La naissance d’un patrimoine collectif et national
Au moment de la Révolution, la confiscation des biens du clergé (novembre 1789) puis des biens des nobles émigrés et de la royauté (à partir de 1792) confère à la nouvelle nation la responsabilité d’assurer la conservation et la transmission aux générations futures des monuments et des œuvres devenus propriétés publiques. La chute de la monarchie constitutionnelle en août 1792 est marquée par la multiplication des mutilations et des destructions à l’égard des symboles de la royauté et de la féodalité. Paradoxalement, c’est au cours de cette période de destructions que les contemporains prennent conscience de la valeur symbolique du passé. Dès 1794, l’abbé Grégoire, membre de la Convention, s'élève contre les effets destructeurs de ces actes qu'il nomme « vandalisme », et défend l’existence d’un patrimoine collectif auquel s’attache la mémoire et l’identité nationale.
Dans ce contexte, le mouvement romantique, qui se développe en France à la fin du xviiie siècle et au début du xixe siècle, joue un rôle prépondérant dans la découverte et la reconnaissance des richesses architecturales françaises. Cette nouvelle sensibilité donne lieu à des entreprises majeures comme celle du baron Taylor qui publie entre 1820 et 1878 vingt-trois volumes des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France. Victor Hugo contribue quant à lui à diffuser l'idée d'une propriété non pas individuelle, mais collective de tout bien patrimonial, en affirmant qu’« il y a deux choses dans un édifice, son usage et sa beauté » (« Guerre aux démolisseurs », 1825). En parallèle, les sociétés d’antiquaires, qui connaissent un grand essor tout au long du xixe siècle, sont à l’origine des méthodes scientifiques d’études comparatives des monuments, reprises et développées un peu plus tard par le pouvoir central. La conjonction de ces deux approches, le romantisme d’une part et le projet scientifique des sociétés d’archéologie d’autre part, aboutit à faire du patrimoine une affaire nationale. Cette prise de conscience se concrétise véritablement sous la monarchie de Juillet (1830-1848) avec l’institutionnalisation de la protection du patrimoine national, à l’origine de la création d’une politique publique dans ce domaine.
L’institutionnalisation de la protection des monuments
Sous l’impulsion de l’historien François Guizot (1787-1874), alors ministre de l’Intérieur, Louis-Philippe Ier, qui cherche à légitimer son pouvoir, pose les fondements d’une politique publique de conservation du patrimoine en approuvant le 23 octobre 1830 la création du poste d’inspecteur général des monuments historiques (IGMH). D’abord occupée par Ludovic Vitet (1802-1873), cette charge revient à l’écrivain Prosper Mérimée (1803-1870) en 1834. L’IGMH a alors pour fonction de repérer et de « s’assurer sur les lieux de l’importance historique ou du mérite d’art des monuments », et d’œuvrer à leur préservation notamment en sensibilisant les autorités locales et les propriétaires (Guizot, 1830). Afin de l’épauler dans ses missions, le ministre de l’Intérieur Camille Bachasson de Montalivet (1801-1880) fonde la Commission des Monuments historiques (CMH) le 29 septembre 1837. Sa principale tâche est de répartir entre les différents monuments jugés dignes d’être conservés les crédits mobilisés par l’État pour leur sauvegarde. La première « liste des monuments pour lesquels des secours ont été demandés » est publiée en 1840, comptabilisant 1 082 monuments dont 934 édifices issus majoritairement de l’Antiquité gallo-romaine, du Moyen Âge et de la Renaissance. Pour l’établir, la CMH « n’a voulu encourager aucun style particulier ; […] elle n’a pris en considération que l’importance artistique des édifices, leur situation matérielle » et « les ressources locales qui peuvent leur venir en aide » (Rapport, 1840).
