Contexte : Le brain trust ou l’invention de la présidence moderne aux États-Unis
Pas plus que leurs contemporains, Herbert Hoover (1874 – 1964) et Franklin D. Roosevelt (1882 – 1945), les deux protagonistes de l’élection présidentielle de 1932, n’étaient équipés intellectuellement pour comprendre dans toutes ses dimensions la crise économique qui avait commencé trois ans auparavant. Le républicain Hoover, homme d’affaires accompli avant d’embrasser une carrière politique, restait enfermé dans sa défense de l’orthodoxie monétaire et budgétaire ; il assénait ses convictions avec une telle certitude que sa réputation de « grand ingénieur » capable de surmonter toutes les difficultés finit par disparaître. Roosevelt, quant à lui, risquait au contraire de passer pour un amateur : juriste de formation, il n’avait pas de compétences à faire valoir dans le domaine de l’économie. Mais si Hoover semblait de plus en plus isolé à la Maison-Blanche, Roosevelt choisit de donner l’image d’un chef d’équipe entouré des meilleurs experts.
Gouverneur de New York, il avait déjà fait appel à des intellectuels pour examiner, entre autres sujets, la réforme du système pénitentiaire de l’État. Après s’être déclaré candidat à l’investiture du parti démocrate, son ami et collaborateur, le juriste Samuel Rosenman (1896 - 1973), lui suggéra de solliciter les services d’universitaires, plus susceptibles, selon lui, de proposer des idées nouvelles que les businessmen ou les vétérans de la politique qui formaient d’ordinaire le cercle rapproché des dirigeants politiques américains.
Le premier d’entre eux fut un professeur de droit de Columbia, Raymond Moley (1886 - 1975), qui avait déjà aidé le Gouverneur de New-York à rédiger certains de ses discours. Autour du noyau dur qu’il formait avec deux de ses collègues, le juriste Adolf A. Berle (1895 - 1971) et l’économiste Rexford Tugwell (1891 - 1979), respectivement spécialistes des grandes entreprises et des questions agricoles, il constitua un groupe de conseillers chargés de formuler des propositions d’actions pour alimenter le programme de celui que la convention de Chicago allait désigner comme son candidat pour les élections présidentielles de 1932.
La richesse et la diversité de ce brain trust élargi permirent à Roosevelt d’aborder, pendant la campagne, les sujets qui préoccupaient ses concitoyens, durement éprouvés par la Grande Dépression : la crise structurelle dont souffrait l’agriculture depuis la fin de la Première Guerre mondiale, la concentration industrielle, la distribution de l’électricité dans les zones rurales, les inégalités sociales et le sort de l’« homme oublié » tout en bas de la pyramide économique. Si ces discours n’incluaient pas toujours des propositions très concrètes et si l’ensemble n’était pas parfaitement cohérent, le travail des intellectuels rassemblés par Raymond Moley n’en donna pas moins consistance au slogan du candidat Roosevelt : le « New Deal », cette « nouvelle donne » qui devait changer les règles du jeu économique pour mieux penser et dépasser la crise économique.
Un journaliste du New York Times, James Kieran, se référa à l’équipe de Moley en la qualifiant de « brain trust » dans un article de septembre 1932. L’expression demeura ; elle fut abondamment employée par la presse et contribua à l’image de dynamisme et de compétence du candidat démocrate. Malgré les difficultés de traduction – « trust du cerveau », lit-on parfois sous la plume de Français de l’époque – l’expression, en version originale, se propagea dans d’autres pays et d’autres contextes. Les journaux publièrent de nombreuses photographies de Roosevelt au travail avec ses collaborateurs mais il n’existe pas d’image canonique du brain trust siégeant de manière officielle en corps constitué – ce qui reflète bien le caractère informel du groupe.
Après l’élection de Roosevelt, les membres du brain trust prirent une part active à la rédaction des grandes lois qui lancèrent le premier « New Deal » : certains furent appelés à exercer des fonctions importantes dans les départements fédéraux – Moley au département d’État ou Tugwell à celui de l’Agriculture. Ils furent bientôt rejoints par une génération de jeunes juristes, qui formèrent les rangs des agences fédérales nouvellement créées.
