Mise au point : arbitraire et système de la Grande Terreur dans l’URSS de Staline (1937-1938)
La Grande Terreur, déclenchée en août 1936 avec le premier procès de Moscou contre un groupe de dirigeants historiques du parti unique (Lev Kamenev, Grigori Zinoviev), culmine en 1937 et 1938 en une vague de violence qui n’épargne personne. Si on a longtemps nommé cette période « grandes purges » en référence aux grands procès des dirigeants soviétiques, l’histoire sociale du stalinisme a démontré que la terreur avait en réalité frappé toutes les couches de la population. Les travaux de Nicolas Werth sur les mécanismes de la terreur et des purges, ceux de Lynn Viola ou Golfo Alexopoulos sur la typologie des victimes au Goulag et, enfin, ceux de Nikita Petrov en Russie portant sur l’histoire sociale des agents de la répression ont largement renouvelé la représentation de grandes purges centralisées par Staline, telles qu’elles avaient été présentées dans les travaux de l’historien britannique Robert Conquest à la fin des années 1960.
Certes, les piliers du régime ont payé un terrible tribut. Outre les Vieux Bolcheviks (dirigeants historiques ayant adhéré au Parti avant la révolution d’Octobre 1917) sommés de s’accuser en public des pires crimes et des plus absurdes félonies, c’est tout le parti et l’appareil administratif qui ont été décapités. Il en est de même pour les chefs militaires en 1937. Accusés d’avoir voulu trahir la patrie, ils sont en réalité purgés car ils constituaient une force politique concurrente aux yeux du Kremlin du fait de leur indépendance et de leur popularité auprès des soldats. Tous les maréchaux et tous les amiraux, 90 % des généraux et de nombreux officiers sont envoyés au Goulag ou fusillés. L’exécution du chef de la police politique, Genrikh Iagoda (15 mars 1938) révèle que les agents de la terreur eux-mêmes ont subi la délation publique, la perte des privilèges, les interrogatoires brutaux, un procès inique, une exécution secrète. Staline évince ainsi les dirigeants historiques du Parti et s’attaque aux fiefs régionaux soudés autour de dirigeants locaux pour empêcher toute résistance aux ordres venus de Moscou. Ainsi, une nouvelle caste totalement inféodée à Staline arrive-t-elle au pouvoir et s’y maintiendra jusque dans les années 1980, à l’instar de Léonid Brejnev (1906-1982).
En exil, Léon Trotski dénonce l’assassinat de la première génération révolutionnaire et de tous les opposants à Staline, même hors d’URSS. La stalinisation du Parti communiste français et l’anéantissement du POUM (parti marxiste espagnol indépendant de Moscou et proche de Trotski) en 1937 mettent en ordre, à marche forcée, l’Internationale communiste. Après le soutien nazi et fasciste au putsch nationaliste du 18 juillet 1936 en Espagne, Staline entend ainsi disposer d’un réseau d’agents d’influence en Europe et de militants dévoués en URSS capables de soutenir la « patrie du socialisme » en cas d’attaque fasciste.
Les communistes antistaliniens ont surtout dénoncé la disparition de leur classe d’intellectuels et de militants qui représente en réalité une minorité des victimes de la Terreur, soit 44 000 morts sur 750 000 fusillés et environ un million de déportés entre août 1937 et novembre 1938. Le nombre impressionnant de victimes en dehors du cercle des dirigeants soviétiques s’explique par l’emballement de la répression étatique dont témoigne l’ordre opérationnel 00447 du 31 juillet 1937 : anciens prêtres, aristocrates, officiers tsaristes, commerçants, criminels et surtout koulaks sont la cible de déportation-relégation, de détention dans les camps du Goulag et d’exécutions arbitraires. Désormais, le Politburo (comité central du Parti communiste en URSS) contresigne des listes de noms proposés par les représentants régionaux du Parti et Staline accepte l’augmentation des quotas demandée par des subordonnés zélés (Ill.1).
Ce passage des purges épisodiques et cycliques, héritage de Lénine, à une terreur systématique obéit à plusieurs logiques. D’une part, le pouvoir absolu du dictateur se trouve scellé par un culte de la personnalité qui le coupe du pays réel à partir de 1934. D’autre part, le régime stalinien étend la politique léniniste de l’assignation des statuts sociaux selon des critères politiques et non économiques. Ainsi, le koulak, ennemi du régime, ne désigne pas un paysan riche, mais tout ennemi du communisme au village. Il s’agit ainsi de modeler une société idéale, « plus heureuse, plus joyeuse » (1936), de briser les résistances à l’industrialisation forcée et d’obtenir la main d’œuvre pour mener à bien le deuxième plan quinquennal. Enfin, l’État pratique une ingénierie sociale volontariste qui restaure la hiérarchie des peuples impériaux en vigueur sous le tsarisme en donnant la préférence aux Russes sur les Slaves et surtout les autres ethnies.