Dès 1841, la CMH inspire plusieurs circulaires qui viennent organiser le régime de protection du patrimoine. Celle promulguée le 1er octobre 1841 précise que les Monuments historiques « ne peuvent subir aucune modification » sans que le projet n’ait reçu l’approbation du ministre de l’Intérieur. L’un des enjeux majeurs est de contrer les politiques locales d’urbanisme afin de protéger les monuments menacés de destruction. Toutefois, la politique publique de protection des monuments n’a alors pas véritablement de valeur juridique. Le fait qu’un édifice soit protégé n’entraîne aucune obligation pour le propriétaire, pas plus qu’il n’oblige l’État à subventionner sa restauration. Les propriétaires privés et les municipalités s’opposent ainsi fréquemment aux mesures de classement, considérées comme une contrainte et une ingérence de l’État. À leur demande, de nombreux édifices sont déclassés. Si l’organisation du Service des Monuments historiques (SMH) évolue quelque peu sous le Second Empire, la politique publique de protection du patrimoine se structure juridiquement sous la Troisième République.
Des mesures législatives pour la protection des Monuments historiques
La promulgation de la loi du 30 mars 1887 « pour la conservation des monuments et des objets d'art ayant un intérêt historique et artistique » donne enfin une portée juridique aux classements effectués antérieurement, tout en permettant la protection de nouveaux édifices. Le projet de loi, mis à l’étude dès 1874, a rencontré de fortes résistances auprès des députés qui s’opposaient à toutes formes de restriction du droit de propriété. Aussi, la portée de la loi demeure limitée puisqu’elle restreint le classement aux édifices ou objets mobiliers appartenant à des collectivités publiques, les monuments privés ne pouvant être protégés sans le consentement de leur propriétaire. La création de ce premier outil législatif intervient dans un contexte culturel nouveau où les connaissances en archéologie et en histoire de l’art ont largement progressé, donnant lieu à une démarche plus scientifique au sein de laquelle la notion de « monument modèle » s’efface progressivement au profit de celle de « monument document ».
En redéfinissant le régime de propriété des édifices cultuels, la loi de séparation des Églises et de l’État promulguée le 9 décembre 1905 soulève de vives inquiétudes. Si les cathédrales sont classées d’office pour être placées sous la tutelle du SMH, les autres édifices religieux comme les églises paroissiales, devenues propriétés communales, demeurent dans leur grande majorité sans protection, en proie au désintérêt ou au manque de moyens des collectivités locales, voire à la désaffection et à la démolition. Anticipant ces dérives, les parlementaires ont introduit dans la loi de 1905 « un classement complémentaire des édifices servant à l’exercice public du culte », concernant ceux « représentant, dans leur ensemble ou dans leurs parties, une valeur artistique ou historique » (art. 16). En dépit de cette mesure, de nombreux édifices religieux sont dépecés en partie ou en totalité pour être exportés, notamment vers les États-Unis. C’est le cas par exemple à Saint-Michel de Cuxa et à Saint-Guilhem-le-Désert en Roussillon où les fragments sculptés des cloîtres sont vendus au sculpteur américain George Grey Bernard. Dans ce contexte, le député Maurice Barrès réclame en vain le classement de toutes les églises antérieures à 1800. Cette campagne politique et médiatique en faveur des legs des « petites patries » fait apparaître une nouvelle sensibilité patrimoniale, en même temps qu’elle met en évidence la montée en puissance du mouvement régionaliste.
La Loi de séparation ayant révélé les insuffisances de la législation de 1887, et pour faire face aux exportations croissantes des œuvres d’art qui touchent aussi les biens appartenant à des particuliers, un projet de loi est présenté à la Chambre des députés en novembre 1910 par le ministre de l’Intérieur Aristide Briand (1862-1932) et le ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts Maurice-Louis Faure (1850-1919).
