Contexte : une courte histoire de la guillotine (XIXe-XXe siècle)
L’article 12 de l’ancien Code pénal, établi en 1810 et toujours en vigueur en 1981, était lapidaire : « Tout condamné à mort aura la tête tranchée ». Cette procédure est fixée sous la Révolution française, en 1791, par les députés de l’Assemblée nationale constituante qui unifient le mode d’exécution pour l’ensemble des crimes et des criminels en recourant à la décapitation. Ce choix s’explique pour des raisons historiques : la décapitation étant le supplice autrefois réservé aux nobles, elle est considérée comme moins infamante pour les citoyens. Il répond également à des motifs scientifiques, liés aux progrès des savoirs sur la mort. C’est un médecin, le docteur Guillotin qui propose de recourir, dans un esprit humaniste, à une décapitation indolore, et un chirurgien, Antoine Louis, qui met au point la machine. Les « bois de justice », nom officiel de l’instrument de mise à mort, seront vite surnommés « la guillotine ». Seuls y échappent ceux qui sont condamnés par des tribunaux militaires ou politiques et fusillés par des pelotons d’exécution.
Jusqu’en 1870, la guillotine est placée sur un échafaud édifié sur une place publique, à la vue de tous, un dispositif censé attester l’exécution de la sentence, rassurer la population et intimider d’éventuels criminels. Mais le caractère public de l’exécution heurte les sensibilités, notamment celles des élites sociales qui, au xixe siècle, supportent de moins en moins les démonstrations de violence, la vue du sang et les manifestations de joie de la foule assemblée. Malgré plusieurs propositions de loi, il faut attendre 1939 pour qu’une décision du gouvernement Daladier supprime cette publicité et enferme définitivement l’exécution dans l’enceinte pénitentiaire. Dès lors, seules quelques personnalités officielles, désignées sur une liste, sont tenues d’y assister.
Jusqu’aux années 1970, l’exécution est supervisée par le procureur de la République. Elle suit une routine inchangée depuis le xixe siècle. Après l’énoncé du rejet du pourvoi et de la grâce par le procureur, le condamné est revêtu de ses habits civils. Il quitte symboliquement la prison, après avoir été placé entre les mains de l’exécuteur-en-chef, qui signe la levée d’écrou. Il a la possibilité d’écrire des lettres à sa famille, de faire ses dernières déclarations, d’assister à un office religieux et de se confesser. Traditionnellement, le surveillant-chef offre un verre d’alcool fort et une cigarette. La durée entre le lever du condamné et l’exécution n’est pas fixée réglementairement mais ne va jamais au-delà d’une demi-heure. Après avoir été ficelé, le col de la chemise découpé pour dégager la nuque, le condamné est porté jusqu’à la bascule de la guillotine. La mise à mort se déroule en quelques secondes, le professionnalisme de l’exécuteur et de son équipe étant jugé à leur rapidité d’exécution.
La dernière exécution capitale a lieu à Marseille, le 10 septembre 1977. Hamida Djandoubi est exécuté après avoir été condamné par la cour d’assises des Bouches-du-Rhône le 25 février 1977 pour viol, assassinat, actes de torture et de barbarie. Monique Mabelly est requise, en sa qualité de juge d’instruction, afin d’assister à l’exécution, dans une cour de la prison des Baumettes et recevoir les éventuelles déclarations du condamné à mort avant son exécution. De cette expérience, Monique Mabelly a gardé quelques feuilles manuscrites où elle écrit ses impressions, quelques heures après la mort du condamné.
Archive : le témoignage de la juge d’instruction Monique Mabelly sur les derniers instants d’Hamida Djandoubi (1977)
Relu pour la 1ère fois le 29.5.95
9.9.77.
Exécution capitale de Djandoubi, sujet tunisien.
A 15 heures, Monsieur le Président R… me fait savoir que je suis désignée pour y assister.
Réaction de révolte, mais je ne peux pas m'y soustraire. Je suis habitée par cette pensée toute l'après-midi. Mon rôle consisterait, éventuellement, à recevoir les déclarations du condamné.
A 19 h., je vais au cinéma avec B .et B. B., puis nous allons casse-croûter chez elle et regardons le film du Ciné-Club jusqu'à 1 h. Je rentre chez moi ; je bricole, puis je m'allonge sur mon lit. Monsieur B. L. me téléphone à 3 heures et quart, comme je le lui ai demandé. Je me prépare. Une voiture de police vient me chercher à 4 h ¼. Pendant le trajet, nous ne prononçons pas un mot.
Arrivée aux Baumettes. Tout le monde est là. L'AG [avocat général] arrive le dernier. Le cortège se forme. Une vingtaine (ou une trentaine ?) de gardiens, les « personnalités ». Tout le long du parcours, des couvertures brunes sont étalées sur le sol pour étouffer le bruit des pas. Sur le parcours, à trois endroits, une table portant une cuvette pleine d'eau et une serviette éponge.
