Procès des plus hauts dignitaires du IIIe Reich encore en vie et ayant été arrêtés au sortir de la guerre, Nuremberg marque un moment fondateur en matière de justice pénale internationale. Mais il n’est pourtant, concernant la poursuite des criminels nazis, que l’une des étapes d’une histoire qui s’étire sur près de huit décennies. Il ne constitue pourtant pas le premier procès contre des criminels nazis – ou par extension contre ceux ayant collaboré à un titre ou un autre avec le IIIe Reich. Durant la guerre elle-même, des poursuites ont été initiées. Dès juillet 1943 se tient en URSS le procès de Karsnodar, où comparaissent neuf membres de l’Einstazgruppe D (l’une des unités spéciales chargées de l’assassinat de différentes catégories de personnes, à commencer par les Juifs). Il sera suivi par d’autres menés contre des Allemands ou des collaborateurs locaux capturés lors de l’avancée de l’armée Rouge (Kharkov en décembre 1943, Lublin, novembre-décembre 1943). En France, la libération du territoire est aussi accompagnée de poursuites judiciaires organisées dans le cadre de l’épuration. Dès la libération de l’Afrique du Nord se tiennent les premiers procès, comme celui de Pierre Pucheu, ancien ministre de l’Intérieur de Vichy, condamné à mort en mars 1944. Avec la libération du territoire métropolitain à l’été 1944, l’épuration gagne en ampleur. Différents types de tribunaux opèrent, notamment la Haute Cour de justice pour les membres du gouvernement et les cours de justice pour les collaborateurs les plus actifs, tandis que les responsables allemands capturés par la France sont déférés devant les tribunaux militaires. Les deux plus hauts responsables jugés sont Carl Oberg, chef de la police et de la SS en France, et son adjoint Helmut Knochen, condamnés tous deux en 1954 à la peine de mort mais graciés par Vincent Auriol.
Ces exemples éclairent un point capital et le fil conducteur de cette étude, qui examinera les enjeux liés aux procès des crimes nazis des lendemains de la guerre à nos jours : hormis le procès de Nuremberg, de dimension internationale, les poursuites contre les criminels nazis se sont inscrites dans des cadres nationaux, avec des chronologies et des logiques différentes selon les pays, variant au gré d’enjeux propres, s’inscrivant tout à la fois dans des questions de politiques extérieures et intérieures, amplifiées parfois par le poids des opinions publiques.
Les procès au sortir de la guerre
La poursuite des criminels nazis, et plus globalement la dénazification voulue par les puissances alliées en Allemagne et en Autriche, a battu son plein dans les suites de la défaite du IIIe Reich. Dans l’ombre du procès de Nuremberg se sont tenues des dizaines d’autres procès d’importance non négligeable, à commencer par les procès dits « successeurs » à Nuremberg. Organisés sous la seule égide de la justice américaine, douze procès visant divers hauts responsables d’organisations nazies (procès du WVHA – la branche économique de la SS –, procès des Einsatzgruppen, etc.), de l’armée (procès du haut-commandement), des corps de métiers et administrations (procès des juges, procès des médecins, procès des ministères, etc.) ou encore des entreprises (procès Krupp, procès IG Farben, etc.) se tiennent entre décembre 1946 et octobre 1948.
Dans le même temps, une vague de procès vise en particulier le personnel des camps de concentration, qui incarnent l’horreur du nazisme. À Dachau, où les Américains installent un autre tribunal, se déroule une série de procès entre novembre 1945 et août 1948 : procès de Dachau, de Mauthausen, de Buchenwald… À Belsen, les Britanniques jugent quant à eux plusieurs dizaines de SS en poste dans différents camps tandis que, en 1947, Soviétiques et Polonais organisent à Varsovie le procès de Rudolf Höss, commandant d’Auschwitz, suivi du procès d’Auschwitz à Cracovie, où comparaissent quarante gardes et cadres du camp.
