Mise au point : De la République romaine au Principat d’Auguste : un changement de régime politique respectueux des traditions républicaines
À la mort de César en 44 av. J.-C., le territoire romain s’est considérablement agrandi, s’étendant désormais à toutes les rives de la Méditerranée. Conçues pour gouverner une cité à la taille relativement modeste, les institutions républicaines en place depuis 509 av. J.-C. peinent à gouverner un espace aussi grand. Elles ont par ailleurs du mal à réguler les tensions entre les grandes familles romaines exacerbées par l’afflux d’argent lié à la conquête. Depuis 88 av. J.-C. la guerre civile est endémique et aucun général n’arrive à stabiliser le régime, qu’il s’agisse de Sylla (mort en 78 av. J.-C.), de Pompée (mort en 48 av. J.-C.) ou de César (mort en 44 av. J.-C.). Leurs ambitions personnelles, et les réflexions menées à Rome sur la nature du pouvoir depuis l’intégration de la plupart des royaumes hellénistiques, conduisent à envisager un régime de type monarchique. Cicéron décrit dans son De Republica l’homme d’État idéal à travers les vertus du « princeps », le « premier » citoyen de Rome.
Après l’assassinat de César en 44 av. J.-C. éclate la rivalité entre Marc Antoine, son bras droit et Octavien, son fils adoptif et héritier principal. Cette transition progressive de la République à un régime impérial dans lequel un seul homme concentre tous les pouvoirs, Octavien la rend possible par un usage habile des traditions romaines. Entre 44 et 31 av. J.-C., il est l’un des triumvirs chargés de la restauration des institutions avec Marc Antoine et Lépide. Sa victoire en 31 av. J.-C. contre Marc-Antoine (bataille d’Actium) marque la fin des guerres civiles et le début de la concentration progressive des pouvoirs par Octavien.
Marc Antoine meurt après sa défaite face à Octavien à Actium en 31 av. J.-C. Au-delà de la victoire militaire, les deux hommes se sont livrés à une guerre d’image : Octavien joue sur l’image solaire d’Apollon, attaché aux institutions républicaines et à la persistance de Rome comme capitale tandis que Marc Antoine, qui a fait de Dionysos sa figure tutélaire, est présenté comme un oriental susceptible de déplacer la capitale de l’empire en orient, surtout après son union avec Cléopâtre.
Octavien manœuvre avec beaucoup d’habileté. Sans rien changer formellement aux institutions républicaines, le Sénat, les magistratures et notamment le consulat et les assemblées, l’exercice même de son pouvoir transforme peu à peu le régime en régime de type monarchique. À sa mort en 14 ap. J.-C., la République est remplacée par le Principat, nom donné par convention à cette période de transition par les historiens.
En 30 av. J.-C., Octavien reçoit le ius auxilii, le droit de prêter assistance aux citoyens romains. Cette prérogative, la puissance tribunicienne**, était celle des « tribuns de la plèbe », des hommes élus qui veillaient aux intérêts de la plèbe, en usant notamment d’un droit de veto. Ils étaient sacro-saints et inviolables. De fait, il devient le défenseur du peuple. En 28, il est nommé princeps senatus, le premier des sénateurs et celui qui parle le premier au Sénat, ce qui lui confère une forte autorité morale.
Pour arriver à ses fins, Octavien, passé maître dans l’art de la manipulation joue l’humilité et surjoue la soumission face aux sénateurs. En 29, il demande au Sénat de redevenir un simple citoyen, un simple sénateur, en rendant tous les pouvoirs exceptionnels acquis durant la guerre civile. Il renouvelle sa demande en 27, sachant que le Sénat ne peut se passer de lui. Unanime, le Sénat le prie de garder la direction des affaires tout en le récompensant d’avoir proposé de renoncer à ses pouvoirs : le 16 janvier 27, il est appelé Augustus, nom revêtant une dimension religieuse (celui dont la parole a force d’augure*), ce qui lui donne une autorité morale supérieure à tous les autres Romains. Auguste a obtenu ces nouveaux pouvoirs du Sénat, en toute légalité et sans que ces changements dans la pratique du pouvoir n’apparaissent comme un véritable changement de régime pour les contemporains très attachés aux traditions républicaines.
De 27 à 23, Auguste est chaque année élu consul. Il possède ainsi l’imperium proconsulaire, un commandement militaire s’étendant sur toutes les provinces durant la durée du consulat. Or, à partir de 23, il dispose de cet imperium proconsulaire sans limite géographique ni temporelle : il est le premier à exercer ce pouvoir militaire sur tout le territoire de l’empire et à vie, ce qui constitue la base juridique et idéologique du nouveau régime du principat.
