Introduction
Le peintre autrichien Anton Ebert (1845-1896), dans sa peinture Lecture du soir (1883), met en scène une femme d’un milieu bourgeois qui, dans l’intimité de sa chambre à coucher, lit un magazine avec ses deux jeunes enfants, un garçon et une fille. Cette représentation témoigne aussi bien de la pratique quotidienne de la lecture par les bourgeoises dans l’Europe de la fin du xixe siècle que du rôle idéalisé des mères dans la transmission du savoir lire. Elle rappelle aussi que l’alphabétisation, en tant qu’apprentissage de la lecture et de l’écriture, ne se limite pas aux écoles. Si l’essor des systèmes scolaires lors des xixe et xxe siècles conduit à une association de plus en plus forte entre cet apprentissage et l’espace scolaire, l’alphabétisation se pratique souvent dans d’autres lieux : dans des cadres religieux, à la maison, ou dans des cours pour adultes. De plus, la division genrée des tâches confère aux femmes la responsabilité de l’éducation des enfants dans le cadre familial ; l’alphabétisation des femmes est donc discutée et organisée au prisme de ce rôle pédagogique. Elle est également plus tardive que celle des hommes. Il s’agit donc d’interroger comment les rôles sociaux différenciés attribués aux femmes et aux hommes explique la spécificité des temporalités et des modalités de l’alphabétisation des femmes.
Cette analyse couvre une période de deux siècles qui correspond à un essor rapide et massif de l’alphabétisation. Elle envisage aussi bien l’Europe que l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Asie, et souligne les liens et ruptures entre ces périodes et ces espaces.
Former des mères : l’implication des Églises et des États dans l’alphabétisation des femmes au XIXe siècle
Au début du xixe siècle, les taux d’alphabétisation varient fortement selon les espaces géographiques, avec une division très importante entre l’Europe du Nord, protestante, et celle du Sud, catholique, ainsi qu’entre espaces urbains et ruraux. Ainsi, en Suède et en Finlande, toute la population ou presque sait lire et écrire, compétences obligatoires pour accéder aux sacrements de la confirmation et du mariage. En Allemagne et en Angleterre, si la majorité des hommes savent lire (98 % et 61 % respectivement), les pourcentages de femmes alphabétisées sont nettement inférieurs (68 % et 45 %). En France, aux alentours de 1790, on estime que 47 % des hommes et 27% des femmes savent lire. La situation est tout autre dans les pays méditerranéens (Grèce, Portugal, Espagne) où le taux d’alphabétisation des femmes reste faible tout au long du xixe siècle.
Ces écarts s’expliquent par le rôle des Églises dans l’alphabétisation : jusqu’au xixe siècle, les États ne scolarisent qu’une minorité de garçons destinés à exercer des fonctions politiques et administratives tandis que les Églises souhaitent accroître leur influence à travers l’éducation. Elles créent à cette fin différentes structures éducatives pour les enfants, qu’ils soient filles ou garçons, issus de familles nobles ou pauvres. Or, les Églises protestantes, donnant un rôle central à l’accès individuel aux textes saints, incitent davantage à l’apprentissage de la lecture que l’Église catholique. Dès la fin du xviiie siècle en Angleterre, l’Église anglicane instaure les Sunday Schools destinées aux enfants ouvriers qui viennent, le dimanche, apprendre à lire la Bible. Ces écoles, dont l’enseignement est souvent assuré par des femmes, se développent en Europe durant le xixe siècle et participent à l’alphabétisation des garçons et filles des milieux urbains. Les chances d’une jeune femme d’apprendre à lire dépendent donc en grande partie de la structuration du champ éducatif local en fonction des acteurs politiques et religieux, mais aussi de son statut social. Au sein d’une famille, l’éducation des filles est souvent considérée comme moins prioritaire que celle des garçons mais il existe des similitudes entre les deux : l’alphabétisation se concentre sur la lecture au détriment de l’écriture, et s’appuie presque uniquement sur des livres religieux. Elle peut avoir lieu dans le cadre familial, ou bien dans des institutions religieuses qui séparent généralement les filles des garçons, les familles riches des familles pauvres.
