Mise au point : 1981, une victoire du courant abolitionniste en France
Parmi les mesures emblématiques portées par le nouveau pouvoir socialiste au début des années 1980, l’abolition de la peine de mort est certainement l’une de celles qui a connu la postérité la plus importante. Elle est aujourd’hui admise tant à droite qu’à gauche comme une avancée irréversible, bien qu’une part importante de l’opinion publique se déclare toujours en faveur d’un rétablissement. Pourtant, au début de l’année 1981, le sort de la peine de mort est loin d’être scellé. Le président Valéry Giscard d’Estaing, qui n’entend pas l’abolir, dispose encore de sondages favorables à sa réélection et les cours d’assises prononcent cinq condamnations capitales dans les mois précédant le scrutin. Les partisans du maintien de la peine de mort s’appuient alors sur l’opinion publique : en janvier 1981, dans un sondage SOFRES, 63% des Français y sont encore favorables. Comment expliquer alors le retournement qui conduit en quelques mois à l’abolition de la peine de mort, le 9 octobre 1981 ?
Dans les années 1970, le combat abolitionniste est en grande partie incarné par Robert Badinter, depuis l’affaire Buffet-Bontems de 1972, et plus encore depuis la parution de son ouvrage, L’Exécution, et la défense de Patrick Henry en 1976. Loin d’être isolé, Badinter s’inscrit dans un vaste mouvement abolitionniste, marqué par l’engagement de nombreux militants, intellectuels et hommes politiques. Les Églises et les associations de défense des droits de l’homme, dont les modes d’action sont renouvelés sous l’influence d’Amnesty International, soutiennent le combat pour l’abolition. Ainsi, le mouvement abolitionniste devient plus structuré et plus mobilisé que le camp adverse.
Du côté des partis de gauche, l’abolition de la peine de mort est réclamée depuis le xixe siècle. Cependant, le thème ne mobilise guère depuis les débats parlementaires des années 1906-1908 qui avaient conduit, sous la pression d’une campagne de presse dramatisant les faits divers criminels, à faire échouer le projet d’abolition porté par le gouvernement Clemenceau. L’abolitionnisme ressurgit dans le débat public à partir des années 1950, un débat qui devient particulièrement vif dans les années 1970 lorsque la France, après la fin des dictatures en Grèce (1974), en Espagne (1975) et au Portugal (1974), reste le dernier pays d’Europe occidentale à appliquer la peine capitale. L’abolition est inscrite dans le programme commun de la gauche dès 1972 et trouve sa place parmi les « 110 propositions pour la France » du Parti socialiste en 1981. Cela n'empêche pas François Mitterrand de présenter cette cause comme un combat personnel lors de l’émission « Cartes sur table », le 16 mars 1981, donnant ainsi l’image d’un homme de conviction.
Sa victoire le 10 mai 1981 sonne le glas de la guillotine. Lorsque Robert Badinter devient ministre de la Justice, après les élections législatives du mois de juin 1981, il sait pouvoir compter à l’Assemblée nationale sur le soutien d’une large majorité de gauche, renforcée par des députés de droite, minoritaires dans leur camp mais très engagés, comme Bernard Stasi, Philippe Seguin ou Pierre Bas, ou plus discrets, comme Jacques Chirac. L’abolition y est donc votée sans difficulté le 18 septembre 1981, par 363 voix contre 117. Le débat au Sénat s’annonçait plus incertain, la droite y demeurant majoritaire. Pourtant, l’abolition est largement votée, le 30 septembre, par 160 voix contre 126. Comme à l’Assemblée, elle a bénéficié de la sensibilité chrétienne de nombreux parlementaires de droite.
La loi est donc promulguée le 9 octobre 1981, sans susciter beaucoup de réactions : l’issue semblait en effet acquise depuis plusieurs mois. Les peines capitales en attente d’exécution sont automatiquement commuées en réclusion à perpétuité. Il faut attendre 1984 pour voir les premières propositions de loi réclamant le retour de la peine de mort et de nouveaux débats ressurgir à l’occasion de la ratification par la France d’accords internationaux la prohibant (protocole n°6 à la Convention européenne des droits de l’homme). Si l’on considère les enquêtes d’opinion, les Français ne se rallient à l’abolition qu’en 1999, mais ils désignent par leurs votes des élus de plus en plus hostiles à un rétablissement. En 2007, seuls 26 parlementaires (contre 828) s’opposent à l’inscription dans la Constitution de l’interdiction de la peine de mort.
Document : « de la haine à la vie », extraits des mémoires de Philippe Maurice, condamné à la peine de mort en 1980.
« Dans un de ses romans, Malraux, qui avait été confronté à la peine de mort lors de la guerre d’Espagne, écrit qu’il n’y avait de justice que de justice politique. Mon modeste cas devenait progressivement un enjeu politique. Le régime giscardien avait voulu jouer avec ma vie dans le cadre d’un contexte sécuritaire, il avait donné une dimension politique à mon affaire, alors que les juristes qui avaient consulté mon dossier considéraient que celui-ci ne contenait pas matière à une condamnation à la peine capitale. Giscard se retrouvait avec une affaire de droit-commun politisée. Ma mère entrait dans le combat avec la fougue, la détermination et l’obstination d’une mère. Déjà, lors du procès, elle avait beaucoup ennuyé la cour, cette femme qui demandait qu’on lui rende son fils, qui rappelait qu’elle avait été femme de flic et qu’elle comprenait fort bien la douleur des veuves des policiers. Ce n’était pas une mère résignée, c’était une mère blessée, une mère dont les viscères saignaient, une mère simplement et avant tout.
