Des années 1660 à nos jours, l’idée perdure que la forêt – type d’espace où dominent les arbres – est une ressource fragile dont la protection est indispensable à la bonne exploitation sur le long terme, en tenant compte des besoins présents et futurs ainsi que des dynamiques écologiques, sociales et économiques qui président à son évolution. Voilà qui en fait un objet attrayant dans une actualité dominée par l’insoutenabilité de nos relations avec le reste de la nature. Le cas français est intéressant car l’évolution de la forêt y tranche actuellement avec la régression observée à l’échelle mondiale. 31 % de la superficie nationale métropolitaine en est couverte (2018), taux vraisemblablement inconnu depuis le xve siècle, même si le terme de forêt recouvre des réalités fort variées, des zones d’exploitation en monoculture aux espaces de grande diversité faunistique et floristique. De nos jours, la forêt est pour nombre d’entre nous un élément de décor bucolique, dont les usages industriels sont largement externalisés dans le reste du monde. Mais pendant longtemps, la forêt a été primordiale pour survivre et la France a été animée par la peur du déboisement. Lors du minimum historique atteint autour de 1830, 15 % du territoire national était encore boisé.
La forêt a joué un rôle clé dans l’avènement de l’histoire de l’environnement en France à partir de la fin des années 1970 – le Groupe d’histoire des forêts françaises créé en 1980 en témoigne. Des études mêlant histoire, géographie et écologie ont tenté de retracer la coévolution des pratiques socio-économiques (en particulier de l’agriculture, de l’industrie, des politiques publiques) et des écosystèmes forestiers sur des temps plus ou moins longs. L’intérêt pour les forêts s’est depuis nourri des questionnements sur leur aménagement, leur multifonctionnalité, leur rôle face au changement climatique, les services écosystémiques, ou encore les communs – ces espaces dont l’usage, de droit ou de fait, est réglé dans un cadre collectif.
Le panorama historique qui sera dressé à la suite entend en particulier montrer que les forêts ont revêtu un intérêt général pour des raisons économiques, politiques, culturelles et environnementales mouvantes, de la monarchie absolue au libéralisme triomphant. Leur gestion optimale, à des fins de conservation et d’exploitation, a fait l’objet de débats intenses, disant les craintes et les certitudes de chaque époque quant à son environnement.
Les forêts d’Ancien Régime : des ressources vitales et des lieux d’affirmation de l’État
Les forêts d’Ancien Régime, qu’elles soient la propriété des communautés villageoises, du roi, du clergé ou des seigneurs, sont grevées de droits d’usage. L’utilisation prime sur la stricte propriété foncière. Elles sont vitales pour les communautés locales : ces dernières y récupèrent du bois pour se chauffer et cuire leurs aliments, pour construire, pour s’outiller, elles y font paître leurs bêtes, y glanent quelques fruits et champignons ; bref, elles subviennent, grâce aux forêts, à des besoins essentiels. Aux xviie et xviiie siècles, les droits d’usage commencent néanmoins à être attaqués.
Pour contrôler les forêts, le pouvoir royal a créé au xive siècle les maîtrises des Eaux et Forêts, grandes circonscriptions administratives et judiciaires. Leur manque d’efficacité conduit, en 1661, le Conseil du roi, sous l’influence du contrôleur des Finances Jean-Baptiste Colbert, à ordonner la réformation générale de ces maîtrises, afin de « pourvoir la conservation desdites forests, estant trop necessaire pour le bien de son estat, avantages et commodités de ses sujets », et de « remedier aux desordres qui se sont introduits dans toutes les forests [du] royaume […] en pouvant causer l’aneantissement pour tousjours ». Officieusement, le motif militaire est déterminant : les forêts sont nécessaires pour lever une flotte capable de rivaliser avec les Britanniques et les Hollandais.