Définitivement adoptée le 31 décembre 1913, la loi sur les Monuments historiques s’inscrit dans le prolongement de l’organisation administrative élaborée à partir de la monarchie de Juillet, marquée par l’étatisation et la centralisation. Avec ce nouveau texte, l’intérêt public se substitue à l’intérêt national, formule à la fois plus juridique et plus neutre qui permet plus tard d’apprécier avec davantage de largesse et de souplesse l’intérêt de la protection. Parmi les principales innovations de la loi de 1913 figurent la possibilité de prononcer un classement sans le consentement du propriétaire. Le texte voté prévoit en outre des dispositions pénales en cas d’infraction comme l’exécution de travaux sans l’accord de l’administration. Les conséquences de la promulgation de cette loi sont considérables. Aux édifices religieux classés en 1905 s’ajoutent désormais les grandes demeures historiques déclassées à la demande des propriétaires dans le dernier quart du xixe siècle. De plus, le cadre chronologique des édifices à protéger est élargi, la mesure de classement s’ouvrant plus franchement aux édifices postérieurs au xvie siècle. Ainsi en 1914, 4 454 monuments bénéficient du classement alors qu’ils n’étaient que 2 646 en 1900.
Le tournant de l’entre-deux-guerres
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le sentiment de perte d’identité ressenti par les contemporains face aux dégâts considérables provoqués par les combats, dont la destruction de la cathédrale de Reims reste emblématique, agit comme un catalyseur en faveur de la conservation du patrimoine culturel. Après-guerre, l’administration des Monuments historiques s’emploie à organiser sa participation à l’effort de reconstruction et à combler les lacunes de la loi de 1913, notamment pour mettre un terme à l’exode des richesses artistiques du pays qui s’est accrue en raison de la crise économique et de la pénurie budgétaire. Dans ce contexte, l’Inventaire supplémentaire des Monuments historiques (ISMH), prévu par la loi de 1913 (art. 2), est mis en œuvre à partir de mars 1924. L’inscription à l’ISMH concerne des édifices ou parties d’édifices publics comme privés présentant un intérêt archéologique. La liste dressée en 1920 par l’administration montre qu’il peut concerner tous types d’édifices, de la bergerie à l’abbaye, et même être employé pour protéger « un village entier ayant conservé son caractère primitif » (Instruction du 1er juillet 1920). Pour poursuivre durablement cet élargissement de la protection aux expressions artistiques d’intérêt local, l’ISMH est pérennisé et amélioré par la loi Chastenet du 23 juillet 1927. Les parlementaires ayant veillé à ce que cette mesure ne soit pas attentatoire au droit de propriété, ses effets protecteurs demeurent limités.
Sensibilisé aux questions urbaines par son directeur Paul Léon (1874-1962), le SMH mobilise l’ISMH pour protéger des ensembles architecturaux ayant conservé leur caractère pittoresque. Il procède ainsi dans certaines villes à des inscriptions systématiques par rue, comme à Rouen rue du Gros-Horloge, ou en encore à Troyes rue Champeaux. Cette préoccupation pour la préservation des paysages urbains n’est pas complètement nouvelle puisque, dans l’immédiat après-guerre, le SMH avait utilisé le classement pour protéger des ensembles d’édifices entourant de grandes places, telles que la place des Vosges à Paris ou la place de la Bourse à Bordeaux.
La question du financement de la politique patrimoniale est récurrente depuis la fondation du SMH. En dépit de la création de la Caisse nationale (CNMH) en 1914, les ressources apparaissent toujours insuffisantes, d’autant plus que de nombreux Monuments historiques nécessitent pendant l’entre-deux-guerres des travaux importants et que les classements se poursuivent. Ainsi, au début des années 1920, afin d’accroître la dotation de la CNMH, un droit d’accès d’un puis de deux francs est instauré dans tous les musées et monuments nationaux, à l’exception des églises. Cette logique de valorisation économique du patrimoine monumental s’ancre progressivement dans les mentalités pendant la décennie suivante, et aboutit dans les années qui précèdent la Seconde Guerre mondiale à un véritable changement du regard porté sur les richesses artistiques de la France : elles ne doivent plus être protégées uniquement dans un but pédagogique, culturel ou idéologique, mais aussi pour leur intérêt économique. Désormais le SMH a non seulement pour mission d’assurer la conservation des monuments mais aussi leur mise en valeur. Cette notion de mise en valeur va de pair avec la volonté de développer l’activité touristique à laquelle l’État accorde un intérêt croissant depuis le début du xxe siècle, comme en témoigne la création de l’Office national du tourisme en 1910.
