Mise au point : la crise de 1929 et le renforcement de l’État dans les pays latino-américains
La crise de 1929 touche de plein fouet les États latino-américains dont les économies sont alors essentiellement organisées autour de l’exportation de matières premières vers les pays industrialisés. L’effondrement des cours mondiaux des produits agricoles et miniers provoque une baisse des revenus des exportations et un déficit budgétaire des États qui ne peuvent plus prélever autant d’impôts sur les activités commerciales. Les États réagissent dans un premier temps en réduisant les dépenses publiques pour équilibrer leur budget. Mais la baisse des activités liées au commerce extérieur, conjuguée à la diminution des dépenses publiques (qui représentent environ 11% du PIB au Brésil et en Argentine en 1929) entraîne une forte récession et une hausse importante du chômage dans les pays d’Amérique latine.
Dans un tel contexte, le mécontentement populaire crée un climat propice à l’instabilité politique. Entre 1930 et 1934, treize coups d’État secouent l’Amérique latine. Il faut cependant nuancer certains clichés attachés à l’histoire politique d’un sous-continent souvent décrit comme le creuset du « populisme » et réduit à l’image des dictatures militaires. En Amérique latine, la Grande dépression ne se traduit pas toujours par l’apparition de régimes plus autoritaires. Ainsi, dans l’Argentine de 1930, la destitution du président élu, Hipólito Yrigoyen, fait place à une dictature de 16 mois, mais elle est vite remplacée en 1932 par un gouvernement conservateur élu par les Argentins. Au Chili, c’est au contraire le dictateur Carlos Ibañez qui doit démissionner face aux protestations populaires en 1931, dans le cadre d’une crise qui débouche sur l’instauration d’une République socialiste en 1932, puis sur l’élection du libéral Arturo Alessandri.
En Colombie, la victoire électorale des libéraux en 1930 met fin à 44 ans d’hégémonie conservatrice. Quant au Mexique, il se singularise par la continuité de son gouvernement révolutionnaire qui, sous l’effet de la crise, reprend le fil des réformes sociales radicales. Le Brésil, souvent présenté comme le modèle d’un tournant autoritaire lié à la crise économique ne devient véritablement un régime autoritaire qu’à partir de 1937 avec l’établissement de l’Estado Novo, au moment où les effets économiques de la crise de 1929 ne sont plus ressentis dans le pays (Ill.1) De même, le tournant de la Bolivie vers un « socialisme militaire » en 1936 est davantage lié à l’instabilité politique née de la Guerre du Chaco (1932-1935) qu’aux effets lointains de la crise de 1929.
Cependant, un point commun existe entre ces différents pays confrontés à la crise de 1929 : le renforcement du rôle de l’État. En effet, comme c’est le cas en Europe et aux États-Unis, les gouvernements latino-américains reconnaissent l’utilité d’une intervention accrue de l’État dans les activités économiques. Ainsi, les pays d’Amérique latine des années 1930 participent-ils à un processus plus global marqué par le discrédit du libéralisme économique classique et s’inspirent de façon pragmatique de nouvelles expériences de gouvernement ou de projets économiques alternatifs tels que le New Deal aux États-Unis, le corporatisme de l’Italie fasciste ou les plans quinquennaux de l’Union Soviétique.
À l’échelle du sous-continent, des gouvernements de nature très différentes se retrouvent alors sur la nécessité d’un État régulateur de l’économie. À partir de 1932, le Mexique révolutionnaire de Lázaro Cárdenas met en place des politiques monétaires de relance, proches des recettes keynésiennes, visant à accroître la production et à augmenter la consommation. En 1934, le Plan sexennal mexicain insiste sur “le rôle central de l’État dans la réorientation et la restructuration de la société”, s’inspirant cette fois des plans quinquennaux soviétiques. En Argentine, sous la présidence du conservateur Agustín P. Justo, l’économiste Raúl Prebisch, conseiller spécial du ministre des Finances est à l’origine d’un Plan d’action économique national instauré en 1933 qu’il qualifie lui-même de « keynésien ».
