Un soldat de la Wehrmacht face au massacre des populations juives en Biélorussie

Les journaux intimes des contemporains de la Shoah sont rares et précieux pour la recherche historique. Celui-ci présente la vision d’un soldat allemand, Paul Hohn, qui participe à l’extermination des Juifs d’un ghetto en Biélorussie. Cette archive permet de reconstituer, heure par heure, le déroulement de ce massacre et de mesurer également l’ampleur de l’antisémitisme parmi de nombreux soldats allemands de la Wehrmacht.

Archive pour la classe

Un soldat de la Wehrmacht face au massacre des populations juives en Biélorussie

Ill.1 plan du site d’exécution à Berezino : Carte de novembre 1944 établie par la Commission Extraordinaire d’Etat soviétique, GARF 7021-87-2.
Ill.1 plan du site d’exécution à Berezino : Carte de novembre 1944 établie par la Commission Extraordinaire d’Etat soviétique, GARF 7021-87-2.
Sommaire

Contexte : Paul Hohn et le massacre de Berezino (janvier 1942)

Paul Hohn, né en 1901, exerce la profession de comptable jusqu’en 1931. Il connait une période de chômage entre 1931 et 1935. Il adhére à la SA (organisation paramilitaire du parti national-socialiste) et au NSDAP (parti nazi ou parti national-socialiste des travailleurs allemands). En novembre 1941, il rejoint les rangs du Landesschützen-Ersatzbataillon 452 (un bataillon d’infanterie de réserve) dont une unité est basée en Biélorussie à partir de janvier 1942, d’abord à Minsk, puis non loin de la ville de Berezino.

Située à une centaine de kilomètres à l’est de Minsk, la ville de Berezino compte environ 1500 juifs avant la guerre dont plusieurs centaines sont parqués dans un ghetto à l’été 1941. La liquidation du ghetto de Berezino commence le 31 janvier 1942, organisée par l’Einsatzkommando 8 (de l’Einsatzgruppe B) avec l’appui de soldats allemands, de volontaires lituaniens et de policiers biélorusses. Environ 962 Juifs, hommes, femmes et enfants, sont conduits dans deux maisons près du site de fusillade où ils sont forcés de se déshabiller, puis sont fusillés par des SS et jetés dans une vaste fosse (22m de long, 15m de large et 2m de profondeur).

Ce massacre se déroule alors même que l’extermination des Juifs du territoire soviétique, commencée à l’été 1941, est déjà largement entamée. Depuis la fin août 1941, des femmes et des enfants juifs font partie des victimes des unités nazies impliquées à l’Est. En dépit de la rudesse de l’hiver 1941-1942, les fusillades se poursuivent en Biélorussie, à l’est de Minsk. L’Einsatzkommando 8 auquel appartient Paul Hohn, a déjà fusillé plus de 18 000 Juifs à cette date.

Archive : extraits du journal intime du soldat de la Wehrmacht Paul Hohn, en poste à Berezino, en Biélorussie, janvier 1942.

« 20 janvier 1942. Le beurre et la confiture sont rares ! Du linge moyennement propre et lavé (porté 5 semaines) coûte un demi-pain et quelques cigarettes. Le froid et la faim me font penser au confort du foyer et à la femme. Ai écrit une lettre à un camarade chez des connaissances à la campagne dans l’espoir de recevoir du beurre et du lard. Je dors 4 heures le matin, 4 heures l’après-midi, donc environ 8 heures. La garde de nuit, ça épuise (…).

27 janvier 1942. Chaque jour, quand on reçoit de la nourriture, une foule d’enfants juifs attendent devant la porte afin de laver les gamelles vides après les avoir curetées avec les doigts, tant ce peuple misérable a faim. « Cher Monsieur, un peu de pain » est une demande quotidienne aux soldats.

31 janvier 1942. Un air lourd entoure le ghetto. Des fusillades se préparent. Des pionniers dynamitent le sol afin de creuser des trous pour les Juifs devant être fusillés. Dix Juifs – des hommes – sont emmenés pour extraire la boue et creuser ces trous. Le service de sécurité russe et des soldats allemands – des nôtres – surveillent le ghetto. Personne n’a le droit de sortir, sous peine d’être fusillé. Cet après‐midi sur 900 Juifs la moitié sera fusillée. Des hommes, des femmes et des enfants, pêle‐mêle. (...) Ce matin des lamentations, des gémissements dans les maisons. Ils se disent déjà adieu, lorsqu’ils ont vu leur quartier encerclé.