Une politique patrimoniale renforcée
L’administration des Monuments historiques évolue considérablement à partir de 1940 avec la nomination de l’historien de l’art Louis Hautecœur (1884-1973) à la tête du secrétariat des Beaux-Arts. L’une de ses premières initiatives est la création, en décembre 1940, de la direction de l’Architecture.
Avant même que ne débute la Reconstruction, des ensembles architecturaux anciens reconnus pour leurs valeurs historique, artistique ou touristique, tels que le vieux port de Marseille, sont menacés de destruction par la multiplication des projets immobiliers portés par des investisseurs privés. Dans ce contexte, la direction de l’Architecture fait voter le 25 février 1943 un nouveau texte de loi permettant la protection des abords des Monuments historiques. Désormais, lorsqu’un immeuble est situé dans le champ de visibilité d'un édifice classé ou inscrit, il ne peut faire l’objet d’« aucune construction nouvelle, aucune transformation ou modification de nature à en affecter l’aspect », sans l’autorisation de l’administration. Cette nouvelle disposition permet au SMH d’étendre son contrôle à l’ensemble du territoire national, dès lors qu’un édifice classé ou inscrit s’y trouve, lui octroyant ainsi un pouvoir décisionnel dans le champ d’action normalement réservé à l’administration en charge de l’urbanisme. À cet égard, rappelons que, en 1939, 9 000 monuments sont classés sur l’ensemble du pays. À ce chiffre, il faut encore ajouter les édifices inscrits à l’ISMH, qui étaient déjà 12 000 en 1934. Dans nombre de villes, comme à Vitré en Ille-et-Vilaine, la juxtaposition des différents périmètres générés par les édifices protégés aboutit à mettre la totalité du centre historique ainsi qu’une partie des quartiers périphériques de la ville sous le contrôle du SMH. En l’absence de mesures spécifiques à la protection des quartiers anciens, celui-ci use des prérogatives de la loi sur les abords pour négocier au cas par cas avec le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, créé en octobre 1944. L’application de cette loi constitue ainsi une sorte de détournement de la procédure, puisque celle-ci n’est pas utilisée uniquement pour protéger l’environnement d’un Monument historique mais sert en réalité à préserver le site urbain dans lequel il s’inscrit.
À la Libération, pour équilibrer le rapport de force entre l’administration des Monuments historiques et le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, la direction de l’Architecture se dote en février 1946 de services déconcentrés au niveau départemental (les agences des Bâtiments de France), puis en 1949 au niveau régional (les conservations régionales des Bâtiments de France). Ces agents déconcentrés, tant au niveau des régions que des départements, ont un rôle déterminant dans l’application des dispositifs de protection régaliens au niveau local.
Vers un élargissement de la notion de patrimoine
La politique de construction intensive mise en œuvre par l’État au début des années 1950 conduit sur l’ensemble du territoire national à une transformation sans précédent des paysages urbains et à la destruction de nombreux quartiers anciens. À Rennes par exemple, le programme de restructuration porté par la municipalité d’Henri Fréville aboutit à la disparition de plus de la moitié de l’habitat traditionnel en pans de bois. Dans ce contexte sont publiés les travaux de Paul Léon et de Louis Réau, qui s’attachent respectivement à mettre en évidence le rôle de la CMH dans la préservation des grands monuments français et à retracer l’histoire du vandalisme.
