Mise au point : le « coup de Prague » et l’entrée dans la Guerre froide
Symbole du basculement de l’Europe dans la Guerre froide, le « coup de Prague » (20-25 février 1948) a contribué à accentuer l’antagonisme entre les camps occidental et soviétique en Europe et dans le monde. Cet évènement s’inscrit cependant dans un temps plus long et dans un espace régional en pleine mutation politique. Il doit donc être étudié sous deux angles : un épisode significatif de l’expansion communiste et soviétique en Europe centrale et orientale, un événement propre à l’histoire de cette région d’Europe dont le déroulé et les acteurs méritent une analyse à part entière.
Le contexte international du « coup » est d’abord celui de la Guerre froide émergente en Europe. Entre 1945 et 1948, les partis communistes nationaux des différents pays européens, soutenus directement ou indirectement par l’Union soviétique, cherchent à s’emparer du pouvoir. Si en Yougoslavie, Josip Broz Tito consolide un pouvoir acquis par l’action résistante, en Pologne et en Hongrie, les équilibres politiques initiaux sont défavorables aux communistes. Ces derniers parviennent néanmoins à s’imposer rapidement, par un mélange de propagande, de promesses et de pratiques répressives violentes grâce à l’appui direct des organes soviétiques (arrestations et exécutions d’opposants, présence militaire, multiplication des conseillers soviétiques dans les ministères-clés, etc.). La démocratie n’ayant jamais véritablement été instaurée ou restaurée dans la région après 1945, l’établissement de régimes communistes s’inscrit dans une continuité autoritaire et étatiste.
La Tchécoslovaquie se distingue de ses voisins sur ce point. En 1945, Edvard Beneš, un démocrate revenu d’exil, s’installe à la présidence au château de Prague. Les dirigeants tchécoslovaques s’entendent sur le principe d’un gouvernement de coalition, un « Front national » composé des représentants de six partis. Cette coalition marquée à gauche comprend notamment deux partis communistes (un parti communiste slovaque, créé en 1941 durant « l’indépendance » de la Slovaquie, subsiste en 1945, quoique subordonné au Parti communiste tchécoslovaque) et un parti social-démocrate. Cet équilibre politique se maintient entre 1945 et 1948 dans le respect des règles démocratiques (élections libres, débats parlementaires, liberté d’expression). En mai 1946, les élections parlementaires conduisent au renforcement significatif mais non hégémonique des communistes. Ces derniers détiennent plusieurs portefeuilles importants, dont le poste de Premier ministre, et les ministères de l’Intérieur, de l’Information ou encore de l’Agriculture, tandis que le ministre de la Défense est un proche du Parti. Les non-communistes obtiennent cependant la Justice, les Affaires étrangères, l’Industrie ou l’Instruction publique, sans compter plusieurs vice-premiers ministres.
Mais cet équilibre politique est rompu quand le gouvernement tchécoslovaque cède à la pression de l’URSS, allié majeur et principal partenaire militaire et diplomatique, et rejette le Plan Marshall proposé par les États-Unis, à l’été 1947. C’est pourtant un conflit secondaire qui provoque la crise gouvernementale du 20 février 1948. Quelques jours plus tôt, le ministre de l’Intérieur Václav Nosek avait décidé de remplacer huit commissaires d’arrondissement de Prague par des communistes – une prérogative du conseil des ministres, donc de la coalition et non du seul Parti communiste. Pour le faire reculer et provoquer la chute du gouvernement dirigé par le communiste Klement Gottwald, 12 ministres issus de trois partis démocrates remettent leur démission au président Beneš, dans l’espoir que celui-ci désavouera Gottwald et les communistes. Ces derniers mobilisent alors leurs soutiens dans les usines et les administrations, par des manifestations et des grèves.
Durant cinq jours, du 20 au 25 février, des cortèges se succèdent, avec le soutien explicite des forces de police largement contrôlées par les communistes, tandis que l’armée est maintenue en retrait. Malgré quelques apparitions d’officiels soviétiques, le rôle de l’URSS demeure très marginal au cours de cette crise. Craignant une guerre civile potentiellement sanglante, le président Beneš cède face à Gottwald et accepte la démission des ministres démocrates. Le nouveau gouvernement, composé de communistes ou procommunistes, rattache définitivement la Tchécoslovaquie au bloc soviétique. Cet événement, qui s’inscrit dans un cycle long de renforcement des partis communistes est-européens, est un séisme pour les pays occidentaux, et notamment aux États-Unis, où la perte de la Tchécoslovaquie avait été mal anticipée et très peu « endiguée ».
Document : Ordre aux militaires, paru en première page d’Obrana lidu [La Défense du peuple], le quotidien de l’armée, le 25 février 1948.
Ordre spécial
du ministre de la Défense nationale et du chef d’état-major des forces armées tchécoslovaques
Officiers, sous-officiers, soldats !
La crise gouvernementale et de politique intérieure actuelle, qui est la première crise sérieuse de cette nature depuis la Libération, a conduit l’inquiétude et la nervosité à s’emparer de notre vie publique.
Je vous exhorte de la façon la plus ferme à conserver une tranquillité, une confiance et un calme absolus. L’armée tchécoslovaque doit rester absolument à l’écart de cette crise et de tout autre conflit de politique intérieure. L’armée n’est pas compétente pour s’ingérer dans les conflits de politique intérieure. C’est là le rôle des partis politiques, qui sont les porteurs de la volonté politique du peuple, et des acteurs constitutionnels compétents. De la même façon, la crise gouvernementale actuelle sera gérée et résolue par les acteurs politiques et constitutionnels responsables, de façon constitutionnelle et démocratique, dans le plein respect des intérêts de la Nation et de l’État.
