Contexte : Les jésuites et l’économie sucrière en Guyane
La côte sauvage des Guyanes commencent à être explorée au début du xviie siècle par des flibustiers qui font commerce de graisse et de viande de lamentins avec les Amérindiens. Cayenne est alors connue pour être une rade tranquille, utile pour le repos des équipages après la traversée de l’Atlantique. En 1659 trois colonies hollandaises sont fondées, une à Cayenne, une à Rémire et la troisième sur le fleuve Approuague. La colonie de Rémire est une colonie fondée par des Juifs hollandais ayant fui le Pernambouc au Brésil. Ils y installent les premières sucreries. Les jésuites arrivent en Guyane en 1651 et s’y installent durablement à partir de 1665 sous le commandement du père Grillet, avec pour mission d’évangéliser les Amérindiens. Ils dépendent d’un père supérieur général installé à Saint-Pierre de la Martinique, siège de l’ordre pour les colonies françaises des Isles d’Amérique.
En 1731, Cayenne devient la préfecture apostolique de l’ordre : les Antilles et la Guyane n'ayant pas encore de diocèse, le pape nomme alors un jésuite faisant office d’évêque dans ces territoires. Cette nomination marque l’implantation réussie des jésuites en Guyane alors même qu’ils sont tout au plus une centaine de religieux entre 1667 et 1769. Les jésuites s’opposent à l’esclavage des Amérindiens qu’ils ont à cœur d’évangéliser. Au début du xviiie siècle, le père Lombart fonde la Mission de Kourou où sont regroupés des Amérindiens venus du littoral de Guyane, mais aussi de l’Amapá au Brésil. Au total cinq missions jésuites sont créées en Guyane pour évangéliser les Amérindiens. Cependant, la majorité des Amérindiens fuient le littoral et les expéditions nécessaires pour atteindre les villages demandent un financement conséquent. Pour financer l’œuvre d’évangélisation, les Jésuites n’ont donc aucune réticence à mettre en esclavage des Africains et pensent même faire œuvre de charité en les sauvant de l’Islam et des croyances animistes.
L’ordre jésuite est alors l’un des plus importants propriétaires terriens en Amérique du Nord et possède des habitations esclavagistes dans toutes les colonies d’Amérique. Dans leurs cinq habitations esclavagistes en Guyane, les Jésuites exploitent un peu moins d’un millier d’esclaves, un effectif nettement au dessus du nombre autorisé par le gouverneur. Cette richesse et l’influence politique et religieuse qu’ils exercent sur les colons font de l’ordre Jésuite un « Etat dans l’Etat » qui suscite la méfiance de la monarchie française au point que celle-ci décrète leur expulsion à partir de 1763 (les Jésuites quitteront a Guyane en 1768).
Si quelques pères s’émeuvent de la condition des esclaves, ces protestations ne conduisent jamais à la remise en cause du système esclavagiste, ni même à des affranchissements. Cependant les pères jésuites ont la réputation de prendre soin de leurs ateliers d’esclaves et on ne relève pas d’actes de maronnage dans l’habitation Loyola, c’est-à-dire de fuite des esclaves, plus ou moins organisés loin des habitations. Il faut toutefois resté très prudent sur cette question car nous ne possédons aucun témoignages direct d’esclaves. Les fouilles archéologiques menées à partir de 1996 sur l’habitation Jésuite, située à proximité de Cayenne, permettent cependant d’en savoir un peu plus sur les conditions de vie et sur le développement économique de ces habitations.
Archive : fouilles archéologiques de l’habitation Loyola en Guyane (XVIIe-XVIIIe siècle)




L’habitation Loyola fait l’objet de fouilles archéologiques depuis 1996. L’objectif de ces fouilles était de retrouver les éléments figurant sur la vignette de 1723 (Ill.1, L'habitation Loyola en 1723). Les archéologues ont découvert des éléments nouveaux comme une étuve dans la purgerie, une forge non représentée sur la vignette. Les différentes prospections ont permis de découvrir la sucrerie en 2004, l’indigoterie en 2007, la poterie en 2012 et de mieux saisir l’étendue impressionante de l’habitation et les lieux de travail des esclaves.
