Mise au point : le rapprochement cubano-soviétique (1959-1962)
Après la prise du pouvoir de Fidel Castro à La Havane (janvier 1959), rien ne laisse présager d’un rapprochement entre Cuba et l’URSS. Le chef cubain, qui porte un projet de réforme agraire et de nationalisation, ne prononce pas le terme de « socialisme » avant 1961 et adopte une attitude d’abord conciliante envers les États-Unis. De son côté, le Kremlin observe l’évolution politique de Cuba avec prudence, voire avec méfiance car le Parti socialiste populaire (PSP), une organisation d’obédience marxiste-léniniste, n’a eu qu’une participation modeste dans la lutte insurrectionnelle contre le régime de Batista entre 1952 à 1959. Cependant, l’aile radicale du gouvernement révolutionnaire incarnée par Raúl Castro et Ernesto Guevara, tous deux favorables au rapprochement avec Moscou, gagne du terrain au moment où la Maison-Blanche devient de plus en plus méfiante vis-à-vis de Cuba.
Le terrain est donc propice au rapprochement entre Cuba et l’URSS dans les mois qui suivent le renversement de Batista. En septembre 1960, Fidel Castro et Khrouchtchev se rencontrent pour la première fois à l’occasion de l’assemblée générale des Nations Unies (Ill.1). En avril 1961, Fidel Castro proclame le caractère « socialiste » de la Révolution cubaine après l’invasion militaire manquée de la baie des Cochons, fomentée par des exilés cubains avec l’aide des États-Unis. Les Soviétiques prennent acte de ce rapprochement idéologique et envisagent un appui militaire plus explicite. Cette décision est prise dans le cadre de l’opération Anadyr (juin 1962) qui prévoit le déploiement de forces soviétiques à Cuba, composées de près de 50 000 soldats, d’avions de chasse et d’ogives nucléaires.
Avec l’installation d’ogives nucléaires à Cuba, l’URSS est en mesure de lancer une attaque nucléaire contre les États-Unis sur son propre territoire. Pour le Kremlin, la construction des bases de lancement à Cuba rééquilibre le rapport de force nucléaire à l’échelle mondiale après l’installation par les États-Unis en 1961 d’engins nucléaires (missiles Jupiter) en Turquie. Khrouchtchev cherche également à négocier le statut de Berlin-Ouest, sous contrôle des Occidentaux. Malgré la construction du mur en 1961, la future capitale de l’Allemagne demeure pour le dirigeant soviétique l’enjeu primordial de la guerre froide et ce dernier espère que les États-uniens seront prêts à céder sur ce point en échange d’un éventuel retrait des missiles à Cuba. Enfin, le soutien militaire apporté à la Révolution cubaine permet à Moscou de lutter contre l’influence croissante de la Chine depuis sa rupture idéologique avec l’URSS à l’aube de la décennie 1960. En effet, la Chine, de plus en plus influente dans les pays du « Tiers-monde », semble gagner des adeptes à Cuba (Che Guevara rencontre Mao à la fin de l’année 1960).
Mais l’installation des missiles ne se passe pas comme prévu. Khrouchtchev, qui insiste sur l’importance de mener une opération secrète pour éviter toute escalade avec Washington, voit ses plans déjoués le 14 octobre, lorsqu’un avion espion états-unien identifie les missiles. La menace d’une guerre nucléaire atteint son paroxysme le 27 octobre quand des militaires soviétiques, sans le consentement de Khrouchtchev, abattent un avion espion américain.
À la suite d’intenses négociations entre le gouvernement Kennedy et le Politburo du Parti communiste de l’URSS, le dirigeant soviétique décide de composer avec la Maison-Blanche et promet, le 28 octobre, de démanteler les missiles. Quant à Fidel Castro, qui préconise une approche plus agressive et incite les Soviétiques à frapper le territoire nord-américain, il est délibérément mis à l’écart des pourparlers. Même si Washington s’engage à s’abstenir de toute tentative d’invasion de l’île, le dirigeant cubain est furieux. L’issue de cette crise entraîne une période de durcissement des relations URSS-Cuba comme révèle le rapport ci-dessous, rédigé en 1967 par un fonctionnaire du ministère des Relations internationales de Cuba.
Document : rapport cubain sur la « crise des fusées », 26 juin 1967
« La crise d’octobre, une tactique employée par les Soviétiques, fut une tentative – frustrée par la posture ultérieure de l’URSS – pour rééquilibrer le rapport de force dans le monde en faveur des forces révolutionnaires. En fin de compte, elle a mis en lumière que pour l’URSS la défense des intérêts révolutionnaires mondiaux s’arrête quand ses propres intérêts nationaux se voient sérieusement menacés. Si avant, cela ne s’était pas entièrement révélé, la crise d’Octobre a permis de démasquer la politique de coexistence pacifique du gouvernement soviétique.