Les procès-verbaux de visites de forêts, effectuées par des commissaires aux pouvoirs extraordinaires, foisonnent d’indignations devant leur état, qui n’est en fait mauvais qu’au regard des attentes des administrateurs royaux (qui voudraient partout trouver des futaies capables d’abonder la construction et la marine), pas nécessairement des services qu’ils rendent aux communautés. Dans la maîtrise de Toulouse par exemple, allant du Rhône aux Pyrénées, réformée par Louis de Froidour, les parcelles sont morcelées (la moitié ne dépasse pas 66 ha) mais très nombreuses, et les communautés, comme celle de Bigorre, veillent à les entretenir. En exagérant à outrance les méfaits, les maîtres et les commissaires des Eaux et Forêts justifient leur propre existence et l’État lui-même son immixtion jusqu’au cœur de la vie domestique.
En 1669, Colbert fait édicter une ordonnance sur les Eaux et Forêts, premier code forestier rassemblant tous les règlements particuliers du royaume. Elle crée, d’abord, un droit de préemption sur tous les bois pour les besoins de la marine. Afin de faire « cesser les abus », elle renforce le pouvoir des officiers des maîtrises. Elle met en défens (c’est-à-dire interdit d’accès) des portions de forêts et organise une garde active sur les forêts communales. L’ordonnance allie des objectifs de conservation, de répression et de valorisation optimale des forêts sur le long terme.
L’ordonnance n’est en fait pas strictement appliquée. Les disettes de 1709, 1762 ou 1766 conduisent même le gouvernement à encourager les défrichements des bois particuliers pour les mettre en culture. Les réformateurs tentent surtout d’éliminer des usages jugés inefficaces de la forêt, à commencer par le pâturage accusé de la dégrader, mais buttent, partout, sur de fortes autonomies locales et sur des résistances : menaces, violences légères, pillages. En 1765, dans le Doubs, la forêt jugée très dégradée est mise en défens. Les riverains se révoltent et, déguisés en femmes (on les surnomme « Demoiselles »), occupent la forêt et en organisent l’exploitation. La troupe est envoyée pour les réprimer.
En fin de siècle, les pressions sur les forêts sont plus fortes que jamais. La population en croissance a besoin de se chauffer. Le bâti urbain et rural s’étend, se renouvelle et demande du bois d’œuvre. La proto-industrialisation est vigoureuse. La compétition entre puissances requiert de plus en plus de ressources. Le charbon de terre, utilisé massivement en Grande-Bretagne, reste marginal en France. La raréfaction du bois en fait un secteur d’investissement intéressant (le prix du bois augmentant de 91 % entre 1726 et 1789) tout en catalysant les inquiétudes politiques et écologiques.
Les forêts et le dérèglement climatique au XVIIIe siècle
Une idée traverse l’époque moderne : en agissant sur les forêts, les sociétés modifient le climat. Cette idée avait accompagné la colonisation de l’Amérique par les Européens, avant même que, en 1699, John Woodward ne mette en lumière l’évapotranspiration : les végétaux captent de l’eau dans le sol et la restituent dans l’atmosphère sous forme de vapeur. Ces travaux sont poursuivis par Stephen Hales et diffusés en France vers 1740 par le physicien et naturaliste Duhamel du Monceau, également propriétaire forestier et inspecteur général de la Marine. Les arbres, pense-t-on, sont au cœur du cycle de l’eau qui lie les éléments terrestres : les montagnes permettent de condenser les nuages, tandis que les arbres attirent les pluies et en favorisent l’absorption dans les sols. Ils en restituent une partie sous forme de vapeur et nourrissent aussi les sources et les fleuves qui fertilisent à leur tour les plaines. Le climat varie alors avec la couverture forestière. Pour Georges-Louis Buffon, scientifique éminent et maître des forges, cette influence est positive.
En fin de xviiie siècle une perspective pessimiste s’impose toutefois : couper les arbres pourrait tarir les pluies et faire s’effondrer la civilisation, suivant le sort de sociétés passées, de la Perse à Rome. Les arbres s’en trouvent dès lors durablement valorisés pour leurs services écologiques et non plus seulement en tant que ressource économique. Le naturaliste Bernardin de Saint-Pierre diffuse cette vision grâce à son ouvrage Études de la nature (1784). Il se montre convaincu du rôle toujours bienfaisant des arbres pour la régulation des températures et des précipitations, et tout particulièrement des arbres de montagne. Les chèvres et les moutons, les ravins dénudés, les feux pastoraux menacent à présent la sûreté nationale.