Mais d’emblée les prémices de la guerre froide révèlent les limites de la volonté de punir les criminels nazis. Dès 1945, USA et URSS se lancent dans le recrutement de spécialistes allemands de différents domaines. Ainsi, avec l’opération Paperclip, arrivent aux États-Unis des centaines de scientifiques qui, comme l’ancien SS Werner Von Braun, ont pleinement œuvré au sein de l’appareil nazi, voire ont participé à certains crimes, comme à l’utilisation de la main-d’œuvre concentrationnaire. Parallèlement, du côté soviétique, l’opération Osoaviakhim permet la récupération de 2 200 scientifiques tout autant compromis. Les compétences acquises par des Allemands durant la Seconde Guerre mondiale deviennent une ressource de premier ordre aussi dans un autre domaine : l’espionnage. En 1946, Reinhard Gehlen, responsable du renseignement militaire sur le front de l’Est, est placé par les Américains à la tête d’un réseau de contre-espionnage en Allemagne. Son organisation recrute d’anciens membres de la SS et du SD et jette les bases des futurs services ouest-allemands, qui seront dirigés par Gehlen. D’autres criminels trouvent refuge en Amérique du Sud, où ils se mettent au service des dictatures locales, et sont parfois utilisés par la CIA, comme Klaus Barbie, ancien chef de la Gestapo à Lyon, tandis que, au Moyen-Orient, Égypte et Syrie recourent également aux services de certains de ces spécialistes, tels Aloïs Brunner, ancien adjoint d’Adolf Eichmann. Au tournant des années 1950, tant la dénazification en République fédérale d’Allemagne (RFA) et en Autriche que les poursuites dans les autres pays s’arrêtent – la République démocratique d’Allemagne (RDA) s’estimant par essence antifasciste et dédouanée de tout questionnement sur le sujet. En France, c’est la décolonisation qui fait tourner la page de l’épuration dès la fin des années 1940, la priorité devenant la défense de l’empire colonial. Les lois d’amnistie de 1951 et 1953 soldent, a priori, la question de la collaboration, tandis que le rapprochement franco-allemand se fait en abandonnant la poursuite des criminels allemands. Ainsi Carl Oberg et Helmut Knochen sont libérés sur décision de Charles de Gaulle en novembre 1962, en amont du traité de coopération franco-allemand (1963).
Le tournant des années 1960 : la Shoah, crime contre l’humanité
Pourtant, alors que la question semblait reléguée dans le passé, deux affaires viennent au début des années 1960 la remettre sur le devant de la scène : le procès d’Eichmann à Jérusalem, au retentissement international, et celui de Francfort, dit « procès d’Auschwitz », qui constitue un tournant en RFA dans le rapport à son passé. Ils marquent un basculement en matière de poursuites de crimes contre l’humanité, faisant apparaître spécifiquement la Shoah. Si jusque-là le sort des Juifs n’était pas absent des procédures, qu’il s’agisse des procès en cours de justice en France ou des différents procès de Nuremberg, en revanche la particularité du crime n’apparaissait ni n’était clairement distinguée. Voulu par David Ben-Gourion, alors Premier ministre de l’État d’Israël, comme le « Nuremberg du peuple juif », le procès en 1961 d’Adolf Eichmann, l’homme en charge de la « solution finale » au sein du RSHA (l’office central de la Sécurité du Reich), fait « entrer la Shoah dans l’histoire » comme l’a montré Annette Wieviorka. Inculpé de quinze chefs d’accusation, qui dépassent le seul cadre de la Shoah, le procès, couvert par la presse internationale davantage que tout autre procès d’un nazi, voit des dizaines de rescapés témoigner, marquant le passage à l’« ère du témoin » (A. Wieviorka).
En RFA, c’est à la suite d’une affaire singulière que va s’ouvrir la page des poursuites contre les criminels nazis. Au cours des années 1950, l’ancien chef de la police allemande de Memel (Klaipeda, Lituanie), Bernhard Fischer-Schweder, tente de réintégrer un poste dans la fonction publique, dont il est écarté en raison de ses responsabilités durant le régime nazi. Le procès qu’il intente alors lui vaut d’être identifié par un rescapé, ce qui déclenche des poursuites qui débouchent en 1958 sur le procès d’Ulm. Fischer-Schweder et neuf autres membres de la police allemande de Tilsitt sont jugés et condamnés pour les crimes qu’ils ont commis, en particulier contre les Juifs. À la suite de ce procès, le ministère de la Justice de la RFA décide, fin 1958, de la création de la Zentrale Stelle der Landesjustizverwaltungen zur Aufklärung nationalsozialistischer Verbrechen (Office central