Les arguments de Khrouchtchev une fois la crise dépassée ont été incapables de convaincre quiconque de la justesse de la décision soviétique. […] Pour Khrouchtchev, la résolution du conflit des Caraïbes fut la victoire de la paix et de la coexistence pacifique, grâce à laquelle il a été possible de protéger les conquêtes révolutionnaires du peuple cubain et hisser davantage le prestige des peuples socialistes’. […] [Andreï] Gromyko prônait que les problèmes de la guerre froide devaient être solutionnés sur la base de ‘la confiance et coopération’ entre les États-Unis et l’URSS.
La crise d’Octobre a révélé […] que la cohésion du camp socialiste comme une unité monolithique était un mythe. […] Face au dilemme de l’internationalisme ou du besoin de conserver coûte que coûte les intérêts nationaux, l’URSS opte, en dernier ressort, pour ce dernier ».
Direction des Pays socialistes, Département URSS, Archives du ministère des Relations internationales (MINREX), La Havane, « Relations de l’URSS avec les États-Unis », 26 juin 1967, « Année du Vietnam héroïque ».
Éclairages : les tensions croissantes entre Moscou et La Havane (1962 - 1968)
Ce rapport – rédigé en 1967 par un fonctionnaire du ministère des Relations internationales de Cuba (MINREX) – surprend par le ton hostile employé à l’égard des décideurs soviétiques, à un moment où la stabilité de la révolution castriste dépend largement de l’assistance économique de Moscou.
Dans ce texte, l’interprétation cubaine de la « crise des fusées » diffère de la vision plus optimiste des autorités du Kremlin. Malgré le rétropédalage de Khrouchtchev en octobre 1962, l’URSS a obtenu des concessions des États-Unis : Kennedy a accepté de démanteler les missiles du territoire turc et il s’est engagé à ne pas envahir Cuba. Enfin, une ligne de communication téléphonique directe avec Washington est établie, confortant la doctrine soviétique de la coexistence pacifique. C’est pourquoi, comme le rapporte l’auteur du rapport « pour Khrouchtchev, la résolution du conflit des Caraïbes fut la victoire de la paix et de la coexistence pacifique, grâce à laquelle il a été possible de protéger les conquêtes révolutionnaires du peuple cubain et hisser davantage le prestige des peuples socialistes ».
Pour La Havane l’analyse est toute autre. Le jour même où Khrouchtchev ordonnait le retrait des missiles, Fidel Castro posait plusieurs conditions pour le règlement de la crise, dont l’abandon de l’embargo états-unien contre Cuba et l’obtention de la souveraineté sur la base de Guantanamo, louée par les États-Unis depuis 1903. Mais sa voix n’a pas été entendue, alimentant les accusations, portées notamment par la Chine, selon lesquelles Moscou négocie avec Washington sur le dos de ses alliés tiers-mondistes. Courroucé, Castro refuse catégoriquement d’autoriser les Nations Unies à inspecter son territoire pour vérifier le démantèlement des rampes de lancement des armes nucléaires. L’exaspération de Castro redouble lors de son voyage en URSS en avril 1963 – destiné à apaiser les tensions entre Moscou et La Havane – lorsqu’il apprend l’existence d’une entente secrète portant sur le retrait des missiles étatsuniens en Turquie.
Pour le dirigeant cubain, il devient évident que la protection soviétique accordée à Cuba est un prétexte pour asseoir la position internationale de Moscou. Comme le montre ce rapport du ministère des Relations internationales rédigé en 1967, l’administration castriste pense que l’URSS a renoncé à l’internationalisme révolutionnaire, privilégiant les intérêts nationaux et la stabilité des rapports avec Washington (« Face au dilemme de l’internationalisme ou du besoin de conserver coûte que coûte les intérêts nationaux, l’URSS opte, en dernier ressort, pour ce dernier »). Pour Cuba, la doctrine de la coexistence pacifique portée par Moscou entraîne une collusion inacceptable entre les « deux grands » au détriment des États les plus faibles, exactement ce qui – selon Castro – s’est produit lors de la crise des missiles.
Les signes de cette mésentente se multiplient entre 1962 et 1968, période pendant laquelle La Havane soutient activement les guérillas en Amérique latine, opérations de soutien militaire que Moscou voit d’un très mauvais œil. Ce rapport rédigé en 1967 intervient précisément à l’apogée des tensions cubano-soviétiques au moment même où le « Che » cherche à implanter un foyer armé en Bolivie.
La crise des missiles est donc le prélude d’une période de dissensions croissantes entre l’URSS et Cuba. Malgré les efforts du Kremlin qui mise sur un renforcement de l’aide économique envers l’île, les séquelles de la crise sont durables et il faudra attendre la fin de l’année 1968 – Castro soutiendra publiquement l’invasion militaire du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie – pour que s’opère une normalisation des rapports entre Moscou et La Havane. Dès lors, la défiance des Cubains tend à diminuer vis-à-vis de Moscou tandis que l’administration castriste – qui a essuyé une défaite majeure lors de la mort du Che en Bolivie (1967) – réduit son aide aux guérillas latino-américaines et privilégie une approche interétatique, plus classique, des relations internationales. Le point culminant de ce processus est atteint en juillet 1972 lorsque La Havane intègre l’organisation d’entraide économique des États socialistes, le CAEM (Conseil d’aide économique mutuelle) dirigé par Moscou.