Les forêts en révolutions (1789-1848)
En 1789, dans les cahiers de doléances, les communautés rurales se font écho de peurs sur la raréfaction du bois et dénoncent les menées seigneuriales contre les droits d’usage autant que l’attitude des gardes forestiers. Les habitants de Longpré-le-Sec, dans l’Aube, demandent même la fermeture des « forges, verreries, dont la trop grande multiplicité aggrave le joug du malheureux, le prix du bois étant excessif ». L’administration forestière centralisée, critiquée de toutes parts, est affaiblie par les lois du 25 décembre 1790 et du 29 septembre 1791 qui suppriment les pouvoirs judiciaires des maîtrises et le contrôle étatique des forêts privés. En mars 1792, néanmoins, l’Assemblée débattant du sort des biens saisis au clergé rend inaliénables les forêts de plus de 40 ha. En l’an IX, les maîtrises sont transformées en 28 conservations. La loi du 9 floréal an XI (29 avril 1803) exige une autorisation pour tout défrichement en forêt privée.
Le discours sur la forêt diffère selon le camp politique, chacun entendant faire cesser les méfaits attribués aux autres. Les révolutionnaires se veulent réparateurs du passé : l’état des forêts témoigne du déclin féodal. Au contraire, les contre-révolutionnaires veulent y voir les effets déstabilisateurs de la Révolution. La légende noire des dégradations populaires révolutionnaires se forge dès l’été 1789, lorsque les élites s’alarment des dégradations que seraient en train de commettre les paysans suite à l’abolition des privilèges. Il s’agit en fait d’une réaction populaire à la privatisation des espaces forestiers seigneuriaux amorcée dans les années 1760 ; avec la Révolution, les paysans rétablissent leurs droits d’usage, ce à quoi s’opposent les députés attachés à la propriété privée. Les pressions sur les forêts s’intensifient en réalité avec l’effort de guerre (le bois sert pour fabriquer la poudre, les charrois, les affûts des canons, les navires de guerre, assurer la fonte du métal des armes, gager les emprunts) et l’industrialisation. À territoire égal, la production métallurgique double entre 1789 et 1809 et nécessite bien des arbres.
Les débats sur le patrimoine forestier national tiennent durablement compte de deux préoccupations : son importance économique et son intérêt environnemental. La dette abyssale et les indemnités de guerre auxquelles doit faire face la Restauration dès 1814 amènent le pouvoir royal à augmenter les taxes douanières sur les produits métallurgiques et le charbon de terre, favorisant la métallurgie au bois – et augmentant donc le déboisement. Elles conduisent aussi à vendre des forêts domaniales, ce à quoi s’opposent les ultraroyalistes en arguant des menaces de dessèchement et de crues catastrophiques. Châteaubriand, en 1817, appelle ainsi à prendre en compte les « générations » à venir et prévient que « partout où les arbres ont disparu, l’homme a été puni de son imprévoyance », comme en témoignent les « déserts de la vieille Arabie ». Malgré cela, la monarchie de Juillet, la Seconde République puis le Second Empire vendent à leur tour des forêts ; un quart du domaine forestier est privatisé entre 1814 et 1870.
Ces ventes ont lieu tandis que le climat semble se détériorer. En 1815, l’éruption du Tambora, en Indonésie, provoque en effet jusqu’en 1818 de vastes perturbations du climat mondial. En 1821, le ministère de l’Intérieur commande une enquête sur la responsabilité du déboisement pour trancher les débats sur les « variations subites des saisons » depuis la Révolution. Il s’agit de rejeter la responsabilité sur la période révolutionnaire plutôt que sur les ventes de forêts effectuées depuis 1814, mais les réponses à l’enquête sont confuses et contradictoires. Une seule certitude s’en dégage : le danger du déboisement des montagnes.