Il est 15h. Depuis une heure tous les Juifs habitant encore ici, 962 personnes, femmes, enfants et personnes âgées, sont fusillées. (Déjà 1 400 ont été fusillées depuis quelque temps). Enfin.

Un commando de 30 policiers [allemands] exécute l’Aktion. Deux hommes tirent sans cesse à tour de rôle. Les Juifs avancent au pas de l’oie à travers les deux baraques en bois, près de la fosse, afin d’y déposer dans l’une les objets précieux et dans l’autre les foulards, fourrures et bottes. De là un petit sentier enneigé mène à la fosse, dans laquelle ils descendent l’un derrière l’autre puis sont fusillés allongés en rang par derrière. Deux gendarmes disposent les corps dans la fosse serrés les uns contre les autres. On entend des cris déchirants. Qui veut fuir est fusillé sur‐le‐champ. C’est d’abord le tour des enfants. Puis des vieillards et des femmes. On fouille chaque maison (...). On trouve des enfants cachés. (...) En trois heures l’Aktion n’est pas finie en raison de la venue de l’obscurité. On renforce la garde dans le ghetto durant la nuit. On finira l’Aktion demain. À Tcherven, la grande localité voisine, le même commando liquidera 1 200 Juifs. C’est ainsi qu’on extermine la peste. De la fenêtre de mon poste de travail on voit le ghetto à 500 m, on distingue bien les cris et les tirs. Dommage que je ne puisse pas en être (…).

20h. Des Juifs essaient de s’enfuir ; beaucoup de coups de feu tirés. Ce soir : danse !!! à la maison du peuple. (…)

3 février 1942. Les soldats allemands récupèrent tout ce dont ils ont besoin dans les piaules des Juifs. Il règne une saleté indescriptible dans la plupart des maisons. »

Source : Landesarchiv Nordrhein Westfalen, Gerichte Rep. 10 Nr.06, p.19sqq.

Ces extraits d’un journal intime présentent la vision d’un soldat allemand, Paul Hohn, lors de l’extermination des Juifs d’un ghetto en Biélorussie. À travers son regard et sa conception de la guerre, ce journal nous permet de suivre les évènements auxquels assiste ce soldat et les préoccupations qui sont les siennes (la nourriture principalement, ce qui tranche avec les enfants juifs mendiant du pain).

Ce journal nous informe très précisément sur l’organisation de la fusillade des Juifs de Berezino. Le froid de janvier 1942 ne permet pas de creuser la terre à la pelle pour former une fosse, ce qui conduit les pionniers de l’armée allemande à dynamiter le sol. Des Juifs (mais aussi des habitants biélorusses) sont mobilisés pour aménager en tranchée les trous formés par la dynamite. Dès lors, tout le monde, y compris les Juifs et la population locale, comprend qu’une fusillade massive va avoir lieu. L’organisation et le déroulement des fusillades de Juifs à l’Est se déroulait généralement au vu et au su de tous, en plein jour. Le site d’exécution (Ill. plan du site d’exécution à Berezino) se situe en bordure de la ville. Le plan montre les deux rues menant jusqu’au lieu de fusillade ; la petite croix indique l’emplacement de la fosse. Elle n’a pas la forme habituelle d’une tranchée, témoignant de l’usage d’explosifs. Elle se situe entre la bordure de la ville et la forêt. Les habitants de la ville peuvent observer les plus de 900 Juifs escortés à travers les rues en direction du lieu de la fusillade.

Le soldat Paul Hohn indique, heure par heure, le déroulement de l’opération de liquidation : la fosse est creusée le matin et, à trois heures de l’après-midi, la fusillade est en cours. À huit heures du soir, l’opération de liquidation se conclut par une fête à la « maison du peuple », sorte d’auberge où les soldats allemands dansent et festoient. Il était fréquent, pour les bourreaux, d’achever leur journée de massacre par une fête où l’alcool coulait à flots.