des administrations judiciaires des Länder pour la poursuite des crimes nazis). Basée à Ludwigsburg, l’institution se trouve dès lors en charge d’enquêter sur les crimes nazis. Si le procès d’Ulm eut un certain écho, c’est cependant l’ouverture en décembre 1963 du « procès d’Auschwitz » qui met véritablement le pays face à ses responsabilités dans la Shoah. Porté par le procureur Fritz Bauer, lui-même juif et rescapé des persécutions nazies, le procès de vingt-deux cadres du camp dure vingt mois, jusqu’en août 1965. Dans son sillage, plusieurs autres procès concernant des hommes ayant opéré dans les centres de mise à mort sont organisés en Allemagne : se succèdent notamment les procès de Belzec (août 1963-janvier 1965), Sobibor (juin 1965-décembre 1966), procès de Treblinka (octobre 1964-décembre 1970) puis procès de Majdanek (novembre 1975-juin 1981). Les poursuites s’avèrent cependant limitées dans leur portée, en particulier en ce qui concerne les condamnations : parmi les douze accusés du procès de Sobibor, six sont acquittés, de même que sept parmi les huit accusés du procès de Belzec, tandis que dans le procès de Majdanek, Arnold Strippel, adjoint du commandant, est condamné à une peine de prison de 3 ans et demi mais obtient des indemnités élevées de la part de l’État, qui lui assurent une retraite dorée. De telles conclusions judiciaires sont tout à la fois révélatrices des atermoiements d’une justice encore souvent composée d’anciens agents du régime nazi, ainsi que des limites du droit allemand – juridiquement la présence sur les lieux ne suffit pas à incriminer les accusés. Ces procès illustrent néanmoins l’émergence d’une volonté allemande, portée en grande partie par l’arrivée à l’âge adulte de la génération née durant ou après la guerre, d’assumer son passé – et qui trouve une autre illustration avec l’agenouillement du chancelier Willy Brandt, ancien résistant au nazisme, devant le monument aux victimes du ghetto de Varsovie en décembre 1970.
Ce chemin suivi par la RFA – pourtant régulièrement attaquée par la RDA comme étant héritière du nazisme – est mis en lumière par celui, opposé, suivi par l’Autriche : forte de sa posture fictionnelle de « victime du nazisme », elle refuse d’endosser toute responsabilité. En 1955, les tribunaux du peuple, en charge de la dénazification, sont supprimés et, en 1957, une amnistie est accordée aux anciens nazis. Les rares procédures criminelles qui débouchent sur des procès dans les années 1960 se concluent sur des acquittements ou des peines dérisoires, comme dans le cas de Franz Novak, adjoint d’Eichmann en charge des déportations. Condamné en 1964 une première fois à huit ans de prison, il est exonéré par le jury de toute complicité de meurtre et reconnu coupable de mise en danger de passagers ferroviaires. Le jugement est cassé par la Cour suprême et, au cours d’un deuxième procès, il est cette fois acquitté par le jury, décision à nouveau cassée. Finalement reconnu coupable en 1969 lors d’un troisième procès, il est laissé libre en raison d’un appel. Le quatrième procès aboutit à sa condamnation, mais une grâce présidentielle lui permet d’échapper à la prison. Finalement, au début des années 1970, l’Autriche cesse les poursuites contre les anciens nazis.
L’opinion publique comme acteur
Au même moment éclate en France le scandale de « l’affaire Touvier ». L’ancien chef du renseignement de la Milice de Lyon, condamné à mort par contumace par deux cours de justice et en cavale depuis la Libération, a vu ses condamnations prescrites mais demeure sous le coup de peines accessoires. Grâce à divers appuis, notamment au sein de l’Église, il obtient en 1971 la grâce présidentielle que Georges Pompidou justifie par ces mots : « Le moment n’est-il pas venu de jeter le voile, d’oublier ces temps où les Français ne s’aimaient pas et même s’entretuaient ? » C’est l’effet contraire qui se produit. Révélée par la presse, l’affaire provoque une levée de boucliers. Associations de résistants et victimes portent plainte contre Touvier pour crime contre l’humanité, imprescriptible dans le droit français depuis 1964. Ces poursuites entrent en résonance avec le travail de militants, qui font aussi souvent œuvre d’historien, comme Serge et Beate Klarsfeld qui, à partir de la fin des années 1960, initient des procédures contre des criminels allemands ayant opéré en France, et jouent un rôle clé dans l’extradition en 1983 de Klaus Barbie. Il devient le premier à être jugé en France pour crimes contre l’humanité, en 1987.