Le Sénat confirme ses nouveaux pouvoirs dont la puissance tribunicienne** à vie. Par ailleurs, ses pouvoirs sont dissociés des magistratures qu’il n’exerce pas, ce qui lui permet de se situer au-dessus des magistrats. En 18 av. J.-C, il accepte ainsi la responsabilité des lois et des mœurs (cura legum et morum), un pouvoir lié à la censure qui lui permet d’apparaître comme le gardien de la moralité à l’égal des censeurs, chargés du recensement et du contrôle des mœurs. Enfin, Auguste bénéficie de titres lui conférant une aura morale et religieuse sans précédent sur la population. En 12 av. J.-C., il obtient en effet le grand pontificat qui fait de lui le chef de la religion romaine. En 2 av. J.-C., il devient père de la patrie (pater patriae). Apparu en 396 av. J.-C. et très rarement octroyé par le Sénat, ce titre fait de lui le protecteur des sujets de l’empire, le bienfaiteur qui défend la liberté. Il redevient consul en 5 et 2 av. J.-C. pour présenter ses héritiers potentiels, ses deux petits-fils.
* Augure : Prêtre chargé d’interpréter les volontés des dieux (favorables ou défavorables) afin de déterminer la conduite à tenir et les décisions à prendre pour les satisfaire.
** Puissance tribunicienne : Pouvoir du tribun de la plèbe lui attribuant le droit de véto sur les actions ou décisions d’un magistrat, et le droit de porter secours à tout citoyen qui le demande.
Document : Les Res gestae divi Augusti
5.— La dictature qui me fut conférée par le Peuple et par le Sénat, en mon absence et en ma présence, sous les consuls Marcus Marcellus et Lucius Arruntius (22 av. J.-C.), je ne l’ai pas acceptée. Je n’ai pas refusé la responsabilité de l’annonce, lors de la pénurie aiguë de blé ; et je l’ai gérée de telle manière qu’en peu de jours, par mes subventions et par ma sollicitude, j’ai libéré la cité toute entière de la peur et du danger qui s’étaient manifestés. Le consulat annuel et perpétuel qu’on me conféra alors, je ne l’acceptai pas non plus.
6- … quand le Sénat et le Peuple romain furent unanimes pour proposer de m’élire seul curateur des lois et des mœurs, avec un pouvoir suprême, je n’ai accepté aucune magistrature qui me fût conférée à l’encontre de la coutume ancestrale. Les tâches que le Sénat voulait alors me faire accomplir, je les réalisai en vertu de ma puissance tribunicienne, et pour ce pouvoir, j’ai demandé moi-même au Sénat et obtenu cinq fois un collègue.
10.— Mon nom fut inclus en vertu d’un sénatus-consulte dans l’hymne salien*** à la place de mon collègue (toujours) vivant, je le refusai, bien que le Peuple voulût m’attribuer ce sacerdoce [Grand pontife****] que mon père avait détenu. Et ce sacerdoce, je l’ai reçu après un certain nombre d’années, ….
34.— Pendant mon sixième (28 av. J.-C.) et mon septième (27 av. J.-C.) consulat, après avoir éteint les guerres civiles, étant en possession du pouvoir absolu avec le consentement universel, je transférai la République de mon pouvoir dans la libre disposition du Sénat et du Peuple romain. Pour ce mérite, je fus appelé Auguste par sénatus‑consulte, les montants de la porte de ma maison furent revêtus sur ordre public de laurier, une couronne civique fut fixée au-dessus de la porte de ma maison, et dans la Curie***** fut accroché un bouclier d’or, que le Sénat et le Peuple romain m’offraient en raison de ma vaillance, de ma clémence, de ma justice et de ma piété, ainsi que l’inscription figurant sur le bouclier l’atteste. Depuis ce temps, je l’emportais sur tous en autorité (auctoritas), mais je n’avais pas plus de pouvoir que tous ceux qui ont été mes collègues dans toutes les magistratures.
Res gestae Divi Augusti, trad. J. Scheid, Paris, CUF, 2007.
***Cet hymne liturgique en latin archaïque était chanté durant les rituels effectués par les prêtres Saliens voués au culte du dieu Mars à Rome.
**** Chef de la religion romaine, le grand pontife préside le collège des pontifes.
***** La Curie est le lieu de réunion du Sénat sur le Forum à Rome. Déplacée et modifiée par César, elle est inaugurée en 28 av. J.-C. par Octavien.
Éclairages : l’habileté d’Auguste, entre respect des traditions républicaines et innovation politique
Les Res gestae divi Augusti (RGDA) nous informe sur la façon dont Auguste a conçu le régime qu’il a mis en place. Il s’agit de son testament politique médité pendant plusieurs années afin d’être gravé ensuite sur des tables de bronze, et affiché à l’entrée de son mausolée à Rome après sa mort. Des copies du texte ont également été envoyées dans les capitales des provinces de l’empire, et gravées sur les murs des temples d’Auguste. Plusieurs d’entre elles ont été retrouvées partiellement, dont celle du temple d’Ancyre (Ankara, Ill.2), la plus complète à ce jour.