Paul Hohn regrette de ne pouvoir participer à l’extermination des Juifs car il occupe alors un poste de surveillance. Il rend compte de ce qu’il entend de l’Aktion en court, et pour cause : il s’est certainement déplacé dans la ville dans la journée et, quand il écrit dans son journal, il se trouve vraisemblablement à son poste de travail, à 500 mètres du ghetto, d’où lui parviennent les échos des tirs et des cris. Quelques jours plus tard, il participe au pillage des civils, une pratique extrêmement courante qui commence dès l’arrivée des troupes allemandes et se poursuit avec l’instauration d’un ghetto.

Ce témoignage est celui d’un soldat allemand qui a adhéré au parti nazi sans être membre des Einsatzgruppen. Quatre Einsatzgruppen avaient été formés en mai-juin 1941 afin d’assurer l’élimination d’opposants – essentiellement des Juifs – sur les territoires conquis par la Wehrmacht. Les quelques 3 000 hommes qui les composaient étaient des employés de la Gestapo, de la police criminelle, du service de sécurité (SD), ou membres de la Waffen-SS. Les bataillons de la police ordinaire allemande furent aussi impliqués dans la Shoah, comme l’a montré Christopher Browning dans son étude consacrée aux hommes du 101e bataillon de réserve de la police allemande. Néanmoins, l’armée allemande (Wehrmacht) participa également à l’extermination des populations juives soviétiques : organisation directe des fusillades, soutien logistique ou matériel, ordres de liquidation.

Cet extrait de journal d’un soldat allemand montre bien que certains soldats de la Wehrmacht partageaient l’idée que les Juifs de l’Est devaient être anéantis, et certains se portèrent même volontaires pour participer aux commandos d’exécution. L’idéologie exterminatrice dépassait en effet le cadre des Einsatzgruppen et de la police allemande. Elle était très présente au sein du commandement de la Wehrmacht, jusqu’aux simples soldats, comme l’ont montré de nombreuses recherches depuis la publication des travaux d’Omer Bartov (L’Armée d’Hitler, 1999).

Paul Hohn adhère totalement à l’extermination des Juifs à l’Est, utilisant le vocabulaire nazi (« c’est ainsi qu’on extermine la peste »), souhaitant d’ailleurs y participer plus activement (« dommage que je ne puisse pas en être »). Il note d’ailleurs que de nombreuses unités y participent : des pionniers (de l’armée allemande), des miliciens russes (probablement les policiers locaux biélorusses), des soldats de son unité d’infanterie, des gendarmes allemandes, des volontaires lituaniens, l’Einsatzkommando 8 (le « commando »).

L’implication des unités présentes à l’est était massive, de même que la mobilisation des habitants (à travers la police locale ou la réquisition pour le creusement des fosses ou leur comblement par exemple), dans le cadre de l’extermination totale des Juifs d’une localité soviétique. À eux seuls, les 3 000 hommes des Einsatzgruppen ne pouvaient détruire toute la population juive des territoires de l’Est et le recours à des auxiliaires était indispensable. Des études récentes (Distrust, Animosity, and Solidarity. Jews and non-Jews during the Holocaust in the USSR, Yad Vashem, 2022) montrent que cette mobilisation des populations civiles dans l’extermination des Juifs était également une manière, pour les responsables allemands, de faire porter la responsabilité des crimes sur le plus grand nombre.

Citer cet article

Marie Moutier-bitan , « Un soldat de la Wehrmacht face au massacre des populations juives en Biélorussie », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 30/06/22 , consulté le 19/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21880

Bibliographie

Bartov, Omer, L’armée d’Hitler. La Wehrmacht, les nazis et la guerre, Paris, Hachette, 1999.

Browning, Christopher, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne, Les Belles Lettres, 1992

Ingrao, Christian, Les chasseurs noirs, La Brigade Dirlewanger, Tempus, 2006

Lower, Wendy, Le Ravin, Tallandier, 2022

Umansky, Andrej, La Shoah à l’Est : regards d’Allemands, Fayard, 2018

Welzer, Harald, Les exécuteurs : des hommes normaux aux meurtriers de masse, Gallimard, 2008

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