La mémorialisation des lieux de la Shoah et du génocide des Roms est un sujet toujours d’actualité, plus de 75 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale. En janvier 2020, l’UEJF (Union des étudiants juifs de France) a collé dans les rues de Paris des affiches portant les noms, prénoms, âges et l’ancienne adresse des enfants juifs ayant été assassinés sous l’occupation nazie. La pose de ces mémoriaux de papier rappelle aux passants et aux habitants que les lieux du quotidien sont également des lieux de mémoire.
La politique d’extermination nazie n’entendait pas seulement éliminer physiquement tous les Juifs et les Roms. Il s’agissait aussi de faire disparaître toute trace de leur existence passée. Dès la Seconde Guerre mondiale, l’enjeu des lieux de mémoire de la Shoah et du génocide des Roms est considérable : garder une trace physique de ses millions de vies disparues, en retraçant leur histoire à travers leurs lieux de vie et de mort.
Dès lors se pose la question de l’emplacement des lieux de mémoire. Quels lieux mémorialiser ? Le lieu de l’assassinat ? Les sites-étapes de la Shoah ? Le lieu de vie, comme les murs d’écoles fréquentées par des enfants déportés, comme le rappellent les plaques apposées sur les façades d’établissements scolaires parisiens ? Ou encore les lieux de culte, comme les fondements de l’ancienne synagogue de Riga, abritant un mémorial pour l’ensemble des Juifs assassinés en Lettonie ? Sur place ou dans un mémorial éloigné des territoires d’extermination, comme celui de Yad Vashem à Jérusalem ou l’United States Holocaust Memorial Museum (USHMM) à Washington ? Et où commémorer quand les corps des victimes ont été réduits en cendre ou ont disparu ? L’érection d’un lieu du souvenir n’en finit pas de susciter le débat entre les différentes parties concernées, victimes ou descendants de victimes, associations, acteurs politiques et étatiques.
Nous aborderons tout d’abord les premières initiatives d’instauration de lieux de mémoire de la Shoah, puis le poids du récit national officiel dans l’existence et l’élaboration de ces lieux, et les enjeux contemporains de leur identification et pérennisation face à la disparition des rescapés. Enfin, nous nous pencherons sur les lieux de mémoire roms.
La Shoah et ses lendemains : des initiatives de rescapés juifs
Pendant la Shoah, des Juifs ont saisi l’urgence de rassembler une documentation pour témoigner de l’extermination, de laisser une trace de l’existence et de l’assassinat de la population juive. Emanuel Ringelblum (1900-1944) est à l’initiative de la collecte de 25 000 pages dans le ghetto de Varsovie, où il a lui-même été enfermé, afin de regrouper des informations sur le sort des communautés juives exterminées en Pologne. Le 28 avril 1943, Isaac Schneersohn (1881-1969) fonde à Grenoble le Centre de documentation juive contemporaine (CDJC), lui attribuant la mission de rassembler un maximum d’archives permettant de renseigner l’extermination des Juifs d’Europe. Ce même sentiment d’urgence à rappeler les victimes motive une poignée de survivants juifs de Minsk à ériger un petit monument dès août 1946 sur l’emplacement d’un site d’exécution, appelé « Yama » (« la fosse », en russe), où furent fusillés 5 000 Juifs – hommes, femmes et enfants – le 2 mars 1942. À défaut de moyens pour acheter une pierre commémorative, ils déplacent une stèle du cimetière juif détruit par les nazis. Le poète Chaim Maltinskii, dont la mère, l’épouse et le jeune fils gisaient dans un des charniers, dut ferrailler avec les autorités soviétiques pour obtenir l’autorisation d’inscrire un texte en yiddish sur la pierre, en sus de la version russe : « À la mémoire sacrée et éternelle de 5 000 Juifs assassinés par les ennemis mortels de l’humanité – les envahisseurs germano-fascistes. » D’autres survivants juifs suivent cet exemple et marquent plusieurs sites de fusillade en Biélorussie à la fin des années 1940. Mais les initiatives et la réalisation de ces mémoriaux en Europe de l’Est reposent alors uniquement sur la volonté de rescapés, agissant souvent seuls.