Pour optimiser la gestion forestière, le pouvoir entend restaurer une administration des Eaux et Forêts puissante. En 1824 est fondée l’École forestière de Nancy, dont la formation rayonne en Europe centrale et aux États-Unis (le forestier américain Gifford Pinchot y étant formé). En 1827, l’adoption du Code forestier renforce les prérogatives de l’administration forestière. Le Code comporte trois points principaux. Il impose, premièrement, la gestion directe par l’État des forêts domaniales, où les droits d’usage sont cantonnés sur de petites portions. Deuxièmement, il met sous tutelle les bois des communes et des hospices civils, les élus locaux étant privés de leurs attributions sur les pacages au profit de l’administration. Troisièmement, il impose un contrôle administratif sur les défrichements privés au nom des services indirects rendus par ces bois à la collectivité. Ce texte qui limite le droit de propriété privée confirme le statut particulier des forêts.
Les délits forestiers encombrent dès lors les tribunaux. Beaucoup d’inculpés ne comprennent pas ce qu’on leur reproche, puisqu’ils ont agi comme toujours. Les amendes et les confiscations d’outils ou d’animaux sont dramatiques pour des familles jetées dans la misère. Parmi les troubles qui éclatent alors figure la « guerre » des Demoiselles, en Ariège. S’y conjuguent de fortes solidarités locales dans des vallées très peuplées, la prédominance des forêts domaniales et communales et les pressions exercées par les forges. Dès 1829, les montagnards ariégeois débutent des actions sporadiques contre les maîtres des forges, leurs charbonniers, les gardes forestiers et ceux qui sont soupçonnés de les aider. Les insurgés, accoutrés de manière carnavalesque avec de longues chemises, se font appeler « Demoiselles ». Ne possédant pas d’armes à feu efficaces, elles se dérobent constamment, cherchant à impressionner les gardes pour les faire fuir. En janvier 1830, 800 Demoiselles défilent triomphalement à Massat, tandis que des placards proclament les libertés locales contre l’État. Ce type d’événement se répète dans toutes les vallées, bénéficiant d’une bienveillance de la part des maires et du clergé qui désespère les autorités. Les communes sont condamnées au paiement des dégâts et la troupe est envoyée, logeant chez l’habitant pour imposer un contrôle social et marquer la présence de l’État, qui en vient toutefois à tolérer les droits d’usage. Dans les années 1840, la peur des inondations amène l’administration à tenter à nouveau de faire appliquer rigoureusement le Code. Alors, avec la Révolution de 1848, la montagne s’embrase. Le 7 avril 1848, quatre militaires sont tués dans les Vosges et cinq civils le sont dans le Vercors. Une nouvelle fois, la répression s’associe à des concessions au cas par cas.
Ces épisodes souvent ramenés à de simples jacqueries, émotions populaires sans consistance politique, questionnent toutefois la légitimité du nouvel ordre foncier et, déjà, la justice environnementale.
Protéger les forêts sur fond de transformation de leurs usages, de Fontainebleau à La Bérarde
La France reste longtemps fidèle au bois pour nombre d’usages : bâtiment, marine, salines, tuileries, poteries, chauffage et métallurgie au bois qui croît et innove jusqu’au milieu du xixe siècle. Outre la réputation du fer ainsi produit, le bois fait partie du patrimoine foncier des maîtres des forges et correspond à des savoir-faire. Le passage à la houille, qui libère en partie les forêts, est lié aux changements de demande du milieu du siècle. Le développement du chemin de fer est décisif : il nécessite de grandes pièces de fontes pour créer les voies, les essieux et les locomotives et facilite le transport massif et rapide de minerais de fer et de charbon utilisables par les hauts fourneaux. Le phénomène est lent mais inexorable : en 1853, 44 % de la fonte française est encore faite au bois, contre 23 % en 1863. Même si le chauffage domestique au bois perdure, la connexion des régions et des pays facilite grandement les échanges et diminue globalement la pression sur les forêts, d’autant que de grandes plantations ont lieu.