On ouvre la porte de la cellule. J'entends dire que le condamné sommeillait, mais ne dormait pas. On le « prépare ». C'est assez long, car il a une jambe artificielle et il faut la lui placer. Nous attendons. Personne ne parle. Ce silence, et la docilité apparente du condamné, soulagent, je crois, les assistants. On n'aurait pas aimé entendre des cris ou des protestations. Le cortège se reforme, et nous refaisons le chemin en sens inverse. Les couvertures, à terre, sont un peu déplacées, et l'attention est moins grande à éviter le bruit des pas.
Le cortège s'arrête auprès d'une des tables. On assied le condamné sur une chaise. Il a les mains entravées derrière le dos par des menottes. Un gardien lui donne une cigarette à bout filtrant. Il commence à fumer sans dire un mot. Il est jeune. Les cheveux très noirs, bien coiffés. Le visage est assez beau, des traits réguliers, mais le teint livide, et des cernes sous les yeux. Il n'a rien d'un débile, ni d'une brute. C'est plutôt un beau garçon. Il fume, et se plaint tout de suite que ses menottes sont trop serrées. Un gardien s'approche et tente de les desserrer. Il se plaint encore. À ce moment, je vois entre les mains du bourreau, qui se tient derrière lui flanqué de ses deux aides, une cordelette.
Pendant un instant, il est question de remplacer les menottes par la cordelette, mais on se contente de lui enlever les menottes, et le bourreau a ce mot horrible et tragique : « Vous voyez, vous êtes libre !… » Ça donne un frisson… Il fume sa cigarette, qui est presque terminée, et on lui en donne une autre. Il a les mains libres et fume lentement. C'est à ce moment que je vois qu'il commence vraiment à réaliser que c'est fini – qu'il ne peut plus échapper –, que c'est là que sa vie, que les instants qui lui restent à vivre dureront tant que durera cette cigarette.
Il demande ses avocats. Me P[ollak] et Me G[oudareau] s'approchent. Il leur parle le plus bas possible, car les deux aides du bourreau l'encadrent de très près, et c'est comme s'ils voulaient lui voler ces derniers moments d'homme en vie. Il donne un papier à Me P. qui le déchire, à sa demande, et une enveloppe à Me G. Il leur parle très peu. Ils sont chacun d'un côté et ne se parlent pas non plus. L'attente se prolonge. Il demande le directeur de la prison et lui pose une question sur le sort de ses affaires.
La deuxième cigarette est terminée. Il s'est déjà passé près d'un quart d'heure. Un gardien, jeune et amical, s'approche avec une bouteille de rhum et un verre. Il demande au condamné s'il veut boire et lui verse un demi-verre. Le condamné commence à boire lentement. Maintenant il a compris que sa vie s'arrêterait quand il aurait fini de boire. Il parle encore un peu avec ses avocats. Il rappelle le gardien qui lui a donné le rhum et lui demande de ramasser les morceaux de papier que Me P. avait déchirés et jetés à terre. Le gardien se baisse, ramasse les morceaux de papier et les donne à Me P. qui les met dans sa poche.
C'est à ce moment que les sentiments commencent à s'entremêler. Cet homme va mourir, il est lucide, il sait qu'il ne peut rien faire d'autre que de retarder la fin de quelques minutes. Et ça devient presque comme un caprice d'enfant qui use de tous les moyens pour retarder l'heure d'aller au lit ! Un enfant qui sait qu'on aura quelques complaisances pour lui, et qui en use. Le condamné continue à boire son verre, lentement, par petites gorgées. Il appelle l'imam qui s'approche et lui parle en arabe. Il répond quelques mots en arabe.
Le verre est presque terminé et, dernière tentative, il demande une autre cigarette, une Gauloise ou une Gitane, car il n'aime pas celles qu'on lui a données. Cette demande est faite calmement, presque avec dignité. Mais le bourreau, qui commence à s'impatienter, s'interpose : « On a déjà été très bienveillants avec lui, très humains, maintenant il faut en finir ». À son tour, l'avocat général intervient pour refuser cette cigarette, malgré la demande réitérée du condamné qui ajoute très opportunément : « Ça sera la dernière. » Une certaine gêne commence à s'emparer des assistants. Il s'est écoulé environ vingt minutes depuis que le condamné est assis sur sa chaise. Vingt minutes si longues et si courtes ! Tout s'entrechoque.
La demande de cette dernière cigarette redonne sa réalité, son « identité » au temps qui vient de s'écouler. On a été patients, on a attendu vingt minutes debout, alors que le condamné, assis, exprime des désirs qu'on a aussitôt satisfaits. On l'avait laissé maître du contenu de ce temps. C'était sa chose. Maintenant, une autre réalité se substitue à ce temps qui lui était donné. On le lui reprend. La dernière cigarette est refusée, et, pour en finir, on le presse de terminer son verre. Il boit la dernière gorgée. Tend le verre au gardien. Aussitôt, l'un des aides du bourreau sort prestement une paire de ciseaux de la poche de sa veste et commence à découper le col de la chemise bleue du condamné. Le bourreau fait signe que l'échancrure n'est pas assez large. Alors, l'aide donne deux grands coups de ciseaux dans le dos de la chemise et, pour simplifier, dénude tout le haut du dos.
