Après trente ans d’une guerre traumatique, la paix est signée le 24 octobre 1648 dans deux villes de Westphalie au nord-ouest du Saint-Empire, distantes d’une quarantaine de kilomètres, situées sur une zone plate et facile d’accès, et transformées en zones neutres : catholiques et protestants n’acceptent pas de négocier ensemble autour d’une table commune. À Münster, ville catholique, se sont rassemblés les représentants de l’empereur et des Français ; à Osnabrück, ville qui abrite une importante communauté protestante et un évêché, se sont réunis les états d’Empire*, les princes allemands alliés à la Suède et la Suède. En 1643, avec les préliminaires de paix de Hambourg, l’empereur, la France et la Suède s’étaient unis sur le principe d’un congrès de paix en Westphalie, tandis que les opérations militaires se poursuivaient. En août 1645, on a décidé que le Saint-Empire y sera représenté non seulement par l’empereur mais aussi par tous les états d’Empire. Trois ans durant, Münster et Osnabrück ont accueilli les délégués de seize états, de 140 principautés ou villes d’Empire*, de 38 principautés ou villes observateurs et de nombreux émissaires suivis de leurs suites. La délégation française a ainsi compté 420 personnes, la Suède 155, l’Espagne 147, l’Empire 108, etc. : c’est la cohue.
Même dans chacune des deux villes, aucune session plénière n’a lieu. Les plénipotentiaires discutent de façon séparée en en référant plus ou moins diligemment à leur prince. Les négociations sont en conséquence longues et complexes, d’autant que les opérations militaires se poursuivent. La longueur de la guerre, la complexité des partis et la lourdeur des échanges – en l’absence de réunion plénière – dans et entre les deux villes, et entre les délégués et chaque prince, entraînent le développement d’une quête d’expertise et d’une bureaucratie. Les délégués allemands, âgés en moyenne de 40 à 49 ans, ont, pour 40 % d’entre eux, une formation universitaire, et pour 40 % aussi une expérience diplomatique : les traités de Westphalie sont un jalon dans le développement de la représentation diplomatique.
Sans entrer dans le détail des négociations, on interrogera ici les idées préconçues associées aux traités, en premier lieu leur dimension inaugurale. En quoi furent-ils le berceau d’un monde nouveau, faisant basculer l’Europe de la « première » vers la « seconde modernité » ?
Le premier congrès de paix européen ?
Il convient d’emblée de nuancer l’idée d’un premier congrès de paix européen. Certes, dans le sillon du congrès, l’indépendance des Provinces-Unies de la domination espagnole est proclamée le 30 janvier 1648 : Madrid se voit contrainte de reconnaître les conquêtes hollandaises aux Indes orientales et occidentales et l’indépendance officielle des provinces septentrionales des Pays-Bas. Mais l’Espagne, qui se méfie des grands congrès et préfère les entretiens en coulisse, se retire du congrès le 15 mai 1648. De plus sont absents l’Angleterre, en proie à la guerre civile entre les Stuarts et Oliver Cromwell, le Danemark, la Pologne et la Moscovie.
Les puissances présentes ont elles-mêmes bien du mal à définir une ligne politique. Aux yeux du gouvernement français, la politique d’alliance avec les adversaires et la gestion de la crise financière priment. En raison des désaccords entre ses représentants, la France ne parvient pas à imposer sa politique impériale ; mais c’est avec l’Espagne que les négociations les plus ardues sont entreprises, si bien que la guerre entre ces deux pays se poursuit jusqu’au traité des Pyrénées en 1659. La puissance à l’origine des négociations de paix, la papauté, s’enlise elle aussi : la diplomatie de la médiation échoue entre 1640 et 1650. Le pape Urbain VIII cherche avant tout à renforcer l’État pontifical et le nonce Fabio Chigi, son envoyé en Westphalie, à gagner les diplomates à une ligne intransigeante opposée aux compromis confessionnels. La bulle* de protestation Zelo Domus Dei du pape Innocent X (1644-1655) contre les traités de Westphalie n’est certes publiée que le 26 novembre 1648 pour ne pas entraver le processus de paix. Elle crée néanmoins un malaise dans le Saint-Empire ; les catholiques les plus influents, les pères confesseurs des cours de Vienne, de Munich et de Mayence, rédigent un rapport détaillé dans lequel ils déclarent qu’une paix civile signée doit être honorée. L’initiative de la paix est revenue en fin de compte à l’empereur et à son habile négociateur, Maximilian von Trautmannsdorff (1584-1650).