En considérant ses carnets de notes, il apparaît qu’elle rencontra des hommes politiques de tous bords, le magnifique Pierre Bas, député RPR de Paris, qui militait depuis longtemps contre la peine de mort, la solide socialiste Yvette Roudy, Seguin également, et Colette Macciocchi, député italienne au Parlement européen, ainsi qu’Yves Jouffa, président de la Ligue des droits de l’homme, Édith Villain, d’Amnesty International, la présidente de l’Association contre la peine de mort, le journaliste Gilles Millet et la Ligue des femmes. Elle s’agitait, elle criait, elle priait Dieu. Tout pour me sauver s’imposait et je suis convaincu que, sans elle, j’aurais sans doute été rapidement exécuté. Elle recruta aussi ses amis du milieu littéraire, les écrivains Jean-Luc Maxence et Michèle Moncey, parmi d’autres.
Elle se tourna vers l’Église, écrivit à monseigneur Lustiger et le rencontra. Elle fit interpeller le pape par un ami qui connaissait des gens à Rome. Jean-Paul II ou ses représentants firent savoir qu’il était hors de question qu’il intervienne dans les affaires intérieures de la France. Aucun espoir ne poindrait du côté de la hiérarchie ecclésiastique, ce qui n’empêchait pas divers prêtres et de nombreux croyants d’intervenir et d’aider.
Au Parlement européen, le vendredi 21 novembre 1980, les députés socialistes européens présentèrent une demande de motion d’urgence afin que la question de la peine de mort fût débattue de toute urgence. Roger-Gérard Schwartzenberg et Yvette Roudy, pour la France, Colette Macciochi et Pannella pour l’Italie, ainsi que quelques autres tels monsieur Israël, s’opposèrent alors avec plus ou moins de virulence à des gens comme d’Ormesson et Forth. Cette motion devait conduire au vote d’une demande de l’assemblée prescrivant qu’aucun État membre de la Communauté européenne ne procédât à la moindre exécution de la peine capitale tant que le débat n'aurait pas eu lieu. La France fut mise sur la sellette. »
Philippe Maurice, De la haine à la vie, Paris, Le Cherche-Midi, 2001, p. 129.
Éclairages : la mobilisation des abolitionnistes en faveur de Philippe Maurice en 1980-1981
Philippe Maurice a été condamné en octobre 1980 à la peine de mort par la cour d’assises de Paris pour avoir tué un policier lors d’un échange de coups de feu. Dans ses mémoires, il revient sur la politisation de son procès à la veille de l’élection présidentielle de 1981, au moment même où la peine capitale fait l’objet de débats de plus en plus virulents entre les abolitionnistes et des responsables du gouvernement qui s’appuient sur les craintes de l’opinion publique et dénoncent une « nouvelle génération de criminels qui n'hésitent plus à tuer », selon la formule de Christian Bonnet, alors ministre de l’Intérieur de Valéry Giscard d’Estaing. Le 2 février 1981, l’importance croissante accordée aux questions d’insécurité a d’ailleurs conduit le ministre de la Justice Alain Peyrefitte à faire adopter une loi « Sécurité et liberté » alourdissant encore la répression.
Si le procès de Philippe Maurice s’est déroulé sous la pression venue du monde politique, des médias et des syndicats policiers, il y avait bien pour la cour d’assises « matière à une condamnation à la peine capitale », car la qualité de la victime, en tant que membre des forces de l’ordre, suffisait à rendre ce crime passible de la peine de mort. Celle-ci apparaissait alors comme un instrument parfaitement légitime pour les magistrats et les jurés, à l’unisson d’une bonne partie de l’opinion publique. Le 19 mars 1981, Philippe Maurice voit son pourvoi en cassation rejeté. Son seul espoir est alors la grâce présidentielle.
La liste des personnes rencontrées par la mère de Philippe Maurice montre la diversité des réseaux abolitionnistes en 1981 : des hommes et femmes politiques de droite comme de gauche, des personnalités intellectuelles, des associations de droits de l’homme suivant le modèle d’Amnesty International, organisation non gouvernementale (ONG) récompensée par le prix Nobel de la Paix en 1978. Enfin, les grandes figures religieuses du protestantisme, du judaïsme et du catholicisme soutiennent l’abolition : l’épiscopat français, quarante ans avant le Vatican, s’est prononcé en sa faveur sans ambiguïté en 1978, d’où l’appel de la mère de Philippe Maurice à Mgr Lustiger, archevêque de Paris.
L’intervention des députés socialistes au Parlement européen est une conséquence directe de l’affaire Maurice. Le vote de la motion d’abolition proposée par les députés socialistes européens vise bien la France : début 1981, cinq condamnés y attendent leur exécution. De ce point de vue la France apparaît isolée en Europe de l’Ouest. Certes, elle n’est pas le dernier pays à avoir aboli la peine de mort au sein de la CEE (la Belgique l’abolit en 1996 et la Grande-Bretagne l’abolit définitivement en 1998), mais elle est le seul où cette peine est encore appliquée.
Le 25 mai 1981, Philippe Maurice voit sa peine commuée en réclusion criminelle à perpétuité : c’est l’un des premiers actes politiques du président Mitterrand. En 2001, un an après sa libération conditionnelle, il publie, sous le titre De la haine à la vie, ce témoignage dans lequel il expose son procès, sa condamnation, son parcours pénitentiaire, mais aussi le cheminement intellectuel qui l’a conduit à entreprendre des études en prison jusqu’à soutenir une thèse d’histoire médiévale en 1995 et se lancer dans une carrière d’historien.