Dans le même temps, les élites latino-américaines, craignant la généralisation des conflits sociaux et l’avènement d’une gauche révolutionnaire, s’accordent pour confier à l’État un rôle d’arbitre dans les relations de travail. Le Mexique adopte ainsi la première Loi Fédérale du travail (1931) qui vise à encadrer les relations entre patrons et ouvriers. Elle reconnaît les syndicats, réglemente les contrats collectifs et instaure des Assemblées d’arbitrage et de conciliation dans chaque juridiction. En Colombie, le libéral Enrique Olaya Herrera impose dès 1931 la loi organisant les syndicats et érige le président en arbitre suprême des conflits du travail. Mais ce sont les constitutions péruvienne (1933) et brésilienne (1934) qui représentent l’expression la plus aboutie quant à la reconnaissance des droits sociaux par l’État.
Document : Les constitutions sociales du Pérou (1933) et du Brésil (1934)
Constitution politique du Pérou de 1933 (extraits) :
TITRE II GARANTIES CONSTITUTIONNELLES
CHAPITRE I GARANTIES NATIONALES ET SOCIALES
Art. 42. L’État garantit la liberté du travail. Toute profession, industrie ou métier qui ne s’oppose pas à la morale, la santé ou la sécurité publique peut s’exercer librement.
Art. 43. L’État légiférera sur les contrats collectifs de travail.
Art. 44. Toute disposition d’un contrat de travail qui restreint l’exercice des droits civils, politiques et sociaux est interdit.
Art. 45. L’État favorisera un régime de participation des employés et des travailleurs aux bénéfices des entreprises et légifèrera sur les autres aspects de leurs relations mutuelles, ainsi que sur la défense des employés et des travailleurs en général.
Art. 46. L’État légifèrera sur l’organisation générale et la sécurité du travail industriel, ainsi que sur les garanties que ce dernier doit assurer quant à la vie, la santé et l’hygiène des travailleurs. La loi fixera les conditions maximales de travail, l’indemnisation pour accident, ainsi que les salaires minimums liés à l’âge, au sexe, à la nature des travaux et aux conditions ou nécessités des diverses régions du pays.
Art. 48. La loi établira un régime de prévision des conséquences économiques du chômage, de l’âge, de la maladie, l’invalidité et la mort. Elle encouragera les institutions de solidarité sociale, les sociétés d’épargne et d’assurance et les coopératives.
Constitution brésilienne de 1934 (extraits):
TITRE IV
De l’ordre économique et social
Art. 120. Les syndicats et les associations professionnelles seront reconnues en conformité avec la loi.
Art. 121. La loi encouragera la protection de la production et établira les conditions du travail, en ville et à la campagne, en tenant compte de la protection sociale du travailleur et des intérêts économiques du pays.
§ 1º. La législation du travail respectera les préceptes suivants qui visent à améliorer les conditions des travailleurs:
a) interdiction d’instaurer des différences de salaire pour un même travail pour des motifs d’âge, de sexe, de nationalité ou d’État civil.
b) établissement d’un salaire minimum capable de satisfaire, selon les conditions de chaque région, les nécessités normales du travailleur.
c) la journée de travail est de 8 heures, elle peut être inférieure, mais ne peut dépasser 8 heures sauf dans les cas prévus par la loi.
d) interdiction du travail des mineurs de moins de 14 ans; du travail nocturne des mineurs de moins de 16 ans et dans des industries insalubres concernant les moins de 18 ans et les femmes.
e) repos hebdomadaire, de préférence les dimanches.
f) les jours fériés seront rémunérés.
g) indemnisation du travailleur renvoyé sans cause juste.
h) assistance médicale et sanitaire du travailleur et des femmes enceintes, en assurant à celle-ci le repos avant et après l’accouchement, sans porter préjudice à leur salaire ou leur emploi. Régime de prévision via une contribution égale de l’employeur et de l’employé, en faveur de la vieillesse, de la maternité et en cas d’accidents du travail ou de mort.
i) réglementation de l’exercice de toutes les professions.
j) reconnaissance des conventions collectives de travail.