Un tournant westphalien ?
Un spectre hante l’histoire de la perception des traités de Westphalie. Ils auraient initié une nouvelle ère dans l’histoire des relations internationales : un monde dorénavant régi par des États souverains respectueux de règles de droit international. Un monumental tableau de l’école de Gerard Ter Borch semble conforter une telle affirmation : il représente les envoyés des puissances signataires rassemblés à Münster pour signer la paix entre l’Espagne et les Provinces-Unies le 15 janvier 1648 autour du tombeau du juriste Hugo Grotius (1583-1645), l’auteur du monumental De jure belli ac pacis (1625) qui entreprenait de codifier les relations entre les souverains. Interprétant une clause du traité d’Osnabrück (Instrumentum pacis osnabrugensis VIII, § 1) comme accordant la souveraineté aux états d’Empire représentés aux négociations de paix, des politologues, notamment en France Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts, ont affirmé avec force la naissance en 1648 d’une nouvelle ère des relations internationales, ordonnée par la souveraineté d’États-nations, qui a perduré jusqu’au regain des guerres interethniques et religieuses de la fin du xxe siècle. Cette idée n’était à vrai dire pas neuve. Dès 1948, le juriste austro-américain Leo Gross (1903-1990) l’avait lancée.
Les références internet destinées au grand public francophone non seulement reprennent, mais renforcent cette thèse. L’article français de Wikipédia sur les « Traités de Westphalie » affirme ainsi : « C'est une nouvelle conception de la souveraineté qui perdura jusqu'à la bipolarisation de la guerre froide, et qui reste une norme juridique moderne » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Trait%C3%A9s_de_Westphalie, 22.11.2021). Ces contributions adressées au grand public ajoutent comme en contrepoint au thème de la naissance de l’État-nation souverain celui de l’émiettement du Saint-Empire. On lit par exemple sur la plateforme Heredote.net : « Ces traités […] se soldent par l’émiettement politique de celle-ci [l’Allemagne]. Les deux grands vainqueurs du conflit sont la Suède, devenue la principale puissance de la mer Baltique, et la France, son alliée, désormais sans rivale en Europe occidentale » (« 24 octobre 1648, les traités de Westphalie », https://www.herodote.net/24_octobre_1648-evenement-16481024.php, 21.11.21). Face à l’« émiettement » de l’Allemagne, la France, victorieuse, s’affirme toute-puissante.
Or une telle interprétation ne résiste pas à l’examen des documents. Loin de rayonner par sa puissance, la France est en proie à une crise particulièrement profonde, la Fronde (1648-1653), qui voit le pouvoir central vaciller. Autour de la table, le royaume n’est pas représenté par un envoyé plénipotentiaire, mais par deux (puis trois), au tempérament très contrasté : Claude de Mesmes comte d’Avaux (1595-1650), un humaniste polyglotte, ostentatoire, dévot, galant et ambitieux, qui subit les attaques de son collègue Abel Servien (1593-1659), un agent très efficace et pénétré de mépris envers les pédants d’université. Ils s’entendent si mal qu’un troisième, Henri II d’Orléans, duc de Longueville (1595-1663), est dépêché pour les apaiser, ce qui ne fait qu’envenimer la situation, si bien que ce dernier est congédié. Louis XIV n’a au reste que dix ans en 1648 et rien ne présage sa pratique absolutiste ultérieure, d’autant que la guerre de la France contre l’Espagne se poursuit jusqu’aux traités des Pyrénées en 1659. Inversement, les traités de Westphalie n’annoncent en rien le pseudo-déclin d’une Allemagne « morcelée », proie aisée des armées de Louis XIV puis de Napoléon.