À partir des années 1960, l’importance du poids de l’opinion publique dans la reprise des poursuites contre les criminels nazis est considérable. Au cours des années 1960 l’activité de « chasseurs de nazis » comme Simon Wisenthal, basé à Vienne, qui collectent les informations sur les anciens nazis disséminés à travers le monde, gagne en audience et irrigue dans les sociétés, comme le reflète de nombreux films qui traitent de ce thème dans les années 1970 (Le Dossier Odessa, 1974 ; Marathon Man, 1976 ; Ces garçons qui venaient du Brésil, 1978, etc.). Avec la diffusion aux États-Unis de la série Holocaust en 1978 se produit un véritable tournant en matière de prise de conscience de l’opinion publique, tant politique que mémorielle. Elle mène à la décision de Jimmy Carter de créer un musée fédéral consacré à la Shoah (le United States Holocaust Memorial Museum), tandis que simultanément est mise en question la présence d’anciens criminels nazis sur le sol américain. C’est dans le but d’identifier les personnes ayant violé le droit pénal international qu’est créé en 1979 l’Office of Special Investigation, branche du département de la Justice. Dans l’après-guerre, nombre d’anciens criminels de guerre avaient gagné les États-Unis parmi le flot de migrants, puis s’étaient fondus dans la population. Plusieurs dizaines d’entre eux, devenus citoyens américains, sont identifiés et dénaturalisés, avant d’être expulsés ou extradés vers les pays voulant entamer des poursuites contre eux. Parmi les personnes incriminées, on trouve nombre de membres de la Waffen SS, comme Friedrich Karl Berger, en poste au camp de Neuengamme, dernier en date à avoir été expulsé en mars 2020 vers l’Allemagne. Mais figurent également des responsables de différents niveaux, dont l’un des plus importants fut Andrija Artukovic, ancien ministre de l’Intérieur du régime oustachi. Réclamé par la Yougoslavie depuis 1951, il y est finalement extradé en 1986 et meurt en prison en 1988.
Solder le passé : les derniers procès
En France, quatre procès pour crimes contre l’humanité vont confronter le pays au passé de l’Occupation et de la collaboration : celui de Barbie en 1987, puis ceux de Touvier (1994), Papon (1997-1998) et Brunner (par contumace, 2001). Leur organisation est accompagnée de plusieurs affaires. Ainsi la procédure menée contre René Bousquet, ancien secrétaire général à la police de Vichy, responsable de l’organisation des grandes rafles, est freinée par des pressions politiques émanant du président Mitterrand qui fut un de ses proches, mettant en lumière les difficultés d’admettre la responsabilité de l’appareil d’État dans la collaboration. La procédure contre Paul Touvier est également marquée par un scandale : en 1992, la chambre de l’accusation rend un non-lieu, dont les attendus constituent un déni de justice mais aussi une tentative de réhabilitation de Vichy. Une décision de la Cour de cassation permet cependant de mener la procédure à son terme et de faire tenir un procès, dont le verdict rendu par un jury, la perpétuité, est sans appel sur la culpabilité de l’ancien milicien. L’enjeu du procès contre Maurice Papon est d’une tout autre ampleur : haut fonctionnaire pendant trois décennies, député, ministre du Budget de Raymond Barre, il incarne pleinement la continuité de l’État – dont la responsabilité dans la Shoah ne fut reconnue qu’en 1995 par la voix de Jacques Chirac. Sa condamnation constitue à cet égard une reconnaissance du rôle et de la responsabilité des administrations françaises dans la mise en œuvre en France de la « solution finale ».
Les scandales autour de la question des poursuites des criminels nazis se retrouvent dans de nombreux pays. Ainsi en Italie en 1994 éclate l’affaire de l’« armoire de la honte » : un procureur militaire découvre dans le bâtiment du Conseil de justice militaire à Rome une armoire contenant 695 dossiers d’enquêtes portant sur plus de 2 000 crimes commis en Italie pendant la guerre par les Allemands et les fascistes. Les affaires furent enterrées à la fin des années 1940 et l’armoire purement et simplement retournée. La découverte de l’armoire entraîna la constitution de plusieurs commissions d’enquêtes, dont une parlementaire, destinées à faire le jour sur ce scandale judiciaire.
Avec l’éloignement dans le temps qui induit la disparition de la quasi-totalité des criminels de la Seconde Guerre mondiale, les ultimes procédures initiées répondent à une volonté de solder une histoire inachevée en Allemagne, où depuis 2011 les poursuites contre les derniers criminels en vie ont été relancées, à la suite d’un changement de jurisprudence. Désormais, la présence sur les lieux d’un crime permet d’incriminer une complicité, autorisant l’ouverture de procédures pour crime contre l’humanité contre des hommes ayant servi dans les camps, comme Oskar Gröning condamné en 2015 pour complicité dans l’assassinat de 300 000 Juifs à Auschwitz. La dernière, et peut-être ultime, condamnation prononcée l’a été en juillet 2020 contre un garde du camp de concentration du Stutthof, jugé complice dans le meurtre de 5 230 personnes, soit le nombre de victimes connues durant sa période de service sur le site.