En 1857, une loi accélère les plantations de pins maritimes dans les Landes et donne naissance à la plus grande forêt française. Les plantations avaient commencé au xviiie siècle pour enrayer la progression des dunes dans les terres, et se poursuivent alors pour répondre aux besoins en bois de construction, traverses de chemins de fer, poteaux télégraphiques, étais des mines. La résine sert par ailleurs à fabriquer des bougies, de l’essence de térébenthine ou de la colle. Au boisement des Landes (600 000 hectares) s’ajoutent ceux de la Champagne et de la Sologne.
Les forêts sont aussi un lieu d’émergence de la protection de la nature, tout particulièrement Fontainebleau. Cette forêt royale de 17 000 ha est aménagée comme un domaine de chasse et comme un espace productif, non loin de Paris. Des milliers d’hectares y ont été plantés dans un but productif, de Louis XV à Napoléon. Mais dès le début du xixe siècle, le caractère pittoresque des vieux arbres mêlés aux rochers attire l’attention. Le peintre Théodore Rousseau, installé à Barbizon à partir de 1838, s’engage pour protéger la vieille forêt contre les plantations de résineux par les Eaux et Forêts. Il mobilise ses collègues et la presse et va jusqu’à détruire des plants. Avec l’arrivée du train en 1849, la vogue pour la forêt auprès des élites parisiennes s’accroît. L’administration est donc sous les regards et, le 13 août 1861, Napoléon III fait classer un peu plus de 1 000 hectares en zone « à destination artistique », où rien ne devra être transformé.
Sous la IIIe République, le Club alpin français (CAF, 1874) et le Touring club de France (TCF, 1890) font activement campagne pour le reboisement des montagnes. Selon le Grenoblois Henri Ferrand (1907), ce serait même les alpinistes qui auraient inventé le terme de « déforestation » « à la place du simple déboisement » pour conviancre de l’ampleur des dégâts. Le TCF publie en 1907 Le Manuel de l’arbre à destination des instituteurs des cantons de montagne, afin de « préparer les mentalités des générations futures » au « culte de l’arbre » en inculquant une histoire de l’environnement montagnard condamnant la routine et l’égoïsme des générations passées. L’auteur, le forestier Émile Cardot, y reprend l’antienne selon laquelle « en détruisant les forêts […] l’homme peut créer la sécheresse, il peut créer la steppe, il peut créer le désert. Il peut tarir toutes les sources de vie à la surface du globe ». En 1913, suite au premier congrès forestier international, le TCF et le CAF impulsent le « parc national de La Bérarde », en Oisans, dont les troupeaux sont bannis.
Autour des forêts se forge, en cette fin de xixe siècle, une forme d’utopie rappelant le développement durable, où le progrès économique et social s’accompagnerait de la protection de l’environnement.
Reforestation et multifonctionnalité au XXe siècle
Au xxe siècle, la croissance forestière est continue : tandis que 8 à 9 millions d’hectares seraient encore boisés vers 1830, 12 millions le sont en 1945 et 17 millions en 2018. La progression de la forêt est l’objet d’appréciations ambivalentes. Dans bien des lieux, les habitants assimilent la fermeture des paysages et des milieux ainsi que le recul du terroir productif à une mort sociale.
Le xxe siècle voit se multiplier les « nouvelles forêts » : celles héritées du xixe siècle, celles liées à l’enfrichement de zones agricoles et abandonnées, et celles stimulées par le Fonds forestier national (FFN), créé en 1946 afin d’assurer la disposition de bois pour la nation (pour les papeteries, les charpentes, les menuiseries et l’ébénisterie). Supprimé en 2000, le FFN a permis de boiser ou reboiser 2,3 millions d’hectares (dont 0,8 de bois nouveaux). Il accompagne le développement de paysages nouveaux et controversés, à l’exemple des « peupleraies », espaces boisés selon les principes de l’agriculture industrielle : sélection très poussée des peupliers, plantations géométriques, usage massif d’engrais et de pesticides. À partir de 1970, les résineux deviennent eux aussi un objet de polémique en raison de leur tendance à prendre le dessus sur les feuillus, à envahir le Massif central aux dépens des écosystèmes agro-pastoraux, à appauvrir la faune et la flore, à accroître la vulnérabilité aux incendies et aux tempêtes… À l’exemple des riverains de la forêt des Landes, un fort attachement à ces forêts de plantation s’est parfois développé.
