Souvenirs d’étudiants cubains en URSS

À partir de 1960, la formation des étudiants cubains en URSS a été un outil majeur de la collaboration stratégique entre les deux pays en même temps qu’elle a façonné la jeune Révolution cubaine dans tous les domaines (formation d’ingénieurs agricoles, d’ingénieurs militaires, d’artistes). De leur passage en URSS, beaucoup d’anciens étudiants cubains ont gardé un souvenir ému, ce dont témoignent les photographies qu’ils ont soigneusement conservées.

Archive pour la classe

Souvenirs d’étudiants cubains en URSS

Ill. 1 Pilar Sa, née en 1938, a obtenu une bourse pour étudier à l’Institut Électrotechnique de Leningrad entre 1962 et 1968. Sur cette photographie, on la voit avec un groupe d’étudiants d’Allemagne de l’Est avec qui elle forme un groupe de musique reprenant les « tubes » de Nat King Cole et Frank Sinatra. Source : Collection privée de Pilar Sa.
Ill. 1 Pilar Sa, née en 1938, a obtenu une bourse pour étudier à l’Institut Électrotechnique de Leningrad entre 1962 et 1968. Sur cette photographie, on la voit avec un groupe d’étudiants d’Allemagne de l’Est avec qui elle forme un groupe de musique reprenant les « tubes » de Nat King Cole et Frank Sinatra. Source : Collection privée de Pilar Sa.
Sommaire

Contexte :  l’URSS forme une nouvelle génération de spécialistes cubains 

En novembre 1960, Ernesto Guevara se rend à Moscou pour signer un protocole prévoyant la formation en URSS de 400 étudiants et de 400 travailleurs spécialisés. Cette convention est la première étape vers des échanges accélérés qui vont façonner la vie de milliers d’étudiants cubains.

Les historiens qui se sont intéressés aux relations Cuba-URSS ne se sont guère penchés sur ce volet essentiel de la collaboration entre les deux pays. Ce sont pourtant plus de 25 000 étudiants cubains, sélectionnés sur des critères scolaires et politiques, qui partent en URSS durant la guerre froide pour acquérir des compétences utiles à Cuba. Les autorités caribéennes espèrent ainsi importer les connaissances et le savoir-faire de l’allié soviétique pour accomplir l’une des priorités de Castro : la « Révolution technique », une formule alors employée pour vanter le développement agricole et industriel opéré par la Révolution cubaine.

Entre 1961 et 1962, 2 000 jeunes paysans cubains rejoignent différentes kolkhozes (exploitations agricoles collectives en URSS) pour se familiariser avec les méthodes soviétiques. Ces étudiants, parfois mineurs, apprennent à maîtriser le fonctionnement d’engins agricoles (tracteurs, récolteuses, etc.) que Moscou fera parvenir à Cuba en grand nombre, rénovant radicalement la ruralité cubaine et notamment la culture de la canne à sucre, principale activité de l’île

Au cours des trois premières décennies du régime castriste, des centaines d’ingénieurs, d’artistes, de techniciens navals, de militaires, d’aviateurs, s’établissent en URSS pour suivre des formations techniques. Dans un premier temps, beaucoup s’inscrivent à l’Université de l’Amitié des Peuples Patrice Lumumba, une institution créée en 1960 par Khrouchtchev dans le but d’accueillir des étudiants boursiers d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. L’existence de cette université internationale est à la mesure de l’ambition « tiers-mondiste » de l’URSS, soucieuse dans les années 1960 de démontrer l’applicabilité universelle de son modèle socialiste.

Mais pour le Kremlin le rapprochement stratégique avec Cuba mérite un effort particulier. À partir des années 1960, Moscou alloue un nombre toujours plus important de bourses pour des étudiants cubains fréquentant des centres de formation dans 13 des 15 républiques soviétiques. Parmi les différents profils d’étudiants, l’État cubain met un point d’honneur à former des traducteurs russo-espagnols. Dès la fin 1960, beaucoup de Cubains étudient le russe afin de servir d’interprètes auprès des techniciens soviétiques qui débarquent tous les mois à Cuba.

Pour ces jeunes étudiants, le voyage en URSS tient lieu de rituel idéologique. Le gouvernement cubain leur confie la tâche de représenter honorablement la révolution auprès du premier État socialiste. Diplomates, fonctionnaires du ministère de l’Éducation, délégués des jeunesses communistes sont envoyés en URSS pour surveiller les étudiants cubains et les prémunir de toute forme de dissidence. Pour le gouvernement révolutionnaire, il ne suffit pas de former des experts, il faut également forger des individus « intègres », par leur instruction et leur fidélité au communisme… un « Homme nouveau », selon la formule célèbre de « Che » Guevara.

Archive : souvenirs photographiques d’étudiants cubains en URSS

Ill. 2 De gauche à droite : Cecilio Tieles, Karelia Escalante et Evelio Tieles, étudiants au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou à partir de 1958. Source : Collection privée de Cecilio Tieles.
Ill. 2 De gauche à droite : Cecilio Tieles, Karelia Escalante et Evelio Tieles, étudiants au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou à partir de 1958. Source : Collection privée de Cecilio Tieles.

