Été 1936 : que faire des congés payés ?

Contrairement à ce que prétend un mythe tenace, le Front Populaire n’a pas inventé les congés payés mais les a généralisés en 1936. Il reste que cette mesure a marqué une grande partie des ouvriers et des employés français car l’idée même de partir en vacances, à la plage ou à la montagne, n’allait pas de soi dans les milieux populaires. Benigno Cacérès, jeune charpentier à l’été 1936, se souvient de la joie et du désarroi ressentis lors de ces premiers « congés payés ».

Archive pour la classe

Été 1936 : que faire des congés payés ?

Le 13 août 1936, le magazine de photojournalisme Regards, de sensibilité communiste, encourage ses lecteurs à profiter des bienfaits du cyclisme, des randonnées et des baignades
Le 13 août 1936, le magazine de photojournalisme Regards, de sensibilité communiste, encourage ses lecteurs à profiter des bienfaits du cyclisme, des randonnées et des baignades (Gallica)
Sommaire

Contexte : le Front populaire généralise les congés payés (1936)

Les congés payés demeurent l’un des symboles les plus forts des acquis de l’été 1936. Immédiatement populaire, la mesure est la seule à laquelle le régime de Vichy ne touchera pas. Mais contrairement à une légende tenace, le Front populaire n’a pas inventé les congés payés en France. Dès la Belle Époque, quelques salariés français bénéficient déjà d’un droit aux congés payés expérimenté à grande échelle dans d’autres pays européens. En Allemagne, par exemple, les conventions collectives conclues après-guerre généralisent les congés payés que certaines entreprises avaient concédés dès 1905 à leurs employés. Après-guerre, une dizaine d’États européens adoptent des législations qui accordent, suivant l’ancienneté, jusqu’à 10 jours de congés payés par an.

En France, les fonctionnaires et les salariés des entreprises auxquelles l’État a accordé le droit d’exploiter certains biens ou services (compagnies de chemin de fer, entreprises distributrices d’électricité) sont les premiers à en profiter. En 1905, les salariés du métro parisien se voient octroyer dix jours de congés payés. La durée est étendue à trois semaines après la Première Guerre mondiale. Le fait est plus rare dans le secteur privé. En 1925, une enquête sur les congés payés accordés aux ouvriers est diligentée par le ministère du Travail. Les entreprises qui ont répondu positivement salarient environ 40 000 ouvriers. L’instauration de congés payés résulte alors d’une décision de l’employeur ou de conventions collectives conclues par les organisations syndicales et patronales. À Paris, grâce aux accords signés en 1923, les couturières ont obtenu 10 jours de congés payés annuels.

Il reste que cette revendication est rarement considérée comme une priorité avant les années 1930. Si la revendication d’un droit au repos fait progressivement son chemin au  xixesiècle, celle d’un droit aux vacances reste en effet tardive. Les revendications liées aux conditions de travail portent alors sur la réduction du nombre d’heures travaillées et non sur les loisirs. Dans les années 1920, la revendication de vacances payées apparaît timidement à l’ordre du jour des congrès des fédérations cégétistes. En vue des élections de 1936, cette question n’est même pas évoquée dans le programme de la CGT ni dans le programme du « Rassemblement populaire » sur lequel se sont accordés la SFIO, le PCF puis le Parti Radical en vue des élections législatives de 1936. Jugée illusoire, elle est écartée pour privilégier d’autres demandes estimées plus réalistes comme l’augmentation des salaires ou l’exigence d’un contrôle ouvrier dans les usines. En outre, dans une France frappée par la crise économique et le chômage, il importe de défendre le travail plutôt que les loisirs ou le repos.

C’est bien le mouvement social et populaire de l’été 1936 qui porte cette revendication et permet de l’imposer à l’agenda des dirigeants du Front populaire. Léon Blum, qui en comprend l’importance et conçoit les loisirs comme une forme d’émancipation, l’impose aux patrons lors des Accords Matignon, puis demande à Charles Picquenard, directeur du Travail au ministère du Travail, de rédiger un projet de loi. Ce haut fonctionnaire réformateur et expérimenté, s’appuie sur deux projets de loi déjà déposés en 1925 et en 1931, mais également sur les nombreuses études engagées par l’Organisation internationale du travail (OIT). Adopté par la Chambre à la quasi-unanimité, et après une discussion très courte, le texte est transmis au Sénat qui l’adopte sans modification le 20 juin 1936. Par la suite, des circulaires, publiées dès le mois d’août, viennent préciser les modalités d’application.

