du bien qui nous est accordé en partage, c’est-à-dire du bienfait de la paix, et mettons notre conscience à l’écart de tout ce qui lui est contraire. 

60. Cependant, que personne ne moleste autrui pour lui imposer ce qu’il croit lui-même. Que chacun fasse profiter autrui, si possible, de ce qu’il a vu et compris ; sinon, qu’il s’abstienne. Car une chose est d’assumer volontairement le combat pour l’immortalité, une autre d’y contraindre par des châtiments. Voilà ce que j’avais à dire. Je l’ai exposé plus longuement que ne le voulait le dessein de ma clémence, parce que je ne voulais pas cacher ma foi dans la vérité, étant donné surtout que certains, d’après ce que j’entends dire, prétendent que les coutumes des temples et la puissance des ténèbres ont été anéanties. J’aurais conseillé cela à tous les hommes si la violente opposition de l’erreur perverse n’était, pour la ruine du salut commun, trop profondément gravée dans l’âme de certains (trad. M.-J. Rondeau). 

Eusèbe de Césarée, Vie de Constantin, II, 47-60 : Lettre de l’empereur aux provinciaux d’Orient

Cette lettre de Constantin est insérée par Eusèbe de Césarée dans sa Vie de Constantin. Eusèbe est né en Palestine vers 263 et s’exprime en grec. Il est élu évêque de Césarée en 313, puis devient un conseiller de Constantin et meurt vers 339/340. La Vie de Constantin est écrite après la mort de l’empereur, entre 337 et 339/340. Il s’agit moins d’une biographie classique d’empereur que d’une œuvre proche d’une vie de saint qui fait de lui un champion du christianisme « égal aux apôtres ». Cet enthousiasme des auteurs chrétiens forge la figure de Constantin pour la postérité.

Une autre lettre adressée selon Eusèbe aux habitants de Palestine a été retrouvée dans un papyrus égyptien (P. Lond. 878) de 319/320, ce qui tend à prouver l’authenticité de cette lettre retranscrite dans cet extrait de la Vie de Constantin. On peut ajouter que ces textes sont traduits du latin, comme l’indique Eusèbe à propos de cette lettre adressée aux provinciaux d’Orient (« traduit de la langue des Romains ») : le latin est bien la langue employée par les documents officiels de Constantin. Enfin, ces textes sont marqués par le style de la chancellerie impériale, ainsi que le montrent les titres de l’empereur : « Vainqueur Très Grand Auguste ». En définitive, on ne peut guère soupçonner Eusèbe d’avoir fabriqué un faux, une quinzaine d’années seulement après les événements. 

Dans cette lettre citée par Eusèbe de Césarée, Constantin adresse d’abord une prière à Dieu en se présentant comme son « serviteur » (thérapôn), selon un terme désignant Moïse dans la Bible grecque. Il invoque le « sceau » de Dieu, c’est-à-dire la croix du Christ qui lui a donné ses victoires, et sa « très sainte demeure », à savoir l’Église universelle. « Les temples du mensonge », utilisés par les « abominables impies », c’est-à-dire les païens adeptes d’une « erreur perverse », s’opposent à « la splendide demeure de ta vérité ». 

Mais la même prière exaltant la « vérité » chrétienne comporte l’affirmation d’une tolérance vis-à-vis des polythéistes : « Que ceux qui sont dans l’erreur jouissent avec bonheur de la même paix et de la même quiétude que les fidèles. Car la douceur de ce partage pourra les corriger et les amener eux aussi dans le bon chemin ». Le but de l’empereur est ici de préserver l’unité de l’empire et éventuellement de conduire les païens à la conversion, pensée comme une « guérison » au seul moyen de la persuasion : « si quelqu’un ne veut pas se laisser guérir, qu’on ne l’impute pas à un autre, car la médecine, avec ses remèdes, est clairement offerte à tous ». La violence destinée à convertir est clairement proscrite : « que personne ne moleste autrui pour lui imposer ce qu’il croit lui-même ». Ce principe repose sur la conscience réaliste que les cultes polythéistes sont encore très implantés dans l’empire : « certains, d’après ce que j’entends dire, prétendent que les coutumes des temples et la puissance des ténèbres ont été anéanties ». 

En définitive, cette lettre est le document qui montre le mieux comment Constantin a su opérer une distinction entre sa mission individuelle chrétienne et l’horizon d’attente majoritairement païen de ses contemporains. Si Constantin ne fonde pas l’empire chrétien, son règne constitue un jalon majeur dans l’évolution de l’empire romain dont la religion officielle devient le christianisme un peu plus d’un demi-siècle après sa mort.

Citer cet article

Vincent Puech , « Constantin et la christianisation de l’empire romain », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 12/07/24 , consulté le 19/02/2025. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22378

Bibliographie

Constantin, Lettres et discours, trad. P. Maraval, Paris, Les Belles Lettres, 2010. 

Eusèbe de Césarée Vie de Constantin, éd. F. Winkelmann, trad. M.-J. Rondeau, annot. L. Pietri, Paris, Les Éditions du Cerf, 2013. 

Pietri, Charles, « Constantin en 324. Propagande et théologie impériale d’après les documents de la Vita Constantini », dans Frezouls, Edmond (éd.), Crise et redressement dans les provinces européennes de l’Empire (milieu du iiie - milieu du ive siècle ap JC), Strasbourg, AECR, 1983, p. 63-90.

Puech, Vincent, « Constantin et les païens : un dominus très libéral », dans Le Doze, Philippe (dir.), Le costume de Prince. Vivre et se conduire en souverain dans la Rome antique d’Auguste à Constantin, Rome, École française de Rome, 2021, p. 179-202.

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