Le texte est organisé en plusieurs courts chapitres très sobres. Certains concernent la politique du princeps envers les provinces, d’autres évoquent les titres acceptés ou refusés par Auguste, ce qui donne une image assez claire du régime du Principat.
Articles 5 et 6 : Auguste insiste sur la façon dont il a accepté ou refusé certains titres, pouvoirs ou magistratures, afin de mettre en avant le respect de la légalité et les souhaits du Sénat et du peuple, contrairement à ses prédécesseurs, dont César, qui n’ont pas eu cette même prudence. Pour ne pas heurter les Romains, Auguste a ainsi refusé la dictature, magistrature instaurée par la République durant en théorie six mois et conférant les pleins pouvoirs (imperium) à un homme pour régler une situation d’urgence, mais qui a été confiée à vie à César en 44 av. J. C., quelques jours avant son assassinat. Il ne souhaitait pas qu’on l’accuse de tyrannie ou de restaurer la monarchie abolie en 509 av. J.-C. S’il concentrait les pouvoirs, il souhaitait ménager les formes.
Article 10 : Le caractère « sacro-saint » d’Auguste, évoqué dans cet extrait, Octavien l’hérite de César dont il est le fils adoptif, l’adoption étant une pratique très courante chez les Romains quand bien même les parents naturels sont encore vivants. La déesse Vénus est considérée comme l’ancêtre des Iulii , famille de César. En 42 av. J.-C., soit deux ans après sa mort, César est divinisé, c’est-à-dire placé parmi les dieux, une distinction inédite à Rome soutenue par ses partisans dont Octavien et Marc Antoine. Un temple est édifié à Rome en l’honneur du « Divin Jules » qu’Auguste inaugure lui-même en 29 av. J.-C. Par son adoption, Auguste peut légitimement revendiquer sa filiation avec la déesse Vénus : il est le seul à Rome à pouvoir se dire descendant d’une divinité. Son rôle de grand pontife et sa sacro-sainteté en font un être qu’on ne peut attaquer sans déplaire aux dieux. À Rome, religion et pouvoir politique sont intimement liés, ce qui se manifeste avant tout par l’observation de rituels : tout acte politique est précédé d’une cérémonie religieuse, qui est placée sous l’autorité du grand pontife.
Article 34 : Les vertus présentés par Auguste dans cet article (la justice, la clémence, la piété et la vaillance) sont reconnues par le Sénat et fondent ainsi son autorité (auctoritas) sur tous. C’est le cœur de son argumentaire : il n’a pas plus de pouvoir que les autres mais il possède l’auctoritas sur les autres (« je l’emportais sur tous en autorité mais je n’avais pas plus de pouvoir »). L’auctoritas est une notion essentielle chez les Romains, qui appartient au droit public et privé, et qui traduit le prestige du chef, du magistrat, ce qui lui confère une prééminence sur les autres. Cette vertu n’est pas inscrite constitutionnellement mais elle représente un attribut moral et social très important. Le fils adoptif du “divin Jules” associe cette vertu à un nouveau titre qu’il accepte du Sénat en 27 av. J.-C. : le titre d’« Auguste » (Augustus), ce qu’il rappelle dans cet extrait. Augustus vient d’ailleurs de la même racine qu’auctoritas (augere : augmenter, accroître) : c’est un élément presque surnaturel qui signifie le rayonnement qu’une personne possède sur les autres par ses vertus exceptionnelles. Avec ce surnom d’Auguste, il possède un titre qui le place moralement au-dessus des hommes et le qualifie pour assurer la victoire et l’exercice du pouvoir.
S’il se présente dans ces RGDA comme le « restaurateur de la République », Auguste bouleverse en réalité le fonctionnement des institutions républicaines. Il cumule le pouvoir militaire (imperium), qui est la base juridique et idéologique du nouveau régime, et la puissance tribunicienne, l’élément démocratique et républicain. Ce cumul est cependant soigneusement passé sous silence, en particulier dans les RGDA où ces pouvoirs ne sont pas mentionnés côte à côte. Là encore, l’habileté d’Auguste est grande car il combine deux pouvoirs antinomiques, le pouvoir militaire et l’aide apportée au peuple (§ 5 avec l’annone). Le Principat augustéen représente à ce titre une fiction politique qui aurait pu disparaître à sa mort. Mais Auguste a préparé sa succession : son beau-fils Tibère lui succède en 14 ap. J.-C. Durant près de 50 ans, les membres de la dynastie julio-claudienne vont consolider le Principat, obtenant les divers pouvoirs tout au long de leur règne. Ce n’est qu’au début du règne de Vespasien (69-79) que la République est définitivement et officiellement abolie : fin 69-début 70, Vespasien reçoit par une loi tous les pouvoirs. Nous pouvons désormais parler de régime impérial.