Mise au point : La « Nuit de cristal » : un tournant dans les persécutions antijuives
Jusqu’en 1938, les mesures nazies antijuives prises par les nazis visaient la discrimination des Juifs sur le plan légal, professionnel et social. Après l’exclusion des Juifs de la fonction publique et l’institution de quotas à l’Université en 1933, un pas supplémentaire est franchi avec les lois de Nuremberg de septembre 1935 qui ôtent la citoyenneté allemande aux Juifs et leur interdit de se marier et d’avoir des relations sexuelles hors mariage avec des non-Juifs. Fin 1937, il reste 400 000 Juifs en Allemagne, 130 000 d’entre eux ayant émigré depuis 1933. L’année 1938 représente un véritable tournant avec la perspective de la guerre (annoncée fin 1937 par Hitler aux chefs de l’armée) et la réalisation de l’Anschluss (annexion de l’Autriche le 12 mars 1938). Dès avant novembre 1938, de nouvelles lois antisémites sont promulguées : obligation pour les Juifs fortunés de déclarer leurs biens au fisc (avril 1938), interdiction d’un certain nombre de professions (commerce immobilier, administration de biens fonciers et médecine en juillet, métier d’avocat en septembre). Le pogrome du 9-10 novembre 1938 marque la levée d’un tabou supplémentaire : celui de l’interdit des violences physiques à l’encontre les Juifs du Reich.
Le pogrome est lancé au plus haut niveau du Reich par les chefs de l’appareil de sécurité et de la Gestapo (Heydrich, Müller). Il est mis en scène par le ministre de la Propagande, Goebbels, et par les organes de presse nazis (voir document ci-dessous). Le premier bilan transmis par Heydrich à Göring, qui dirige alors le gouvernement de la Prusse, indique au plan humain 36 morts, 36 blessés graves et 20 000 Juifs arrêtés ; au plan matériel, 191 synagogues incendiées et 76 détruites, 815 magasins, 20 entrepôts et 171 habitations détruits. Ces chiffres sont aujourd’hui réévalués à la hausse : le nombre de Juifs tués s’élève à au moins 91 dans la nuit du 9 au 10 novembre, auxquels s’ajoutent 36 blessés graves. Par ailleurs, entre 25 000 et 30 000 hommes sont arrêtés et transférés dans les camps de concentration de Dachau, Buchenwald et Sachsenhausen. Enfin, plus de 1 000 synagogues sont incendiées ou démolies, ainsi que plus de 7 000 magasins. Le but des autorités du Reich est clairement, par-delà l’opération de propagande, de contraindre les Juifs du Reich à émigrer.
De fait, le pogrome du 9-10 novembre 1938 ouvre la voie à une radicalisation des persécutions. Le 12 novembre 1938, une ordonnance « d’expiation » des Juifs leur impose une contribution d’un milliard de Reichsmarks pour payer les réparations après les destructions. Ce même jour, Göring annonce la « déjudaïsation » de l’économie. En six semaines, « l’aryanisation » de l’économie (dépossession des Juifs de leurs entreprises et commerces, qui sont attribués en gérance à des « Aryens ») est organisée. Le 28 novembre 1938, les Juifs se voient imposer une restriction de leur liberté de mouvement dans l’espace public et une obligation de travail forcé en décembre 1938. Enfin, en janvier 1939 est créée une centrale du Reich pour l’émigration juive. Pour toutes ces raisons, le pogrome de novembre 1938 représente pour les Juifs une césure forte dans la conscience collective. Ceux qui ne peuvent pas émigrer sont plongés dans le désespoir. On estime à 5 000 le nombre de Juifs qui se suicident dans le Reich avant le début des déportations.
Document : Extrait du journal du parti nazi Völkischer Beobachter
Extrait de la « une » journal du parti nazi Völkischer Beobachter (édition de Berlin), le 14 novembre 1938 présentée sur le site du Musée historique allemand à Berlin
« (…) La réponse allemande.