Les États et la mémorialisation des lieux de la Shoah
Après la fin de la guerre, l’existence et la conception des sites de mémoire des victimes du nazisme sont progressivement soumises aux politiques des États, suivant le fil du récit national officiel. Pour cette raison, certains sites majeurs de l’extermination des Juifs ne sont pas mémorialisés avant les années 1960, comme Babi Yar où furent assassinés 33 771 Juifs de Kiev les 29 et 30 septembre 1941, ou les centres de mise à mort de l’Aktion Reinhard (Belzec, Treblinka, Sobibor). Les autorités soviétiques avaient donné la priorité bien davantage à la célébration des victoires sur le nazisme qu’à la commémoration du martyre des « victimes du fascisme », regroupant indifféremment les Juifs, les Roms, les civils et les prisonniers de guerre.
En Israël, le mémorial des victimes de la Shoah Yad Vashem est créé par une loi israélienne de 1953, dans un élan initié par la fondation du Mémorial du martyr juif inconnu (MMJI) à Paris la même année. Le mémorial de Jérusalem ouvre en 1957, et a pour mission principale de collecter les souvenirs, la mémoire des Juifs assassinés durant la Shoah. Le « Hall des noms » de Yad Vashem fut inauguré en 1977 pour commémorer chaque victime de la Shoah : ainsi, il existe un lieu où l’on peut se recueillir et réciter le kaddish, à défaut de pouvoir se rendre sur la sépulture du défunt ou de la défunte. L’initiative mémorielle d’inscrire le nom de chaque victime, initiée à l’origine par Yad Vashem, est reprise en 2005 par le Mémorial de la Shoah, à Paris, apposant sur ses murs extérieurs les noms de 75 568 Juifs déportés de France entre 1942 et 1944. Là aussi, le souci demeure de fournir un lieu de recueillement pour les victimes exterminées en Europe de l’Est et dont les corps ont disparu.
Par ailleurs, la question du devenir des lieux de l’extermination des Juifs se pose dès 1945, et l’entreprise de mémorialisation d’Auschwitz-Birkenau illustre l’ingérence des États dans ces questions. Rappelons que, entre 1942 et 1945, plus d’un million de personnes furent assassinées à Auschwitz, dont au moins 960 000 Juifs d’Europe, entre 70 et 75 000 Polonais, 21 000 Roms, ainsi que des milliers de prisonniers de guerre soviétiques et des détenus d’autres nationalités. En raison de l’ampleur meurtrière de ce complexe concentrationnaire et de ce centre de mise à mort, Auschwitz-Birkenau devient le symbole de la barbarie nazie et de la souffrance des peuples européens. Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, la mémorialisation du site d’Auschwitz-Birkenau est d’abord orchestrée par une association d’anciens détenus politiques. Dès l’ouverture du mémorial, en 1947, l’accent est mis sur la résistance et le martyre des Polonais. Mais rapidement le site cristallise de fortes tensions mémorielles et nationales, qui se reflètent encore aujourd’hui dans l’organisation de l’espace du « musée d’Auschwitz », situé sur l’emplacement de l’ancien camp d’Auschwitz I. En effet, à partir des années 1960, treize États ou groupes de victimes (juives, polonaises, roms, russes, hongroises, tchèques, slovaques, autrichiennes, yougoslaves, françaises, belges, italiennes et hollandaises – à l’heure actuelle ; les pavillons changèrent au gré de la disparition d’États, comme l’URSS) organisent leur propre espace mémoriel, chacun dans un ancien baraquement en brique. La conséquence de la parcellisation de ce lieu de mémoire fut de reléguer au second plan les victimes juives : en témoigne l’état d’abandon et de friche du site de Birkenau, négligé au profit d’Auschwitz I où se concentrent les visites guidées. La mention du nombre de personnes juives assassinées et même de l’identité juive de la majorité des victimes est très récente et a été le fruit de longs combats menés par des organisations mémorielles, comme celle de Serge Klarsfeld (Fils et filles de déportés juifs de France) ou des initiatives individuelles comme celle de l’historien italien Marcello Pezzetti, du père Patrick Desbois (président de l’association Yahad – In Unum) et de l’ancien président du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France) Richard Prasquier, qui allièrent leurs efforts pour retrouver et préserver l’emplacement du Bunker I, première chambre à gaz de Birkenau.