À l’initiative du ministre de la Construction Pierre Sudreau (1919-2012), une nouvelle loi est promulguée le 4 août 1962 pour protéger les quartiers présentant « un caractère historique, esthétique ou de nature à justifier la conservation, la restauration et la mise en valeur », et pour favoriser leur remise en état progressive. Avec l’adoption de ce texte, la notion de patrimoine ne correspond plus seulement à des éléments labellisés, dont l’évolution est contrôlée par les services de l’État : désormais cet héritage doit être restauré et modernisé pour retrouver une place active au sein de la ville contemporaine. Conçue par les ministères des Affaires culturelles et de l’Équipement, la loi instaurant les secteurs sauvegardés, dite « loi Malraux », permet au SMH d’élargir une nouvelle fois le champ de ses compétences. C’est à Lyon qu’est créé en 1964 le premier secteur sauvegardé de France, suite à la mobilisation menée par l’association la Renaissance du Vieux-Lyon contre les destructions projetées par le maire Louis Pradel. À l’instar du cas lyonnais, cette conscience patrimoniale qui anime de plus en plus de Français et de Françaises se traduit, notamment à partir de la fin des années 1960, par la fondation de nombreuses associations de sauvegarde du patrimoine à l’échelle locale. Ce mouvement est conforté par la création de l’Inventaire général en 1964. Cette entreprise scientifique vise en effet à recenser, étudier et faire connaître les richesses artistiques de la France, « de la cathédrale à la petite cuillère », et contribue ainsi à sensibiliser un large public à la notion de patrimoine. En cela, l’Inventaire s’inscrit pleinement dans les objectifs de démocratisation de la culture à l’origine de la fondation du ministère des Affaires culturelles. En parallèle, l’extension chronologique des protections au titre des Monuments historiques s’amorce sous l’impulsion d’André Malraux (1901-1976) avec par exemple l’inscription à l’ISMH de la tour Eiffel en 1964, et surtout avec la protection de plusieurs œuvres de Le Corbusier comme la chapelle Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp, achevée en 1955 et classée en 1967.
Le basculement des politiques publiques du patrimoine
Le regain d’intérêt de la société française pour la qualité du cadre de vie, qui émerge dans les années 1960 et qui va de pair avec le rejet des formes de l’urbanisme moderne et du mitage des espaces ruraux, s’intensifie au début de la décennie suivante comme en témoigne le lancement en 1971 de l’émission télévisée La France défigurée. La vive émotion suscitée par la destruction des Halles centrales de Paris, construites entre 1857 et 1874 par Victor Baltard, achève de faire basculer l’opinion publique et entérine la reconnaissance de l’architecture du xixe siècle. Cette logique d’élargissement du champ patrimonial est confortée par les politiques publiques mises en œuvre par le ministère Duhamel entre 1971 et 1973, puis par les ministres successifs de la Culture à l’instar de Michel Guy (1927-1990), qui fait protéger près de 300 édifices des xixe et xxe siècles tels que le haut-fourneau de Cons-la-Grandville en 1974 ou la gare d’Orsay en 1975. Ce mouvement est accompagné par l’émergence des travaux de recherche historiques et anthropologiques consacrés au patrimoine, notamment au secteur des Monuments historiques.
Cette dynamique se concrétise encore davantage sous l’impulsion du président Valéry Giscard d’Estaing (1926-2020) qui consacre en 1980 une année entière à la célébration du patrimoine culturel français. L’initiative affiche une conception très large du champ patrimonial, celui-ci comprenant l’ensemble des œuvres léguées par l’humanité : architecture vernaculaire, savoir-faire, langues régionales, musique, danse, littérature, traditions populaires, etc. L’enjeu politique de cette campagne promotionnelle est double : faire naître un intérêt durable de la population pour la sauvegarde du patrimoine et développer l’activité touristique dans ce domaine. Compte tenu du succès rencontré par l’Année du patrimoine, cette démarche est pérennisée sous le ministère de Jack Lang avec le lancement en 1984 des journées portes ouvertes des Monuments historiques. C’est sur ce modèle qu’ont été créées les journées européennes du patrimoine en 1991. Cette manifestation, qui attire chaque année plus de 12 millions de visiteurs rien qu’en France, témoigne de l’engouement de la société contemporaine pour les legs du passé et de l’ampleur prise par le tourisme culturel. Amorcé dans les années 1970, la décennie 1980 ancre durablement le passage « de l’héritage élitaire et officiel vers les objets du quotidien, les constructions vernaculaires ». C’est dans ce contexte que sont initiés les premiers labels spécifiques au domaine patrimonial, comme le label Ville et pays d’art et d’histoire (VPAH) attribué par le ministère de la Culture pour assurer une politique de valorisation et d’animation du patrimoine en partenariat avec les collectivités territoriales. De nombreux autres suivront, notamment à partir des années 2000 où est par exemple créé le label Patrimoine du xxe siècle.