Refusez de la façon la plus résolue toutes les tentatives de campagne d’agitation antisoviétique visant à vous entraîner dans des conflits partisans et politiques au sein de l’armée ! Soyez alertes et vigilants ! Prenez garde aux espions étrangers et à leurs auxiliaires locaux, et aux agents de diversion dans le peuple et l’armée, et dans le cas d’une telle tentative, refusez et reportez-la immédiatement à votre supérieur ! Pour notre armée et pour tous ses membres, le salut et l’intérêt de la république et de son peuple resteront toujours son plus grand but et son plus grand devoir.
Unissez-vous encore plus fortement et plus étroitement de camarade à camarade [druh, ici compagnon d’armes] dans la discipline, les échanges et la confiance mutuelle autour de votre commandant en chef, le président de la République le Dr. Edvard Beneš. Dans son unité, sa discipline, sa conscience et sa responsabilité démocratique, nationale et étatique, l’armée doit être un modèle et un exemple pour tous les concitoyens. Notre armée restera toujours loyale au peuple, dont elle est issue, et sauvegardera les grands idéaux nationaux, tout comme les conquêtes révolutionnaires. Nous marcherons fidèlement, aujourd’hui et à l’avenir, au côté de l’URSS et des autres alliés, pour la protection permanente de notre chère, unifiée, démocratique et indépendante république tchécoslovaque.
Le chef d’état-major des forces armées tchécoslovaques Le ministre de la Défense nationale
Général d’armée Bohumil BOCEK Général d’armée Ludvík SVOBODA
Traduction libre de Paul Lenormand
Ordre aux militaires, paru en première page d’Obrana lidu [La Défense du peuple], le quotidien de l’armée, le 25 février 1948. Bibliothèque des archives nationales tchèques.
Éclairages : quel a été le rôle de l’armée tchécoslovaque dans le « coup de Prague » ?
Cet « ordre spécial » permet d’étudier le rôle de l’armée, un acteur-clé de toute transition politique brutale. En Europe centrale et notamment au début de la Guerre froide, les partis communistes ne s’y trompent pas et attachent une grande importance aux forces armées et à la police qui pourraient empêcher leur accession au pouvoir. Depuis les années 1920, les armées européennes se sont montrées très hostiles à l’internationalisme communiste et à l’Union soviétique. Pour les communistes tchécoslovaques, il est donc essentiel que l’armée reste « loyale au peuple », manière de dire qu’elle ne doit pas marcher contre le Parti.
Rendu public le 25 février 1948, cet ordre est porté à la connaissance des militaires juste avant le dénouement de la crise, c’est-à-dire quelques heures avant que le président Beneš n’accepte la démission des démocrates et ne confie aux communistes le soin de former un gouvernement qui consacre leur monopole sur les organes du pouvoir. Lu dans les casernes par des « officiers d’éducation », sortes de commissaires politiques introduits en 1945 dans l’armée tchécoslovaque, cet ordre vise avant tout à freiner les velléités éventuelles d’officiers anticommunistes, susceptibles de s’opposer à la mainmise communiste et de rétablir une autorité que la police (largement acquise au Parti) semble avoir cédé aux milices et aux manifestants communistes.
Les deux signataires incarnent à eux seuls les ambiguïtés d’une armée prise entre ses traditions républicaines et l’attraction qu’exerce le Parti communiste sur les élites militaires. Ludvík Svoboda comme Bohumil Boček sont des officiers de carrière, issus des légions tchécoslovaques formées en Russie durant la Grande Guerre, et qui durant la Guerre civile russe combattront les bolchéviques. Partis tous deux en exil pour lutter contre l’Allemagne nazie, ils combattent finalement en URSS. Svoboda ayant la faveur de Moscou dès 1942, il bénéficie de nombreuses promotions, accédant en 1945 aux plus hautes fonctions militaires, au détriment de généraux plus expérimentés et moins prosoviétiques. Sans être publiquement membres du Parti, les deux hommes peuvent être qualifiés de compagnons de route, et ils jouent parfaitement le rôle assigné par les chefs communistes : prévenir toute intrusion de l’armée dans le processus de prise de pouvoir.
Comme le montre l’ordre spécial, la crise en cours est censée se résoudre « de façon constitutionnelle et démocratique ». Or, depuis deux jours, Svoboda a exprimé son soutien à la formation de comités d’action au sein des administrations et entreprises, autrement dit des petits soviets destinés à favoriser les éléments communistes et à purger les « réactionnaires », selon la terminologie de l’époque. On voit que le discours des deux généraux s’appuie sur des éléments de langage classiques d’une posture faussement défensive : il s’agit bien de dénoncer une « campagne d’agitation antisoviétique », des « espions étrangers » et des « agents de diversion ».
Cependant le message vise à rassurer les officiers et les soldats en mettant en avant le nom du président Beneš, chef officiel de l’armée et symbole de légalité et de continuité politique – Beneš ayant été un des fondateurs de l’État tchécoslovaque en 1918. De ce point de vue, le document reflète bien l’esprit de février 1948 : une rupture politique sans effusions de sang dont l’issue paralyse les forces anticommunistes, dans l’armée et ailleurs.
Au lendemain de cette déclaration de neutralité et de retenue, un nouveau cycle s’enclenche. D’abord discrètement, puis de façon de plus en plus spectaculaire (avec les procès de Prague en 1952), les chefs communistes vont procéder à une mise au pas violente de la société tchécoslovaque, et à l’intégration à marche forcée du pays dans le bloc soviétique. Les acteurs du « passé », comme Svoboda et Boček, en feront les frais, en dépit de leur engagement procommuniste et prosoviétique. Le premier sera écarté des hautes fonctions militaires ; le second sera emprisonné et mourra de mauvais traitements quatre ans après le « coup de Prague ».