À mesure que le périmètre de l’intervention fédérale s’étendait, Roosevelt ressentit le besoin d’étoffer et de mieux organiser l’équipe de collaborateurs qui l’entouraient à la Maison-Blanche. Après quelques essais infructueux, il créa en 1936 un comité d’experts chargés de formuler des propositions, connu sous le nom de comité Brownlow, du nom du professeur de sciences politiques Louis Brownlow (1879 - 1963) qui en assurait la présidence. Les adversaires de Roosevelt critiquèrent sa volonté de renforcer les moyens de la présidence et l’accusèrent d’autoritarisme. Après que de premières propositions eurent été rejetées, le travail du comité aboutit au vote par le Congrès du Reorganization Act d’avril 1939. Ce dernier créa l’Executive Office of the President qui simplifia et rationalisa la structure des agences fédérales. Les successeurs de Roosevelt purent ainsi disposer des outils de la présidence moderne, capable de diriger l’action de l’exécutif fédéral en s’appuyant sur des équipes de collaborateurs permanents et compétents.
Archive : Photographie de Franklin D. Roosevelt en visite dans un camp du Civilian Conservation Corps (12 août 1933).
Cette photographie fut prise le 12 août 1933 à l’occasion d’une visite de Roosevelt dans un camp du Civilian Conservation Corps (CCC), destiné à accueillir et assister de jeunes chômeurs, à Big Meadows en Virginie. Cette agence fédérale créée en 1933 fut sans doute la plus populaire du New Deal ; elle fut aussi l’une de celles dont l’inspiration fut la plus authentiquement « rooseveltienne ». Le président craignait qu’une aide d’urgence sous forme d’allocations versées aux chômeurs ne conduisît ces derniers à l’indolence. Il encouragea l’extension à l’ensemble des États-Unis d’une initiative prise lorsqu’il était gouverneur de New York : envoyer les jeunes sans emploi travailler dans les forêts ou à la campagne. Le projet fut mis en œuvre conjointement par les secrétaires à l’Intérieur, à l’Agriculture et à la Guerre.
Plusieurs centaines de jeunes hommes furent recrutés par le CCC et envoyés dans des camps dont l’encadrement était assuré par des officiers de réserve. Contre rémunération, ces jeunes chômeurs étaient chargés de tracer des routes, de planter des arbres ou encore de creuser des digues et des canaux. Les camps du CCC appliquaient la ségrégation raciale et n’accueillaient pas de jeunes femmes, qui pouvaient en revanche rejoindre des camps féminins analogues mais beaucoup moins nombreux. L’agence cessa d’exister lorsque l’entrée en guerre des États-Unis conduisit à la mobilisation des jeunes Américains.
Sur cette photographie sans doute destinée à la communication politique rooseveltienne (on ne connaît pas l’identité exacte du photographe) et conservée dans le catalogue de photographies publiques de Franklin D. Roosevelt aux archives nationales des États-Unis, on reconnaît autour de la table plusieurs acteurs-clés du New Deal. Le deuxième en partant de la gauche est Louis Howe (1871 -1936), un ancien journaliste qui fut l’ami et le conseiller politique de Roosevelt jusqu’à sa mort en 1936. Puis, de gauche à droite : Harold Ickes (1874 - 1952), secrétaire à l’Intérieur ; Robert Fechner (1876 - 1939), ancien leader syndical et directeur du CCC ; Roosevelt lui-même ; Henry Wallace (1888 - 1965), secrétaire à l’Agriculture et futur vice-président ; Rex Tugwell (1891 - 1979), membre du brain trust et sous-secrétaire à l’agriculture.
Le président est assis, comme le sont ses collaborateurs ; son handicap – il était paralysé des membres inférieurs depuis 1921 et devait se déplacer en fauteuil roulant – n’est pas visible. Derrière eux, de jeunes hommes blancs en uniforme projettent une image de vigueur et de bonne humeur. Ces uniformes ne manquèrent pas d’attirer les critiques d’adversaires républicains de Roosevelt et du New Deal qui voulurent y déceler une tentative d’embrigadement de la jeunesse, à l’instar de celles qui avaient cours dans les dictatures européennes de l’époque.