L’investissement du champ éducatif par les États au cours du xixe siècle transforme progressivement ce paysage. L’éducation devient une préoccupation majeure des États-nations en construction, car elle est envisagée à la fois comme un moteur de progrès et un outil de maintien de l’ordre. Plus encore, elle permet de conquérir un territoire dominé par les Églises. Après l’instauration d’un enseignement primaire public fondé sur l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul, la plupart des pays d’Europe rendent la scolarisation obligatoire (Prusse en 1812, Danemark en 1814, Norvège en 1827, Grèce en 1834, Suède en 1842, Suisse en 1848, Écosse en 1873, Angleterre et pays de Galles en 1880, France en 1882). Les effets sur l’alphabétisation des filles sont inégaux : tandis que l’Allemagne, l’Angleterre et la France rattrapent leur retard, les taux de scolarisation des filles demeurent faibles en Europe de l’Est et du Sud. L’intérêt accru des Églises et des États pour l’éducation des femmes s’accompagne par ailleurs d’une nouvelle demande des familles, principalement issues de la bourgeoise. Mais partout, le choix de scolariser les enfants dépend de la capacité des familles à se passer de la force de travail qu’ils représentent et, lorsqu’il faut arbitrer, les filles sont les premières retenues pour aider la famille. Un instituteur anglais écrit ainsi dans son journal, en 1880 : « assez bonne classe lundi, mais beaucoup de petites filles sont parties l’après-midi parce que le bruit a couru qu’il fallait aller glaner ». Cet essor des structures publiques ne mine pas le rôle central des Églises : en France, les filles ne sont que 58 % à fréquenter le primaire public et laïque en 1901-1902.
Dans cette nouvelle phase de l’alphabétisation, les Églises comme les États développent un discours sur les objectifs spécifiques de l’éducation des filles : il s’agit de les préparer à leur rôle de futures mères de citoyens et de croyants. À l’école, si les filles comme les garçons apprennent à lire, écrire et compter, les contenus enseignés diffèrent afin de transmettre des normes de genre dès le plus jeune âge. Ainsi, les dictées, tableaux de conjugaisons ou séances de lecture sont autant d’occasion de présenter des femmes toutes dévouées à leur rôle de mère et d’épouse. La maîtrise de la lecture et de l’écriture est donc pensée non comme un droit, mais comme une compétence nécessaire pour remplir des responsabilités maternelles, en lien avec l’essor d’un discours qui assigne les femmes à l’espace domestique. Alors que le développement de l’imprimé accompagne l’alphabétisation des enfants, la littérature de jeunesse tente de capter ce nouveau public. S’épanouit notamment toute une littérature pour jeunes filles adressée en priorité aux milieux aisés et qui détermine les frontières de la « bonne féminité ». Les supports d’apprentissage de la lecture et les livres pour enfants deviennent des vecteurs majeurs d’apprentissage des normes de genre.
L’alphabétisation des femmes dans l’expansion coloniale (mi-XIXe-mi-XXe siècle) : outil de propagande et appropriations autochtones
À cette même période, les nations européennes se lancent à la conquête de nouveaux espaces et les Églises y étendent leur action dans un mouvement missionnaire. Avant l’apogée de l’expansion coloniale européenne, certaines femmes des sociétés africaines, moyen-orientales ou asiatiques ont déjà accès à l’écrit. Ici comme dans l’Europe moderne, la religion a été le principal facteur de diffusion de la maîtrise de l’écrit, pour les femmes comme pour les hommes. En Afrique, l’alphabétisation est presque toujours liée à l’islam ou au christianisme. Bien que les filles soient moins nombreuses que les garçons à fréquenter les écoles coraniques, elles y apprennent aussi à réciter les versets coraniques, à les lire et les écrire en caractères arabes. Les missionnaires, de plus en plus présents sur ces continents à partir du xixe siècle, associent souvent conversion et alphabétisation. Certaines missions catholiques donnent la priorité à l’éducation des garçons, dans le but de former des clercs capables de prendre part à la diffusion du christianisme. Cependant, les filles apprennent généralement à lire et à écrire : cela fait partie du rudiment d’éducation qui, avec la maîtrise des savoir-faire domestiques, distingue les chrétiennes des non-converties.