Nous avons rassemblé ici trois photographies étudiées dans le cadre d’un projet de recherche sur les premiers boursiers cubains en URSS après la révolution de 1959. Ce travail est fondé sur des entretiens avec près d’une vingtaine d’anciens étudiants cubains. Les étudiants cubains en URSS recevaient un pécule de 90 roubles mensuels et, pour beaucoup, l’un de leurs premiers achats était un appareil photographique soviétique modèle « Zenit » ou « Lubitel » (les moins chers coutaient environ 13 roubles). Qu’ils soient aujourd’hui fidèles à la révolution ou dissidents, ces femmes et ces hommes ont accepté de montrer leurs photographies qui témoignent de leurs études en URSS, parfois avec fierté, souvent avec émotion, et ont donné leur accord pour utiliser ces images. Ces photographies étaient le plus souvent classées dans des albums impeccablement entretenus, accompagnées d’une notice détaillée au dos de chaque image.

Sur la photographie appartenant à Cecilio Tieles (Ill.2), prise en 1958, trois étudiants cubains – Karelia Escalante, les frères Cecilio et Evelio Tieles, affublés de gros manteaux, d’écharpes et de la typique chapka russe, posent devant un appareil photographique. Ils sont à Moscou, où ils ont récemment commencé des études supérieures dans le célèbre Conservatoire Tchaïkovski (Karelia et Cecilio étudient le piano, Evelio le violon). En observant la neige sur cette photographie, poussée par un vent glacial, on peut imaginer les difficultés que ces jeunes cubains ont dû affronter : quitter leur famille et le climat tropical pour s’adapter au mode de vie et à l’hiver glacial de la capitale soviétique. Ils doivent aussi ressentir une forme de solitude car, en 1958, les étudiants cubains en URSS se comptent encore sur les doigts d’une main. En effet, avant 1959 et l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro, Cuba n’entretient pas de relations amicales avec l’URSS. Fulgencio Batista (1901-1973), arrivé au pouvoir après le coup d’État de 1952, n’a pas de relation diplomatique avec Moscou et interdit les déplacements de Cubains en URSS. Rares sont alors les étudiants à pouvoir se rendre sur le territoire soviétique.

Ill. 3 Menia Martínez (troisième à partir de la gauche), entourée d’un groupe de camarades de classes, à Leningrad, où elle étudie le ballet entre 1955 et 1959. Source : Collection privée de Menia Martínez.
Ill. 3 Menia Martínez (troisième à partir de la gauche), entourée d’un groupe de camarades de classes, à Leningrad, où elle étudie le ballet entre 1955 et 1959. Source : Collection privée de Menia Martínez.

La cubaine Menia Martínez (Ill. 3) est une autre exception. Seule étudiante cubaine à Leningrad avant 1959, elle suit une formation de ballet depuis 1955. Menia Martínez, Karelia Escalante et les frères Tieles bénéficient d’une bourse pour étudier en URSS car ils sont tous issus d’une famille de militants historiques du Parti socialiste populaire (PSP), la principale organisation prosoviétique à Cuba (Karelia est la fille du fameux dirigeant communiste Aníbal Escalante).

La révolution de 1959 à Cuba va constituer une véritable rupture dans les échanges étudiants avec l’URSS. Un premier groupe d’étudiants est envoyé à Moscou en 1960 après la visite de Che Guevara en URSS. Certains suivent des études d’ingénieurs, tandis que d’autres sont formés à des techniques d’espionnage ou entrent dans des écoles militaires. Les bourses se généralisent en 1961, peu après l’accord signé par Guevara. Le 5 novembre 1961, 925 boursiers s’embarquent dans le navire Gruzia en direction de l’URSS. Le « Che » lui-même est venu leur dire au revoir sur le port de La Havane, dévoilant la nature fortement politique de leur voyage.

La plupart des étudiants sont sélectionnés par le ministère de l’Industrie, dirigé depuis 1961 par Ernesto Guevara. C’est le cas de Pilar Sa, arrivée à Minsk en 1961, avant de se déplacer à Leningrad pour poursuivre des études d’ingénierie électrique. Pour cette jeune mulata (métisse) qui a subi le racisme en URSS (comme elle l’a raconté au cours de mon enquête), ce séjour fut l’occasion de former, avec des camarades allemands (Ill. 1), un groupe de musique reprenant des « tubes » anglo-saxons (Paul Anka, Nat King Cole, Frank Sinatra, The Platters, etc.). À une époque où la politique culturelle de l’URSS s’était assouplie, cette musique venue des États-Unis était tolérée et Pilar Sa avait pu entamer une tournée en territoire soviétique et même se produire dans des émissions télévisées.

Ces photographies témoignent de la diversité et de l’ampleur des échanges étudiants entre Cuba et l’URSS, des échanges qui distinguent nettement Cuba du reste des pays latino-américains où les élites intellectuelles se formaient davantage aux États-Unis et qui permettent également de mieux saisir l’importance de l’aide à la formation de l’URSS dans le façonnement de la jeune Révolution cubaine.

Citer cet article

Rafael Pedemonte , « Souvenirs d’étudiants cubains en URSS », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 27/01/23 , consulté le 25/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22060

Bibliographie

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Pedemonte, Rafael, Guerra por las ideas en América Latina, 1959-1973: Presencia soviética en Cuba y Chile, Santiago, Editorial de la Universidad Alberto Hurtado, 2020.

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Westad, Odd Arne, La guerre froide globale : le tiers-monde, les États-Unis et l’URSS (1945-1991), Paris, Payot, 2007.

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