Dans les traités de Westphalie, la clause relative à la territorialité n’affirme que la « supériorité territoriale », et non la « souveraineté » : les états territoriaux allemands ne reçoivent le droit de nouer des alliances avec des puissances étrangères que si elles ne se tournent ni contre le Saint-Empire ni contre l’empereur. Le Saint-Empire reste ainsi avant tout un État féodal.
Bien plus, les traités de Westphalie ont des conséquences territoriales minimes. La Confédération helvétique continue de jouir de très nombreuses exemptions et d’une large autonomie, mais non d’une indépendance formelle. La liberté de navigation sur le Rhin est proclamée. La France obtient la reconnaissance officielle de sa souveraineté sur les Trois Évêchés (Metz, Toul et Verdun qui sortent de l’Empire) et de Pignerol, la ville de Brisach et l’Alsace méridionale (landgraviats de Haute- et Basse-Alsace, Sundgau, et préfecture des cités de la Décapole, dont Haguenau et Colmar). La Suède reçoit la Poméranie antérieure (occidentale) et l’île de Rügen, une partie de la Poméranie orientale avec l’embouchure de l’Oder et le port de Stettin, le port de Wismar dans le Mecklembourg, l’archevêché de Brême et l’évêché de Verden comme fiefs d’Empire. Elle devient par conséquent vassale de l’Empire dans ces territoires. La présentation, dans les textes francophones, des traités de paix comme une victoire de la Suède et de la France tient au fait qu’elles sont déclarées puissances garantes des traités de paix, ce qui a pu leur donner par la suite un certain droit de regard dans les affaires internes allemandes. Encore la Suède n’en fait-elle pas usage jusqu’à la fin du xviie siècle. Dans le Saint-Empire même, la Saxe électorale conserve la Lusace, le duc de Mecklembourg se voit restituer son territoire, et le Brandebourg reçoit les évêchés sécularisés d’Halberstadt et de Minden, ainsi qu’une grande partie de la Poméranie orientale et l’administration de l’archevêché de Magdebourg. Au regard des changements territoriaux, la paix de Westphalie ne marque donc aucun tournant. Le traité de Paris qui met fin à la guerre de Sept Ans en 1763 est de ce point de vue bien plus fondamental.
L’Empire démembré ?
Les textes francophones destinés au grand public, on l’a vu, insistent sur le « morcellement » du Saint-Empire. Cette appréciation, issue des historiographies nationalistes française comme allemande du xixe siècle qui valorisaient l’État militaire, a depuis été révisée. Polycentriste, le Saint-Empire était aussi une couronne, un espace de communication, un espace de paix et de conflits, négociés notamment dans les deux grands tribunaux d’Empire – le tribunal de la Chambre impériale* et le Conseil impérial aulique*.
Les traités de Westphalie sont dès lors célébrés dans le Saint-Empire comme l’unité retrouvée autour d’un empereur dont on réaffirme la vocation supra-confessionnelle. Ils sont de fait une paix d’Empire, et visent à rééquilibrer les forces en présence. Selon le principe du retour à la situation de 1618 et de la réparation des dommages subis, la mise au ban de Frédéric V de Palatinat est levée et son fils Louis-Charles (1617-1680) recouvre les terres et la dignité électorale* qui avaient été confisquées à son père en 1620, puis transférées à la Bavière. Un huitième électorat est créé pour cette dernière qui conserve par ailleurs le Haut-Palatinat. Le traité n’innove pas, il restaure et stabilise.
La guerre de Trente Ans ne met donc pas fin au Saint-Empire. Le règlement de la démobilisation des troupes confié en 1650 aux Cercles* contribue peut-être même au renforcement d’une administration durement éprouvée par trente années de guerre.
Une paix politique ou une paix de religion ?