Pendant la période coloniale, s’ajoutent les écoles mises en place par les autorités coloniales. Là encore, celles-ci s’adressent d’abord aux garçons, car il s’agit en premier lieu de former des auxiliaires coloniaux, les colonisateurs envisageant l’emploi formel comme uniquement masculin. Progressivement, cependant, les autorités coloniales ouvrent des écoles pour filles – en Asie dès le xixe, en Afrique plutôt à partir de l’entre-deux-guerres. Dans les années 1930, l’éducation des filles est mise en avant comme un élément central de la mission civilisatrice : scolariser les filles, c’est former des mères éclairées, à même de transformer les sociétés colonisées de l’intérieur. Ainsi, en 1936, une femme médecin, Mary Blacklock, lance une discussion d’ampleur au sein de l’administration coloniale britannique par la publication d’un essai où elle affirme que l’éducation des femmes, à commencer par leur alphabétisation, est une condition essentielle de l’amélioration de la situation sanitaire dans les colonies africaines. On apprend alors aux femmes à lire et à écrire pour former des esprits « rationnels » qui seraient à même d’extraire les sociétés du règne de la tradition superstitieuse. Les femmes instruites doivent être les hérauts de nouvelles pratiques matérielles, justifiées par un impératif hygiénique : coudre ses habits, les laver à l’eau et au savon, les repasser, aérer sa maison, etc. L’alphabétisation est ainsi indissociable de l’enseignement ménager.
La scolarisation des filles par les autorités coloniales ne représente toutefois qu’une petite partie d’une œuvre scolaire elle-même chétive : dans les années 1950, seuls 15 % des enfants d’Afrique francophone sont scolarisés, et les filles ne représentent que 20 % de cette petite minorité. La majorité des filles apprennent toujours à lire dans des cadres religieux : écoles coraniques, toujours plus nombreuses puisque l’islam connaît un essor important dans les sociétés colonisées ; écoles de catéchisme tenues par des missionnaires ou par les clergés africain et asiatique, non comptabilisées par les autorités coloniales parce qu’elles ne répondent pas aux normes établies (enseignants non diplômés, classes pléthoriques, absence de bâtiments, etc.).
Face à cet essor des structures où les filles peuvent apprendre à lire et écrire, les réactions des sociétés colonisées sont variées. Dans certains cas, l’alphabétisation des filles est perçue comme un danger, car elle donne aux filles des moyens pour se soustraire au contrôle de leurs aînés et construire leur propre destin. Des cas comme celui d’Emily Ruete, fille du sultan de Zanzibar qui s’enfuit avec un Allemand avec lequel elle a entretenu une relation épistolaire, montrent que cette suspicion n’est pas toujours infondée. Néanmoins en Afrique, les missionnaires rencontrent du succès d’abord auprès des populations christianisées, mais certaines élites musulmanes en viennent rapidement à vouloir alphabétiser leurs filles, et œuvrent alors à l’ouverture d’écoles publiques ou privées non chrétiennes. Les élites asiatiques quant à elles, quelle que soit leur confession, plébiscitent les écoles de filles ouvertes par les missionnaires, les missionnaires bénéficient dès le xixe siècle de l’intérêt des élites asiatiques de toutes les confessions pour les écoles de filles.
La question de l’éducation des filles ne suscite pas seulement l’intérêt des élites colonisées : les mouvements nationalistes s’en saisissent également. Au Moyen-Orient, c’est dès le xixe siècle que l’éducation des filles est intégrée aux réflexions des mouvements réformistes qui, dans le cadre de la nahda, cherchent à refonder les sociétés musulmanes pour leur donner les moyens de faire face aux puissances occidentales. L’enseignante et militante nationaliste Ibtihaj Qaddura, par exemple, milite dans l’entre-deux-guerres pour un meilleur accès à l’éducation des femmes de Syrie et du Liban. En Asie, des nationalistes développent leurs propres écoles dans l’entre-deux-guerres : des Indonésiennes reprennent ainsi certains éléments des écoles missionnaires et coloniales, comme leur rôle de préparation à la maternité, tout en s’en distinguant en valorisant la culture javanaise ou en donnant aux musulmanes des outils pour comprendre leur religion. En Afrique, c’est davantage dans les luttes pour les indépendances dans les années 1950 que les nationalistes investissent le champ éducatif. Du fait du moindre développement de la scolarisation, ils créent aussi des cours pour adultes, comme au Tanganyika (actuelle Tanzanie), où les femmes sont nombreuses à se saisir de l’opportunité d’apprendre à lire et à écrire que leur donne ainsi le parti indépendantiste.