L’équipe archéologique a découvert des objet personnels appartenant aux hommes et aux femmes soumis au travail forcé, notamment des pipes à fumer qui se distiguent des pipes de colons par le matériau (de l’argile blanche pour les pipes coloniales, de l’argile rouge pour les pipes africaines) et la forme (les pipes coloniales sont standardisées tandis que les pipes africaines présentent des décors géométriques et différentes formes de fourneau (rond, carré, losange…). Les fouilles de la poterie Bergrave (située à environ 1 km de Loyola), menées dans les années 1980, ont révélé des moules pour ces formes de pipe (les pipes coloniales étaient exclusivement produites en Europe). La présence de ces moules a révèlé que les esclaves, tout en ayant un statut de bien meuble, pouvaient posséder certains objets.
Le quartier des esclaves a fait l’objet de sondages archéologiques par l’Inrap (Institut national de recherches archéologiques préventives) mais l’habitat ayant été construit en bois et se situant dans une zone marécageuse, il reste peu d’éléments permettant de comprendre leurs conditions de vie. En Guyane, jusqu’au xixe siècle, toutes les constructions étaient en bois sauf les cuisines et les manufactures où l’on faisait usage du feu. Aujourd’hui, seuls les batîments construits en moellons de granite ou de cuirasse ferralitique (maison de maître, chapelle, magasin) ont conservé leurs soubassements. L’analyse des objets métalliques trouvés dans la forge a révélé que le métal provenait des berges du fleuve Saint-Laurent au Québec. Malgré la polique de « l’Exclusif », qui impose aux colonies françaises de n’échanger qu’avec la métropole, les historiens et les archéologues ont démontré l’existence d’un commerce intercolonial le long des côtes américaines. La morue séchée de Terre Neuve alimentaient toute la Caraïbe, la Nouvelle France fournissait du bétail, du bois, du métal aux autres colonies.
Pour comprendre l’importance de cette habitation sucrière en Guyane, il faut revenir à son développement économique depuis la fin du xviie siècle. En 1668 les jésuites rachetèrent d’anciennes concessions pour y installer leur habitation sucrière située à proximité de Cayenne (aujourd’hui sur la commune de Remire-Montjoly). Dans les années 1720 l’habitation était à son apogée : elle faisait tourner un atelier de près de 500 esclaves (aucune autre habitation en Guyane n’atteignait ce chiffre : en moyenne, les maîtres mettaient au travail une centaine d’esclaves en Guyane) et possèdait une sucrerie avec des séchoirs à café attenants, ainsi qu’une poterie. Dans les années 1730, les jésuites construisirent un moulin à vent de 8 m de haut tout en pierre de taille, orné du cœur de Marie et de la devise des jésuites IHS (Iesus Hominum Salvator – Jésus, sauveur de l’homme), un monument aujourd’hui classé au titre des Monuments Historiques. En 1740, une nouvelle manufacture est construite sous la direction d’un frère jésuite indigotier de Saint-Domingue. La disposition des différents établissements, situés sur une carte de l’actuelle commune de Remire-Montjoly, laisse imaginer l’immense étendue de l’habitation jésuite à son apogée (figure 1).
À partir du milieu du xviiie siècle, les conditions climatiques, sanitaires et agricoles mirent en péril l’ensemble des productions de l’habitation, le sucre, le tafia, le café, l’indigo. Les pluies diluviennes, les attaques de fourmis manioc, les maladies et une terre peu fertile ne permirent plus d’atteindre des rendements élevés. En 1748, l’indigoterie fut abandonnée (figure 4). La pâte d’indigo produite, destinée aux teinturies métropolitaines, était de mauvaise qualité et n’avait donc pas résisté à la concurrence de l’indigo produit à St Domingue. En 1755, les jésuites fermèrent la chaufferie (espace de cuisson du sucre) pour la déplacer sur une nouvelle habitation située plus à l’intérieur des terres, à plusieurs jours de marche, l’habitation Saint-Régis sur la Comté. Ils ne gardèrent à Loyola que la production de tafia (alcool de sucre) dans la vinaigrerie (figure 2) puis déplacèrent leur atelier d’esclaves vers l’habitation Mont-Louis (rebaptisé Beauregard après le départ des jésuites) pour mettre en culture de nouvelles terres à Rémire. Les Jésuites possédaient également une ménagerie pour le bétail dans les terres, Maripa, et une habitation à Kourou au pied des Montagnes des Pères. En 1768, les jésuites furent chassés de la colonie par application du décret royal de 1763. Ils détruisirent alors volontairement les bâtiments de la sucrerie pour qu’elle ne soit pas réutilisée. Il revinrent toutefois en Guyane entre 1858 et 1875 pour gérer le pénitencier de l’îlet la Mère en face de Montjoly et soigner les malades de la fièvre jaune.