L’historiographie récente a fortement remis en question la dimension religieuse de la guerre de Trente Ans, interprétée avant tout comme un conflit autour de la nature politique du Saint-Empire. Néanmoins, l’essentiel des clauses des traités de Münster et Osnabrück concerne les relations entre les trois confessions chrétiennes (catholiques, luthériens, calvinistes), le statut des juifs restant inchangé : les juifs sont soumis à un droit d’exception relevant directement de l’empereur, en tant que droit régalien (« serfs de notre chambre »).
Pour désamorcer le conflit confessionnel, les traités de Westphalie mettent entre parenthèses les différends dogmatiques et ne règlent que les questions civiles relevant d’un bien commun. C’est en ce sens qu’ils sont une paix de religion. Leur validité n’est plus bornée par l’horizon d’un concile réunificateur de la Chrétienté. Ils confirment le traité de Passau (1552) et la paix d’Augsbourg (1555), et y intègrent les calvinistes, désormais officiellement reconnus au même titre que les catholiques et les luthériens. Ils confirment les libertés résiduelles garanties en 1555 : pratique religieuse privée, droit d’émigration. Ils accordent aux états d’Empire le droit de réforme (ius reformandi) qui permet au prince territorial d’imposer son culte à ses sujets – un droit néanmoins considérablement réduit, car il est limité à la date du 1er janvier 1624 (sauf pour le Palatinat où c’est celle de 1618 qui prévaut). Cette règle de l’année normative* détache largement la confession du prince de celle du territoire et neutralise les conséquences des conversions princières ultérieures. Ainsi, la conversion au catholicisme du prince-électeur* Frédéric-Auguste Ier de Saxe, en 1697, pour accéder au trône de Pologne, n’est pas suivie d’une recatholicisation de son territoire et ne change rien à son titre de chef du Corpus evangelicorum (Corps des protestants) à la Diète*. En créant le principe d’un équilibre durable entre les confessions, la paix de Westphalie ouvre une ère nouvelle : elle gèle la géographie confessionnelle dans les territoires et contribue à structurer durablement des camps confessionnels au niveau impérial.
La parité numérique de la procédure est introduite à la Diète* : pour les matières confessionnelles, catholiques et protestants réunis en deux « corps » (le Corpus catholicorum et le Corpus evangelicorum transcendant les trois collèges) peuvent délibérer séparément (itio in partes) et parvenir à un compromis (amicabilis compositio). Cette parité assez laborieuse au niveau de la Diète est en revanche rapidement institutionnalisée dans quatre villes libres biconfessionnelles (Augsbourg, Ravensbourg, Biberach, Dinkelsbühl). C’est dans ces villes que la paix de Westphalie et la mémoire des maux de la guerre ont été les plus célébrées, parfois jusqu’à nos jours.
En conclusion, pas plus qu’ils n’ont été un premier congrès diplomatique, les traités de Westphalie n’ont mis en branle un tournant majeur dans la pratique des religions internationales. Ils ont été perçus et célébrés dans le Saint-Empire comme un texte fondamental à côté de la Bulle d’or de 1356. Ils visent toutefois davantage à restaurer qu’à innover. Ce faisant, ils ont formé le cadre dans lequel les inimitiés ont pu s’apaiser. Elles sont alors si vives qu’une confédération, la ligue du Rhin, est fondée le 14 août 1658 par l’archevêque de Mayence Johann Philipp von Schönborn pour garantir la paix, en réaction au droit d’alliance des princes reconnu par les traités de Westphalie ; la Ligue est conçue comme un instrument de paix unissant des princes et des villes allemandes par-delà les frontières confessionnelles et dynastiques, d’où le recours raisonné à la diplomatie française qui tente de l’aiguiser pour affaiblir l’empereur. Or, l’empereur Léopold Ier parvient dans son long règne (1658-1705) à affirmer son autorité morale dans l’Empire et hors de lui. Reste le traumatisme durable de la guerre de Trente Ans, qui hante des générations entières.