Au XXe siècle : expansion de l’alphabétisation des femmes, entre dynamiques égalitaires et persistance des différenciations genrées
Parallèlement, dans une Europe encore majoritairement rurale, les conditions et modalités d’alphabétisation des femmes évoluent rapidement. Les mutations économiques et sociales amorcées à la fin du xixe siècle modifient les besoins en matière d’éducation féminine. Les femmes sont de plus en plus nombreuses à travailler dans les secteurs industriel et tertiaire, alors en plein essor. Savoir lire, écrire et compter leur devient indispensable pour obtenir les qualifications nécessaires aux nouveaux métiers qui s’offrent à elles. Cette ouverture des perspectives professionnelles encourage les parents à scolariser davantage leurs filles. Ils y sont également incités par les lois contre le travail des enfants qui se multiplient en Europe, comme les huit « Factory Acts » votées entre 1802 et 1891 au Royaume-Uni puis les conventions de l’OIT (Organisation internationale du travail) progressivement instaurées à la suite de la Première Guerre mondiale. Ces lois sont en partie le fruit des réflexions de pédagogues et psychologues qui envisagent alors l’enfant – fille ou garçon – comme un adulte en devenir et un individu à part entière, avec des droits et des besoins spécifiques. Ainsi, un nouveau regard est porté sur l’enfant et son éducation : son alphabétisation devient indispensable pour intégrer la société. En URSS, de vastes campagnes d’alphabétisation sont menées dès 1919, dans les milieux ruraux comme urbains, pour les enfants comme les adultes, les garçons comme les filles. Elles sont guidées par l’idée que la maîtrise de l’écrit est gage de progrès social et économique, mais aussi par des idéaux révolutionnaires : il s’agit de permettre l’émancipation des travailleurs et travailleuses.
Cette nouvelle phase d’alphabétisation des femmes est donc caractérisée par des dynamiques égalitaires absentes de l’expansion du xixe siècle. D’une part, la nécessité pour les femmes de savoir lire et écrire s’affirme avec l’élargissement de leur espace social vers des espaces jusque-là réservés aux hommes, notamment avec leur professionnalisation et leur accès progressif au droit de vote. D’autre part, l’idée d’un droit universel à l’alphabétisation se répand en Europe, grâce aux mobilisations féministes qui insèrent de plus en plus cette demande au sein de la revendication plus large d’une égalité de droit. Mais au cours du xxe siècle, plus que la question de l’alphabétisation des femmes, c’est davantage celle de leur accès à l’enseignement secondaire et supérieur, partant, aux diplômes, qui fait débat. Si certaines accèdent à l’université dès la fin du xixe siècle, elles restent minoritaires durant la première moitié du xxe siècle. Ce n’est qu’au cours des années 1980 que les femmes deviennent aussi nombreuses que les hommes sur les bancs des universités européennes. La question de l’alphabétisation des femmes se pose alors sur les populations migrantes afin d’assurer leur intégration dans les pays d’accueil. Si certains États mènent des actions en faveur de l’éducation des femmes migrantes, ce sont surtout des associations locales qui s’impliquent aussi bien dans le soutien scolaire que dans les cours pour adultes.
En dépit de ces évolutions, les supports d’apprentissage de la lecture restent un véhicule d’inculcation de normes de comportement différenciées pour les filles et les garçons. L’essor de la mixité dans le primaire – courante dans certains pays du nord de l’Europe, elle se développe en France et dans le sud de l’Europe au début du xxe siècle – ne résout pas le problème. Les leçons d’écriture et de lecture donnent à voir des femmes qui cuisinent, font de la couture et s’occupent des enfants, et des hommes qui travaillent ou profitent de leur temps libre pour lire le journal. Du côté de la littérature pour jeunes filles, certains grands succès du siècle précédent, porteurs de messages moraux sur la religion, la famille et la patrie sont toujours appréciés des jeunes lectrices : ainsi des ouvrages de la Française Zénaïde Fleuriot, constamment réédités jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Dans la seconde partie du xxe siècle, c’est une littérature de jeunesse mixte qui prend le dessus. Mais si l’on y trouve des figures d’héroïnes indépendantes (comme Pippi Longstocking [Fifi Brindacier], personnage créé en 1945 par la Suédoise Astrid Lindgren), elle fait avant tout la part belle aux héros masculins.