Années 1990-2000 : nouveaux enjeux des sites de mémoire de la Shoah
Au début des années 2000, les acteurs des commémorations de la Shoah se retrouvent confrontés à de nouvelles problématiques : la persistance de discours négationnistes et antisémites et la disparition des survivants de la Shoah. Pour y remédier, Budapest présente en 2005 son mémorial aux victimes juives de la ville : des chaussures en métal sur les quais du Danube (avant les exécutions, les condamnés étaient forcés de se déchausser). Cette représentation de l’absence se retrouve également à Berlin, figurée par une chaise renversée et une table dans le square de la Koppenplatz, où se situait le quartier juif de la capitale allemande.
Face à cette mémoire s’éteignant à mesure que disparaissent les contemporains, les acteurs institutionnels comme associatifs doivent adapter les structures de commémoration pour les transformer en institutions pérennes, dédiées au savoir, à la transmission, à la pédagogie, aux rencontres et aux échanges. L’United States Holocaust Memorial Museum (USHMM) fut inauguré en 1993 à Washington DC et reçoit environ 15 millions de visiteurs par an, dont un grand pourcentage de scolaires. L’Holocaust-Mahnmal, le musée de l’Holocauste de Berlin, recouvert d’un champ de stèles, ouvre ses portes en 2005, à l’instar du Mémorial de la Shoah à Paris, qui abrite aussi les archives du CDJC. Ainsi, comme à Yad Vashem, où un nouveau musée est ouvert en 2005, la mémoire et l’histoire fusionnent dans ces centres : les couloirs des musées informent, le savoir historique venant appuyer les mémoriaux.
Ces exemples expriment aussi la délocalisation des lieux d’études et de mémoire hors des sites de la Shoah, afin de pallier le manque de moyens financiers ou d’initiatives politiques. Une tendance qui se renforce avec la numérisation des mémoriaux, comme la création de la carte interactive (www.yahadmap.org) de l’association Yahad – In Unum, recensant les sites d’exécution en Europe de l’Est, accompagnés de fiches explicatives et d’extraits d’archive, à l’image d’un mémorial virtuel. Le Vilna Gaon State Jewish Museum lance un projet similaire sur la Shoah en Lituanie (www.holocaustatlas.lt).
Néanmoins, la préservation des sites mêmes de l’extermination demeure une question sensible. D’après les estimations de l’association Rohatyn Jewish Heritage, financée par des fonds américains et agissant pour l’entretien et la conservation des lieux de la Shoah en Ukraine de l’Ouest, seulement 15 % des fosses communes et 28 % des cimetières juifs disposent d’un mémorial en Galicie orientale où habitaient 570 000 Juifs en 1941. L’action des associations s’avère dès lors primordiale, même si elles doivent composer, parfois de manière conflictuelle, avec les politiques mémorielles étatiques. En témoigne l’exemple de l’aménagement du ravin de Zmievskaya Balka, à Rostov-sur-le-Don (Russie actuelle). Après des années d’abandon, le site est devenu un parc bien entretenu, doté d’une immense sculpture, commémorant la victoire de l’Armée rouge sur les troupes nazies. Mais le contenu de la plaque mentionnant les victimes assassinées dans le ravin durant l’occupation nazie fit l’objet d’une vive polémique dans les années 2010. Il y eut trois plaques successives. La municipalité de Rostov refusa d’abord la mention des 27 000 Juifs massacrés en août 1942, préférant la formule des « civils habitants Rostov et prisonniers de guerre soviétiques ». Un compromis fut trouvé, où le mot « Juif » a pu figurer. Cet exemple illustre les grandes réticences persistant en Russie, près de 70 ans après la fin de la guerre, à dissocier les Juifs des autres civils tués, et, plus généralement, à parler plutôt de victimes que de héros de la Grande Guerre patriotique, enjeu politique clef pour le pouvoir russe.