Aux suspects dénoncés comme « éléments socialement nuisibles » s’adjoignent des groupes ethniques entiers visés par des « opérations secrètes de masse ». Vivant aux confins de l’empire communiste, ces groupes ethniques sont soupçonnés de former une « cinquième colonne » : en 1937, 172 000 Coréens sont ainsi déplacés de la frontière chinoise vers l’intérieur de la Sibérie. Autrefois individuelle, la culpabilité devient collective. Des complots d’État sont fabriqués par le mensonge et la torture pour punir les Allemands, les Polonais, les Baltes ou les Finnois. La Terreur transforme les cercles familiaux, amicaux et professionnels en réseaux d’espionnage.
Cette attaque délibérée de l’État contre son peuple prend fin, brusquement, avec l’arrestation de Nikolaï Iéjov, chef de la police politique (NKVD) de 1936 à 1938. L’annulation de 450 000 condamnations et la libération de 327 000 détenus du Goulag en 1939 donnent le beau rôle à Staline : en s’appuyant sur les résistances de l’appareil judiciaire et sur les critiques qui remontent du terrain, le dictateur renouvelle à bon compte la légende du bon tsar trompé par ses mauvais conseillers. Épurée mais soulagée, la société soviétique s’en remet aveuglément à son Guide.
Document : un agent du NKVD dénonce ses supérieurs (note du procureur général de l’URSS à Staline et à Molotov, 24 décembre 1938)
En 1938, Andreï Vychinski (1883-1954), juriste rallié aux bolcheviks en 1920, est procureur général de l’URSS, la plus haute autorité judiciaire du pays. À ce titre, il reçoit des synthèses régulières compilant les rapports et les plaintes émanant du terrain. À cette note envoyée à Staline et Molotov pour diffusion au Politburo, il joint le rapport d’Ivan Anissimov, un agent de la police politique (NKVD) dénonçant les agissements illégaux de ses supérieurs directs dans le district de Belozersk de la province de Vologda (Russie du nord).
« Je sais qu’ils arrêtaient des groupes entiers de gens, par 30-40 mais lorsque ceux-ci passaient devant l’enquêteur, ce dernier n’avait rien d’autre à se mettre sous la dent que leur passeport, alors il écrivait dans le procès-verbal tout ce qui lui passait par la tête, et après on forçait les gens à signer. Je me souviens qu’un jour on m’a donné une quinzaine de passeports (c’étaient uniquement des femmes) et Vlassov m’a dit : assieds-toi ici et recopie des procès-verbaux, voici un brouillon, et quand je lui ai dit, camarade-chef, tous ces gens n’ont rien fait, il m’a répondu : ‘‘C’est le Parti qui nous l’ordonne, et toi, tu dois obéir aux décisions du Parti’’.
À part cela, Vlassov, Portnoï, Ovtchinnikov, Vorobiev et d’autres avaient recours, il faut bien le dire, à des méthodes fascistes d’interrogatoire, et ils tuaient tous ceux qui tentaient de résister et qui refusaient de signer les procès-verbaux préparés à l’avance par Ovtchinnikov et Vlassov. (…)
Après ces meurtres, Vlassov m’a fait venir dans son bureau et m’a fait signer un papier certifiant que je tairai ces faits, il m’a dit si ces faits sortent d’ici, on te tue comme un chien, malgré cela je n’ai pas signé, alors il m’a demandé de tuer dans son bureau l’accusé Skvortsov avec un maillet en fer, et quand j’ai refusé, il m’a chassé, a fait venir Vorobiev et tous les deux ont frappé Skvortsov à la tête avec un gros encrier, jusqu’à ce que celui-ci accepte de signer ses ‘‘aveux’’.