Le Dr. Goebbels a décrit les mesures et règlements décidés de manière radicale samedi par la direction nazie de l’État et ce faisant a constaté sous un tonnerre d’applaudissements que leur succès était redevable en particulier à la répression extrêmement rapide et radicale du maréchal en chef Göring. Il n’a pas vacillé et a saisi le problème courageusement au moment du choc. Les mesures ont été décidées, comme l’a souligné le Dr. Goebbels, car selon la conception nazie de l’État le gouvernement a l’obligation de se trouver continuellement en accord avec la volonté du peuple. L’effervescence permanente d’applaudissements a montré combien chacune des mesures expliquées par le ministre correspondait à la volonté unanime du peuple allemand.
“Le Juif Grynszpan a expliqué avoir voulu viser le peuple allemand. Ce peuple allemand a maintenant administré une réponse adéquate par l’intermédiaire du gouvernement. Il s’est, en tant que peuple, défendu face à une race qui, par l’intermédiaire du Juif Grynszpan, a tiré sur un représentant diplomatique allemand”.
(manifestations de vives approbations) ».
Eclairage : Des directives au sommet de l’État nazi
C’est le journal du parti nazi, Völkischer Beobachter, qui appelle dès le 8 novembre 1938 au pogrome. En réalité, l’idée d’un pogrome contre les Juifs du Reich est envisagée dès les premiers mois de l’année 1938 au sein de la SS. Le silence de Hitler et de Goebbels, qui se trouvent à Munich les 7 et 8 novembre 1938 pour commémorer le putsch de la brasserie de 1923, sert à faire croire à une explosion de colère populaire. Le 10 novembre 1938, Goebbels écrit dans son journal : « Pour une fois, les Juifs doivent tâter de la colère populaire. Ce n’est que justice. Je donne aussitôt les instructions nécessaires à la police et au parti ». Cette notice, tout comme l’article de presse ci-dessus, doivent être déconstruits car il s’agit de propagande.
La propagande de Goebbels consiste à faire croire que le gouvernement du Reich répond aux attentes profondes du peuple allemand (« le gouvernement a l’obligation de se trouver continuellement en accord avec la volonté du peuple »). Depuis Mein Kampf, ouvrage publié en 1925-1926 dans lequel Hitler a présenté sa « vision du monde » (Weltanschauung), le « peuple » (Volk) est érigé en valeur suprême. Inspiré par le darwinisme social, Hitler a développé une conception hiérarchisée des « races » humaines au sommet de laquelle se situerait la « race aryenne » dont le peuple allemand serait le premier représentant. Celui-ci serait, selon Hitler, appelé à mener un combat contre les autres races pour les asservir et les dominer. Dans ce combat, sa pureté serait gage de sa force : d’où la nécessité d’éliminer les éléments parasites en son sein, au premier chef les Juifs. La « communauté du peuple » est exaltée par Hitler comme un organisme biologiquement homogène et débarrassé des divisions de classes conformément à son antimarxisme (« volonté unanime du peuple allemand »). Le journal du parti nazi reprend dans cet extrait les éléments de la Weltanschauung de Hitler.
Mais ce propos masque volontairement ce qui s’est réellement passé : une action violente orchestrée par l’État nazi. Premièrement, le pogrome permet à Goebbels de redorer son blason auprès de Hitler, alors qu’il était en disgrâce du fait de sa liaison avec l’actrice tchèque Lída Baarová et qu’il avait l’intention de quitter son épouse Magda, protégée par Hitler. Deuxièmement, loin d’une explosion spontanée de colère populaire, des directives ont été données au plus haut sommet de l’État aux chefs régionaux du parti (Gauleiter) et de la SA pour initier, le 9 novembre au soir, le pogrome. Les passants n’ont pas partagé la fureur des meneurs ; ils ont assisté passifs aux destructions et aux violences contre les Juifs sans prendre leur défense, une attitude difficile à interpréter a posteriori : acquiescement ou désapprobation, voire empathie muette ? Les rapports du SD montrent que des critiques ont été exprimées dans l’opinion. Troisièmement, tout n’a pas été contrôlé par le parti nazi. L’ampleur des violences et les réactions outrées de la presse étrangère, notamment américaine (à l’inverse du silence de la France qui prépare la visite du ministre des Affaires étrangères du Reich, Joachim von Ribbentrop, en décembre 1938), obligent les dirigeants nazis à canaliser les débordements. Ainsi le 10 novembre 1938, Goebbels demande aux Gauleiter de faire arrêter avec l’aide de la police les exactions et les démolitions, les « actions antijuives ayant rempli l’objectif souhaité et attendu ».