Archive : que faire des « congés payés » ? Le témoignage de Benigno Cacérès, ouvrier-charpentier à l’été 1936

« Qu’est-ce que c’était la vie d’un travailleur à cette époque ? (…) C’était une partie scolaire au début de l’existence c’est-à-dire de 6 à 12 ans (…) puis une vie de travail jusqu’à la fin de ses jours. On ne trouvait pas cela anormal. C’était ce qu’on appelait la condition ouvrière. Nous avions le dimanche, les apprentis pas toujours. Le nombre de fois où je suis allé balayer l’atelier le dimanche parce que le patron l’avait demandé, je ne vois pas comment je pouvais le refuser. C’était pas le syndicat – dans le rapport de force – qui aurait pu me soutenir. C’était comme quand il me demandait de laver sa voiture (…) et bien je le faisais. Le concept de loisir n’entrait pas dans la vision de la vie du travailleur. Il faut bien comprendre cela. Le Front populaire, le gouvernement de Léon Blum, a introduit une vision de l’homme, une vision de la vie, un style de vie (…). On a changé la vie, pourquoi ? Parce que tout d’un coup, l’ensemble des travailleurs français, je dis bien l’ensemble, a devant lui la perspective d’une vie avec une partie scolaire qui allait petit à petit s’allonger jusqu’à 14 ans, une partie de travail, une semaine de 2 dimanches, et 12 jours qui vous appartenaient, je ne dis pas de congés payés, 12 jours qui vous appartenaient (…) En 1936, des hommes et des femmes de notre pays se sont trouvés pendant 12 jours disant « ils m’appartiennent ».

 Mais paradoxalement, on ne savait pas quoi en faire. (…) En terme irrespectueux, on ne savait pas quoi foutre. (…) Il y avait une chose que l’on savait bien, c’est que pour une multitude de raisons, on avait toujours chez soi des travaux en retard (arranger la cuisinière, tapisser…) on n’allait pas trouver les autres professions, on faisait tout soi-même. Nos conditions d’existence ne nous permettaient pas, comme maintenant, d’acheter les produits que l’on jette (…) Les premiers jours nous les avons passés à faire des choses chez nous, chez les voisins, chez les copains. Tiens le petit Cacérès, il ne travaille pas pendant 12 jours, il est presque au chômage, alors il peut arranger la porte de la voisine, alors c’était merveilleux car au lieu de vous lever à 6 h pour arriver au chantier à 7h, je pouvais arranger la porte de la voisine à 9h du matin et elle me faisait deux œufs au plat.

 Eh bien, c’était le paradis. Voilà le début des congés payés. Et puis, si vers 4 ou 5 heures avec les copains, j’avais envie d’aller faire un tour ou une partie de belotte, c’était permis. On avait presque mauvaise conscience. Jouer à la belotte à 4 heures et demie, payé par le patron, dans notre psychologie, notre manière de voir, je ne dis pas il n’y avait là peut-être pas une mauvaise conscience mais une inquiétude. Après, en 1937, (…) les loisirs ont commencé à s’organiser (…) L’idée du voyage, sortir de chez soi (…) ne venait pas à l’esprit. C’était comme ça. Pourquoi ? D’abord pour des raisons matérielles. N’oubliez pas que la première grande chose de Léo Lagrange*, ça a été le « billet congé-payé » (…). Les habitudes, le mode de vie et aussi le fait que la semaine durait jusqu’au samedi pour ne pas dire jusqu’au dimanche, faisaient que les gens ne partaient pas, partir où, comment, il n’y avait pas le temps nécessaire au départ. (…) Tout d’un coup, ils ont eu la possibilité dans des conditions plus saines, ils ont pu se déplacer. Qu’est-ce qu’ils ont fait ? Ils ont essayé, de mon point de vue, d’aller « au plus près de leurs rêves ». Qu’est-ce que cela peut être, le rêve d’un travailleur qui vit à Toulouse, à Lyon, prenez les grandes villes comme cela. Et bien, c’était de voir la mer. »

* Avocat de formation, Léo Lagrange est élu député socialiste du Nord en 1932. Lors du Front populaire, il est nommé sous-secrétaire d’État au sport et à l’organisation des loisirs, une fonction jusque-là inédite. Il s’emploie alors à développer les loisirs touristiques, sportifs mais aussi culturels.

Archives départementales du Val-de-Marne, Fond Benigno Cacéres, 14 AV 861-862.