Éclairages : quand la constitution protège les travailleurs (Pérou, 1933 et Brésil, 1934)
Au Pérou comme au Brésil, l’amorce de l’industrialisation et de l’urbanisation durant les années 1920 ont donné lieu à l’émergence de nouveaux acteurs sociaux : les « travailleurs » de l’industrie et les « employés », lesquels représentent une part croissante de la population urbaine. Entre 1900 et 1920, la population de San Paulo passe de 240 000 à 580 000 habitants sous l’effet de l’immigration et de l’implantation d’industries dans la ville. En 1920, les ouvriers y représentent 20 % des habitants. À Lima, les ouvriers représentent 58 % de la population active en 1920 et 68 % en 1931. Leur visibilité nouvelle donne une nouvelle dimension à la crise sociale, économique et politique qui découle de la crise de 1929.
Les constitutions péruvienne (1933) et brésilienne (1934) s’inscrivent précisément dans ce contexte de crise économique (multiplication des grèves avec la récession) et politique (coups d’État de 1930 dans les deux pays ; guerre civile de 1932 au Brésil) qui conduisent les élites dirigeantes à imposer l’intervention de l’État pour réguler les relations conflictuelles entre les employeurs et les « travailleurs », de plus en plus nombreux dans les grandes villes latino-américaines.
Les deux constitutions indiquent en effet que l’État doit désormais assurer la mise en place de « conventions collectives » (Brésil, art 121§ 1º, j) ou de « contrats collectifs » (Pérou, art.43) pour assurer un cadre réglementaire au travail des salariés dans les entreprises et éviter ainsi l’arbitraire des employeurs. De même, les « syndicats » (Brésil, art. 120) sont-ils reconnus au Brésil en conformité avec la loi de syndicalisation de 1931 qui a transformé les organisations syndicales en organes de collaboration avec l’État. C’est aussi l’État qui s’engage à assurer la défense des employés au Pérou, même si les syndicats ne sont pas explicitement reconnus (Pérou, art. 45). Plus marquant encore, la constitution péruvienne assure aux employés et travailleurs « une participation aux bénéfices des entreprises » (Pérou, art. 45) et l’État brésilien s’engage à imposer le principe d’un salaire minimum prenant en compte « les nécessités normales du travailleur » (Brésil, art. 120, § 1º, b).
Les deux extraits montrent également la prise en compte des droits sociaux des travailleurs au Brésil et au Pérou : reconnaissance des questions d’hygiène et de santé au travail (Pérou, art.46), de solidarité face aux accidents à la maladie et au chômage (Pérou, art. 48 ; Brésil, art. 120, § 1º, h) jusqu’à l’interdiction du travail des mineurs et la limitation du temps de travail au Brésil avec la reconnaissance de la journée de 8 heures, devenue un standard international des réformes sociales dans l’entre-deux-guerres.
Ces dispositions reflètent un climat d’idées transnationales propre à l’entre-deux-guerres. Ainsi, le fameux article 123 de la Constitution mexicaine de 1917 qui enjoint de légiférer sur le travail inspire-t-il l’article 45 de la Constitution péruvienne en 1933. Il est également repris presque à l’identique dans les dispositions de l’article 121 de la Constitution brésilienne. La protection des travailleurs, des femmes et des mineurs reprend également les acquis de la Constitution de la République espagnole de 1931. Quant à l’article 43 de la charte péruvienne qui donne à l’État le pouvoir de définir les contrats collectifs de travail, il rappelle - (sans en être explicitement inspiré) - la Charte du travail (Carta del Lavoro) mise en place dans l’Italie fasciste en 1927 et dans laquelle l’État s’arroge la position d’arbitre incontournable (et autoritaire) dans le monde du travail. Mais de telles mesures ne doivent pas tromper sur les intentions des constituants au Pérou et au Brésil : il ne s’agit en aucun cas d’opérer une transformation radicale de l’économie et de la société mais plutôt d’intégrer les travailleurs à un nouvel ordre politique conciliant les intérêts de l’État, du capital et du travail.