Rapidement (avant de découper le col) on lui a lié les mains derrière le dos avec la cordelette. On met le condamné debout. Les gardiens ouvrent une porte dans le couloir. La guillotine apparaît, face à la porte. Presque sans hésiter, je suis les gardiens qui poussent le condamné et j'entre dans la pièce (ou, peut-être, une cour intérieure ?) où se trouve la « machine ». À côté, ouvert, un panier en osier brun. Tout va très vite. Le corps est presque jeté à plat ventre mais, à ce moment-là, je me tourne, non par crainte de « flancher », mais par une sorte de pudeur (je ne trouve pas d'autre mot) instinctive, viscérale.
J'entends un bruit sourd. Je me retourne – du sang, beaucoup de sang, du sang très rouge –, le corps a basculé dans le panier. En une seconde, une vie a été tranchée. L'homme qui parlait, moins d'une minute plus tôt, n'est plus qu'un pyjama bleu dans un panier. Un gardien prend un tuyau d'arrosage. Il faut vite effacer les traces du crime… J'ai une sorte de nausée, que je contrôle. J'ai en moi une révolte froide.
Nous allons dans le bureau où l'avocat général s'affaire puérilement pour mettre en forme le procès-verbal. D. vérifie soigneusement chaque terme. C'est important, un PV d'exécution capitale !
A 5 h 10 je suis chez moi.
J'écris ces lignes. Il est 6 h 10.
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Le témoignage de Monique Mabelly est exceptionnel au regard des sources dont nous disposons pour rendre compte des exécutions capitales en France au xxe siècle, lesquelles ressortent du registre administratif (les procès-verbaux établis par les procureurs) ou d’articles de presse qui se contentent souvent de reproduire une trame commune. Dans les années 1970, il n’est d’ailleurs plus possible pour les journalistes d’en donner les détails, conformément au décret-loi de 1939 : des journaux ont en effet été condamnés pour de tels articles en 1972 après l’exécution de Buffet et Bontems. Ces quelques notes manuscrites, à la fois très personnelles mais établies avec une rigueur quasi-judiciaire, sont donc particulièrement éclairantes pour connaître les derniers instants d’un condamné.
Ces feuillets offrent en effet une description détaillée du déroulement de l’exécution, depuis le réveil du condamné jusqu’à l’escamotage de son corps, de ses réactions physiques jusqu’à ses pensées, telles qu’elles sont interprétées par Monique Mabelly. À la différence d’autres pays, les condamnés à mort français n’étaient pas prévenus de leur exécution, par un mélange d’humanité et de sécurité, afin de préserver jusqu’au bout l’espoir de la grâce et d’éviter toute tentative désespérée de résistance. Cette précaution explique les « couvertures » disposées au sol, destinées à étouffer le bruit des pas du cortège. Selon la juge d’instruction, la « docilité » d’Hamida Djandoubi produit un véritable « soulagement » parmi l’assistance qui pouvait craindre la violence, la colère ou les lamentations du condamné à l’annonce de son exécution. D’ordinaire, cette « docilité » est interprétée par les observateurs, souvent masculins, comme une forme de courage viril : mourir courageusement, en homme, c’est accepter son sort sans protester ou supplier.
Cette archive est aussi révélatrice de la transformation des émotions et des sensibilités vis-à-vis de la peine de mort. Monique Mabelly évoque en effet une « pudeur viscérale, instinctive » qui l’empêche de regarder la chute du couperet. Cette pudeur est aussi le fruit d’une évolution historique pluriséculaire, décrite par le sociologue Norbert Elias sous le terme de « civilisation des mœurs », qui se caractérise par un dégoût croissant pour la violence et la vue du sang. Pourtant, Mabelly appartient à un milieu professionnel et à une génération qui auraient plutôt tendance à admettre le principe de la peine de mort. En effet, si les jeunes magistrats formés à l’École nationale de la magistrature (ENM) depuis 1958, et dont le recrutement s’est diversifié socialement, sont de plus en plus acquis à la cause abolitionniste, Mabelly est rentrée dans la magistrature bien plus tôt, en 1955. Elle milite cependant au sein du Syndicat de la magistrature, fondé en juin 1968, qui se classe nettement à gauche, et qui soutient l’abolition de la peine capitale. Cela explique le cas de conscience et le sentiment de « révolte » qui la gagne à l’annonce de sa mission, de même que la nécessité de coucher sur le papier ses impressions après l’exécution d’Hamida Djandoubi.
Sans le savoir, Monique Mabelly a fixé la description de la dernière exécution capitale en France. Lorsqu’elle rédige ces lignes, la peine de mort est de plus en plus contestée mais sa disparition n’est pas encore à l’ordre du jour. De fait, une dizaine de personnes sont encore condamnées à mort après cette exécution, et ne doivent leur salut qu’aux décisions de la Cour de cassation et à l’abolition votée en 1981.