Commentaire de l’archive

Ce témoignage recueilli lors d’un entretien réalisé en 1976 est extrait d’une archive orale conservée aux Archives départementales du Val-de-Marne. Né en 1916, Benigno Cacérès est issu d’une famille immigrée espagnole. Originaire de la région toulousaine, il quitte l’école après le certificat d’études pour devenir charpentier. Après la Seconde Guerre mondiale, il participera à la fondation du mouvement « Peuple et culture » dont le principe fondateur vise à « rendre la culture au peuple et le peuple à la culture ». Il en devient rapidement l’un des principaux animateurs et reste toute sa vie un militant de l’éducation populaire. Autodidacte au parcours atypique, il se fait écrivain et historien des formes d’éducation ouvrière, une préoccupation qui le conduit à déposer ses nombreuses archives personnelles.

Son témoignage permet de comprendre comment les familles de classes populaires ont vécu les premiers congés payés. Il ne s’agit pas encore de s’offrir des loisirs mais bien de desserrer l’emprise du travail sur les existences. L’expression, comme l’anecdote contant les dimanches passés à laver la voiture du patron (« C’était comme quand il me demandait de laver sa voiture »), rappelle l’importance des affrontements autour de la maîtrise du temps de travail et souligne combien la faculté de maîtriser son temps ou à l’inverse, la soumission à des rythmes dictés par d’autres indique la position occupée dans la hiérarchie sociale. Comme l’exprime Benigno Cacérès, les congés payés sont d’abord « 12 jours qui nous appartenaient ».

Ce temps libre est d’abord un temps vide qu’il faut meubler. Là aussi, contrairement aux préjugés tenaces sur l’été 1936, les ouvriers ne se précipitent pas sur les plages françaises mais restent chez eux. Ceux qui partent ne s’aventurent qu’à quelques dizaines de kilomètres, le plus souvent à bicyclette, un moyen de locomotion ordinairement utilisé pour se rendre au travail. Mais l’étroitesse des budgets ouvriers, parfois rongés par la crise et le chômage partiel, limite l’ampleur des déplacements. Pour la majorité d’entre eux, il s’agit de reprendre les distractions habituelles : « jouer à la belote » avec les copains, partir déjeuner en famille au bord de l’eau, aller danser au bal ou au café, comme on le faisait déjà parfois le dimanche. Comme l’évoque le témoignage, une partie des occupations consiste à réinvestir les savoirs faires acquis au travail. Benigno Cacérès passe donc une partie de ses vacances à bricoler pour son voisinage. Ce travail, économiquement nécessaire, est aussi une forme de loisir créateur. La remarque de ses voisins (« Tiens le petit Cacéres, il ne travaille pas pendant douze jours, il est presque au chômage ») souligne bien la difficulté à concevoir le temps des congés payés comme un temps dédié aux loisirs.

Il faut attendre l’été suivant pour voir les classes populaires s’aventurer plus loin, même si le nombre de départs reste limité. Le séjour à la mer a la faveur des familles ouvrières alors que les loisirs à la montagne restent très élitaires. Cependant, les possibilités de séjour hors du logement se multiplient avec l’organisation croissante des loisirs. Benigno Cacéres rend ici hommage à l’œuvre du gouvernement, en évoquant le rôle de Léo Lagrange, député socialiste du Nord, sous-secrétaire d’État aux loisirs et aux sports. Celui-ci met à la disposition des salariés des « billets de congé populaires » qui permettent de bénéficier d’une réduction de 40 % sur les tarifs appliqués par les compagnies de chemin de fer. 600 000 sont émis en 1936 puis 900 000 en 1938. À la différence des régimes fascistes et totalitaires qui développent les loisirs sportifs exaltant l’unité et la gloire nationale, le gouvernement du Front populaire conçoit l’accès de tous à la culture et aux loisirs comme la satisfaction d’un besoin social (dignité et recherche du bonheur).

Citer cet article

Laure Machu , « Été 1936 : que faire des congés payés ? », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 06/01/23 , consulté le 20/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22044

Bibliographie

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Hordern Francis, « Genèse et vote de la loi du 20 Juin 1936 sur les congés payés », ” Le Mouvement Social, n°150, 1990, p. 19–34.

Tremp Rolande, Boscus Alain, « Les premiers congés payés à Decazeville et à Mazamet », Le Mouvement Social, no. 150, 1990, p. 65–77.

Ory Pascal, La belle illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire 1935-1938, Paris, Plon,1994, p. 719.

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