Les publications scientifiques qui paraissent à partir de 1980 interrogent le sens et l’histoire de la notion de patrimoine. Cette approche est complétée pendant la décennie suivante, notamment sous l’impulsion des historiens et des ethnologues, par des études portant sur l’extension du champ patrimonial et les rapports entre mémoire, histoire et patrimoine. En parallèle, des recherches dédiées spécifiquement au patrimoine industriel (la métallurgie, l’industrie minière, etc.) sont engagées par des universitaires et des chercheurs de l’Inventaire général. Ces travaux accompagnent la création des premières associations de sauvegarde dans ce domaine, comme le Comité d’information et de liaison pour l’archéologie, l’étude et la mise en valeur du patrimoine industriel (CILAC), fondé en 1978.
De « l’État-tutélaire » à « l’État-partenaire »
Au cours de cette période, le milieu scientifique commence aussi à s’interroger sur la territorialisation des pratiques patrimoniales et sur sa dimension juridique et économique. De fait, alors que les années 1980 consacrent l’élargissement de la notion de patrimoine, la décentralisation des compétences d’urbanisme en 1982-1983 libère la capacité d’initiative des collectivités territoriales, qui voient désormais dans le patrimoine un levier économique à même de dynamiser leur territoire. Le patrimoine devient ainsi un outil de développement local et le support privilégié des politiques urbaines. Cette montée en puissance des collectivités territoriales contribue à remettre en cause l’emprise de l’État sur les politiques patrimoniales. Pour accompagner cette mutation, les évolutions apportées au droit du patrimoine s’attachent désormais à mettre en œuvre des procédures moins centralisées, prenant davantage en compte les attentes des municipalités, comme par exemple les zones de protection du patrimoine architectural et urbain (ZPPAU), instaurées en 1983 et étendues aux paysages en 1993. Elles permettent de définir, dans la cadre d’une concertation entre l'État et les collectivités, les modalités de gestion de secteurs urbains et de sites d'intérêt patrimonial, tout en permettant le maintien d’un habitat diversifié et d’activités économiques autres que touristiques. Cette servitude accompagne l’évolution de quartiers ou de villages, comme Candes-Saint-Martin en Indre-et-Loire (234 hab.), et d’espaces naturels à l’instar de la rivière du Loiret. Les réformes entreprises par la suite aboutissent à la déconcentration de certaines prérogatives telles que l’ISMH, et à la décentralisation de compétences étatiques comme l’Inventaire général. L’État se mue alors progressivement en partenaire des collectivités locales, devenues des acteurs essentiels de la protection et de la valorisation du patrimoine, tout en conservant la conduite des politiques patrimoniales. Dans ce contexte, le poids des associations s’est largement accru, comme l’ont montré les débats relatifs à la réforme de 2016 (loi LCAP, 7 juillet 2016) instaurant les sites patrimoniaux remarquables (SPR) en remplacement des espaces protégés existants (ZPPAUP, AVAP et secteurs sauvegardés). Du fait de la mobilisation des principales associations patrimoniales reconnues d’utilité publique, comme par exemple Maisons paysannes de France, Patrimoine-Environnement ou Sites et Monuments, le secteur associatif est désormais véritablement intégré à la composition des commissions de gestion du patrimoine aux échelles nationale, régionale et locale. Pour Alexandre Gady, président de Sites et Monuments, cette avancée rompt avec la culture politique qui prévalait jusque-là dans le domaine du patrimoine en permettant à la société civile de prendre part aux instances consultatives (La Gazette, 2017).