Un soir, Vlassov et Portnoï nous ont réunis et nous ont dit qu’une circulaire secrète venait d’arriver de Moscou, du Comité central, nous ordonnant de tuer soixante-dix individus, et de les tuer à l’arme blanche. (…) Arrivés au cimetière, Iemin, Antipov et d’autres prenaient chaque détenu à bras-le-corps, les traînaient jusqu’au billot, Vorobiev et Ovtchinnikov les décapitaient à la hache, puis jetaient les morceaux de cette viande dans la fosse. Ainsi, en trois jours, ils ont exterminé un grand nombre de gens. Il faut dire qu’avant de partir pour le cimetière, Vlassov et Portnoï ont largement arrosé tout le monde de vodka (…). Ovtchinnikov et Vorobiev étaient particulièrement déchaînés, après ces beuveries, Ovtchinnikov déclarait, en présence de son épouse, ‘‘qu’avec Vorobiev, ils étaient des chefs, et que, même sans expérience, ils coupaient la viande humaine comme du radis’’. Je peux ajouter qu’ils n’ont pas arrêté de boire sur les fonds de l’État durant tout le déroulement de l’opération, et ces beuveries ne passaient pas inaperçues, car Ovtchinnikov criait à qui voulait bien l’entendre que c’était lui qui remplissait les normes, alors que Vlassov disait que c’était lui le chef et que c’était son mérite de remplir le plan. »
Note d’Andreï Vychinski, procureur général de l’URSS à Staline et à Molotov, 24 décembre 1938, avec en copie le rapport d’Ivan Anissimov, agent du NKVD à Belozersk (province de Vologda), 27 décembre 1938
Éclairages : les 30 000 bourreaux de la Grande terreur (1937-1938)
Le témoignage d’Ivan Anissimov, simple agent du NKVD, permet de comprendre comment les bourreaux inscrivent leurs actes dans un cadre opérationnel décidé à Moscou. Ovtchinnikov, chef adjoint du NKVD de Belozersk parle de « normes » et de « remplir le plan », un vocabulaire hérité de la planification économique (« Ovtchinnikov criait à qui voulait bien l’entendre que c’était lui qui remplissait les normes, alors que Vlassov disait que c’était lui le chef et que c’était son mérite de remplir le plan »). De même, l’arrestation et l’accusation arbitraire reposent sur un savoir-faire antérieur à la Grande Terreur, comme le montre l’action de Vlassov, ce vétéran de la police politique qui connaît tous les moyens de fabriquer des preuves et d’extorquer des aveux. Vlassov agit avec méthode, en bon professionnel, mais semble également enivré par son pouvoir illimité, celui de purger la société locale pour protéger le régime et de terroriser les survivants pour qu’ils obéissent.
Il est vrai que les bourreaux bénéficient d’une certaine autonomie pour parvenir aux objectifs fixés. Pour sélectionner les coupables, l’ancien chef du secteur opérationnel Vlassov a réuni autour de lui une « commission de recrutement » composée d’un tchékiste-réserviste (Iemin), du chef du NKVD de la ville (Portnoï), d’un capitaine d’école militaire (Antipov) et d’un agent du NKVD de la région voisine de Leningrad (Vorobiev). Ils se répartissent le travail à huis clos des troïki (groupes de trois) condamnant hommes et femmes soit à la mort, soit à 10 ans de camp – sentence exécutoire et sans appel.
Ici, les victimes n’ont pas de nom, elles sont des unités de compte et une « viande » juste bonne pour la « fosse » (« […] avec Vorobiev, ils étaient des chefs, et que, même sans expérience, ils coupaient la viande humaine comme du radis »). À Belozersk, les assassinats se distinguent par leur sauvagerie : l’ordre de tuer « à l’arme blanche » se transforme en « coups de maillet » et décapitations à la hache. Les bourreaux agissent en toute impunité, leur violence de groupe est scellée par le partage de ce secret d’État, l’ivresse d’un abattage intense et la consommation excessive de vodka.
Pendant la Terreur, 30 000 bourreaux ont assassiné environ 1,5 million de citoyens soviétiques. Les travaux historiques qui proposent d’analyser « par le bas » la répression n’entendent pas pour autant dédouaner Staline et le Politburo de leurs responsabilités. Ces recherches visent à mieux comprendre l’exercice concret du pouvoir absolu dont dispose les agents locaux du régime. Ces agents ne remettent pas en question des ordres d’une violence inouïe tant ils croient en Staline et en son système dont ils sont les purs produits. Mais ils les mettent à exécution avec férocité, voire avec plaisir : comme Staline au Kremlin, ils ont chaque jour pouvoir de vie et de mort sur leurs concitoyens. À Moscou, on ne voit que les chiffres et les listes de nom inscrits dans une stratégie d’ensemble ; sur le terrain, les tactiques appliquées au gré des intérêts particuliers des bourreaux terrorisent la population. Face à un déchaînement aussi inimaginable, comment ne pas espérer qu’à Moscou, un chef dûment informé ne viendra pas sauver le peuple ?