Dans les Suds au deuxième XXe siècle : de l’idéal d’alphabétisation universelle à des politiques adressées aux femmes
Dans les pays des Suds, les taux d’accès à l’alphabétisation à la même période sont si faibles, en particulier pour les femmes, que les enjeux sont tout autres. Dans les nouvelles nations issues des indépendances dans les années 1950-1960, l’essor des opportunités éducatives est une priorité politique, car il est perçu comme une des clés du développement. Les filles et les femmes bénéficient de ces politiques de massification de l’éducation dans la mesure où elles font partie des publics qui jusque-là en avaient été privés. Ainsi, les ministres de l’Éducation des États africains, réunis en 1960 à Addis-Abeba, fixent d’ambitieux objectifs d’élévation des taux de scolarisation. L’essor scolaire qui, bien qu’inégal selon les pays, touche la majorité des Suds dans les années 1950-1970, permet de combler en partie le fossé entre filles et garçons. Les politiques d’alphabétisation des adultes, moins universellement mises en place, sont toutefois également en plein essor à cette période. S’y investissent aussi bien l’UNESCO, fondée en 1945, que des pédagogues engagés comme Paulo Freire, ou des États socialistes comme Cuba ou la Tanzanie. Selon les lieux, elles sont prises en charge avec les hommes dans des cours mixtes (Cuba) ou bien à part (Éthiopie) ; le choix de la mixité peut également se faire de manière très locale, selon les préférences propres à chaque groupe (Tanzanie).
Dans les années 1970, les organisations internationales se mettent à considérer le rôle jusque-là négligé des femmes dans les processus de développement. Cette prise de conscience, néanmoins, n’entraîne pas de répercussion importante sur l’éducation qui leur est donnée. Avec la crise économique des années 1980, la majorité des États des Suds, acceptent, pour obtenir un soutien financier de la Banque Mondial et du FMI, la mise en place de Plans d’ajustement structurels qui coupent les budgets publics. S’ouvre donc une période de déclin des systèmes éducatifs, qui conduit à une augmentation des inégalités d’accès à l’éducation, dont les femmes souffrent en particulier : dans un contexte difficile, les familles donnent la priorité à la scolarisation des garçons, misant sur leur insertion plus facile sur le marché du travail.
Les années 1990 marquent un tournant important dans la pensée internationale sur l’accès des femmes à l’alphabétisation : en 1990, lors de la Conférence mondiale sur l’éducation pour tous à Jomtien, en Thaïlande, l’éducation des filles est identifiée comme une priorité à l’échelle mondiale. Les institutions internationales accompagnent alors les États des Suds dans la mise en place de programmes de discrimination positive pour encourager l’accès des filles à l’école. Ce faisant, l’alphabétisation des filles est brandie comme la panacée contre tous les problèmes mondiaux : l’articulation entre les bénéfices de l’instruction et les qualités pensées comme féminines (souci du bien-être familial et social, douceur, pacifisme, etc.) feraient des femmes instruites la solution aussi bien à l’islamisme radical qu’aux crises environnementales.
Conclusion
L’accès à l’alphabétisation ne touche longtemps qu’une minorité de femmes, en dépit des variations selon les contextes religieux, politiques, sociaux. L’accès tardif des femmes à l’alphabétisation s’explique en grande partie par leur exclusion – plus ou moins forte – des sphères du politique et de l’emploi formel, dans les sociétés européennes comme dans les sociétés coloniales et postcoloniales. Paradoxalement, leur alphabétisation est souvent promue au nom des missions maternelle et domestique qu’on leur attribue, alors même que celles-ci légitiment ces dynamiques d’exclusion. Les évolutions importantes de la place des femmes dans les sociétés concernées contribuent à étendre leur accès à l’alphabétisation, mais celle-ci est toujours sous-tendue par des dynamiques genrées qui donnent aux femmes des responsabilités sociales spécifiques, en particulier dans le domaine domestique et familial. Les supports d’apprentissage de la lecture, notamment, sont jusqu’à aujourd’hui porteurs de telles normes de genre.