En 1964, l’administration des Eaux et Forêts disparaît et la gestion des forêts publiques passe à un établissement public à caractère industriel et commercial, l’Office national des forêts (ONF). Il poursuit un objectif d’exploitation et de protection des forêts françaises. La création de l’ONF permet d’engager une gestion de longue durée en se défaisant de la dépendance au vote du budget annuel qui caractérise sinon les administrations. Les forestiers deviennent gestionnaires d’un nombre croissant d’espaces protégés : parcs nationaux (1960), réserves naturelles, zones d’arrêtés de biotope (1976), réseau Natura 2000 (1993, sites protégeant des habitats d’espèces menacées ou emblématiques et les oiseaux) couvrant aujourd’hui 13 % du territoire national et composé à 43 % d’espaces forestiers. Le parc national de Champagne-Bourgogne créé en France en 2019 est consacré aux forêts.
Les forestiers doivent tenir compte des multiples usages non productifs des forêts : cynégétiques, touristiques, paysagers, mémoriels, prisés d’une population désormais très urbaine. Cette multifonctionnalité est l’objet d’une circulaire de 1964 qui invite à rendre les forêts domaniales accueillantes. Elle est confirmée par les lois d’orientation forestière du 5 décembre 1985 et du 9 juillet 2001 consacrant « la nécessaire prise en compte de la fonction sociale des forêts dans la gestion forestière ». Une fréquentation qui peut pourtant nuire aux milieux forestiers, à l’exemple de la forêt domaniale de la Sainte-Beaume, à 40 km à l’est de Marseille, qui connaît des problèmes dès les années 1930 : piétinement, érosion des sols, dépôts d’ordures et risques d’incendies. Au sortir de la guerre, les parkings et villas se multiplient à proximité, amenant les Eaux et Forêts à contrôler les abords du site. La forêt est classée réserve biologique domaniale dirigée en 1973, ce qui engage une gestion active du milieu pour en conserver les caractéristiques jugées remarquables au point de vue écologique.
Les forêts sont directement concernées par les bouleversements écologiques et climatiques actuels. Elles ont été et sont touchées par les pluies acides (forêt vosgienne autour de 1980), les incendies, les tempêtes (1999, 2009), les choix passés de plantation, la périurbanisation, l’arrivée d’espèces invasives et d’insectes et champignons (ravageant les châtaigniers, ormes, frênes, buis ou épicéas), l’effondrement de la biodiversité et par les effets du changement climatique qui accroît l’ensemble des risques.
L’histoire de la gestion des forêts montre comment leur exploitation a tenté de prendre en compte les besoins du présent et ceux des générations futures. Elle constitue un exemple de limitation de la marchandisation du monde au nom de l’intérêt général, pour des raisons sociales, économiques et écologiques. Après le cycle de l’eau, c’est celui du carbone qui amène aujourd’hui à reconsidérer le rapport entre protection et exploitation. Les forêts sont des ressources pour l’éventuelle transition écologique, en fournissant des puits de carbone, de l’énergie et des îlots de biodiversité. Les tenants de la « croissance verte » entendent substituer le bois aux énergies fossiles et promeuvent des plantations pour « compenser » les émissions de CO2 non réductibles. Pour d’autres, développer la filière bois-énergie, capter davantage de CO2 grâce aux arbres et ne pas dégrader la biodiversité, relève de la gageure, les arbres semblant, là comme dans les programmes immobiliers, servir à « verdir » un business as usual qui compromet chaque jour davantage le futur.