De la même façon, les polémiques entourant la conception et la construction d’un musée de la Shoah sur le site de Babi Yar rappellent le poids des discours nationaux et identitaires relatifs à la Seconde Guerre mondiale, de la parole politique et la difficulté de trouver le bon équilibre pour le souvenir de toutes les victimes du nazisme, tout en respectant les recherches des historiens.
Néanmoins, certains sites sont pensés pour convoquer le souvenir de l’ensemble des victimes, sans les opposer. Le camp de Rivesaltes, dans le sud de la France, servit successivement de camp d’internement pour des réfugiés de la guerre civile espagnole, puis pour des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale, avant la déportation vers Drancy ou Auschwitz-Birkenau, des Roms, des opposants politiques au régime de Vichy. Les baraquements du site furent ensuite utilisés pour loger des harkis et même, jusque dans les années 2000, pour interner des immigrés illégaux. Inauguré en octobre 2015, le mémorial du camp de Rivesaltes propose une exposition permanente relayant les voix des anciens internés du camp, et des expositions temporaires permettant de fournir aux visiteurs des informations sur le génocide des Roms en Europe ou la guerre civile espagnole. La mise en contexte historique du camp de Rivesaltes a été élaborée pour permettre de rendre hommage à chacune des victimes.
Les lieux du génocide des Roms : un combat contre l’oubli
Jusqu’aux années 1980, le génocide des Roms fut largement oublié des lieux de commémoration des victimes du nazisme, comme il l’a été dans la recherche historique. Les historiens Wolfgang Wippermann et Michael Zimmermann sont, dans les années 1990, des pionniers de la recherche sur l’extermination des Roms par les nazis (« porajmos »). Concernant les lieux de mémoire, l’impulsion est donnée par des associations de survivants. Mais là encore, les associations roms se heurtent à de grandes difficultés pour faire reconnaître l’extermination de leur peuple par les autorités nazies. En 1982, un mémorial est érigé à Aleksandrovka (dans la région de Smolensk en Russie) à l’emplacement de la fosse commune où gisent environ 180 Roms fusillés en avril 1942, grâce à l’initiative d’une organisation culturelle rom. Néanmoins, l’inscription gravée – en russe – sur la stèle mentionne simplement « habitants civils d’Aleksandrovka », invisibilisant ainsi l’identité rom des victimes. Pour faire reconnaître le statut de victimes de la politique d’extermination nazie, les associations de survivants ou de descendants doivent redoubler d’efforts. En 1980, un groupe de Sinti entame une grève de la faim au mémorial du camp de concentration de Dachau. Deux ans plus tard, les efforts de Romani Rose, à la tête du conseil central allemand des Sintis et des Roms, ont permis la reconnaissance du génocide des Roms par le gouvernement fédéral allemand, ainsi que la présence d’un mémorial sur l’ancien emplacement du Zigeunerlager de Birkenau. En 2012, Angela Merkel participe à l’inauguration d’un mémorial à Berlin pour les Roms assassinés durant la guerre.
Le combat de ces associations permet aux lieux d’extermination des Roms de ne pas sombrer dans l’oubli. L’enjeu est majeur : nous disposons de peu d’archives à ce sujet et la mémoire orale, plus centrale que l’écrit dans la culture rom, menace de s’éteindre si des structures adaptées ne peuvent la recueillir et la transmettre aux futures générations.
Conclusion
Les lieux de mémoire de la Shoah et du génocide des Roms sont encore l’objet de controverses, se heurtant aux différentes politiques étatiques mais également à un antisémitisme local ou d’une hostilité à l’égard des Roms. Si d’importantes et déterminantes initiatives doivent être saluées, le sujet est loin d’être apaisé en Europe de l’Est et du Sud. En 2018, le mémorial de la Shoah de Thessalonique, en Grèce, d’où furent déportés 45 000 Juifs en 1943, fut vandalisé quatre fois. Garder la mémoire des Juifs et Roms assassinés par les nazis et leurs collaborateurs passe par l’inscription de leur histoire dans le paysage européen.