Former une élite diplômée : un enjeu politico-économique depuis la fin du 19e siècle
« L’Inde a trop d’avocats et pas assez d’ingénieurs. » En octobre 1949, Jawaharlal Nehru (1889-1964), premier chef du gouvernement de l’Inde indépendante de 1947 à sa mort, s’adresse à un public essentiellement sud-asiatique dans les locaux du prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT), implanté à Cambridge, sur la côte Est des États-Unis. Plusieurs dizaines d’Indiens ont fréquenté les bancs de cette institution depuis le début du siècle : ils étaient presque 500 à transmettre leur candidature pour 24 admis en 1945. Ce n’est donc pas un hasard si le Premier ministre de l’Union indienne choisit ce lieu pour marteler sa volonté de faire de son pays une « nation de première classe », à l’économie dynamique et au fort potentiel technologique.
Ce lien entre enseignement supérieur – le MIT constitue un des hauts lieux de la formation en ingénierie depuis sa fondation dans les années 1860 – et développement économique n’est pas nouveau au sein de la classe politique, économique et intellectuelle indienne. En réalité, il précède de plusieurs décennies l’indépendance accordée par les Britanniques le 15 août 1947. Dès la fin du 19e siècle, des initiatives prônent la mise en place d’une industrie nationale indienne, en dépit de la domination coloniale, et mènent parfois à des succès entrepreneuriaux encore notables un siècle plus tard. C’est le cas du groupe Tata fondé par Jamsetji Nusserwanji Tata (1834-1904) en 1870 (Ill.2). Cet entrepreneur ouvre d’abord des centres de production textiles dans plusieurs localités de l’ouest de l’Inde avant d’élargir ses activités en planifiant la création d’une société d’exploitation du fer et de l’acier, d’une institution d’enseignement, d’un hôtel et d’une usine hydroélectrique. Si le Taj Mahal Hotel ouvre à Colaba, un quartier de Bombay, en 1903, il faut attendre 1907 pour que les successeurs de J.N. Tata organisent la Tata Iron and Steel Company, première pierre du conglomérat connu aujourd’hui sous le nom de Tata Group. En parallèle, un Indian Institute of Science est inauguré en 1909 à Bangalore (Ill.1): dédié à l’enseignement et à la recherche en sciences et en ingénierie, il demeure l’établissement d’enseignement supérieur indien le plus reconnu aujourd’hui à l’échelle nationale comme internationale.
Investissements et formation sont indissociables dès la période coloniale et s’inscrivent dans une dimension nationaliste, confirmée par le développement du mouvement swadeshi au tournant du 20e siècle, appelant au boycott de l’industrie coloniale britannique. Les nationalistes indiens soutiennent des initiatives internes mais aussi la circulation globale d’étudiants. Des philanthropes et associations financent des voyages d’études au Japon, en Europe et aux États-Unis, où les recrues peuvent rejoindre des formations techniques, industrielles ou agricoles. La diaspora installée outre-Pacifique assiste les futurs diplômés originaires d’Asie du Sud. Fondée en 1942 par le commerçant Gobindram Watumull (1927-1948), implantée à Hawaï et en Californie, la Watumull Foundation finance des voyages d’études aux États-Unis et poursuit ses activités durant la Guerre froide.
De l’indépendance (1947) à la puissance : un géant universitaire indien ?
Les décennies suivant l’indépendance s’inscrivent dans la continuité des initiatives de la première moitié du 20e siècle. La décolonisation s’accompagne de la volonté de développer l’économie du sous-continent, encore majoritairement caractérisée par des activités agricoles peu modernes, mais aussi d’une politique de non-alignement portée par Nehru. Cette politique coûte parfois à l’Inde le soutien financier des grandes puissances, comme en 1949, lorsque Washington, dans le contexte de la Guerre froide, annule un programme d’aide d’une hauteur de 500 millions de dollars. Toutefois, ce positionnement ne repose pas sur un rejet radical du modèle technologique occidental, bien au contraire. Les Indian Institutes of Technology (IIT) qui ouvrent leurs portes à Kharagpur, à l’ouest de Calcutta (1951), à Bombay (1958), à Madras et Kanpur (1959) et, enfin, à Delhi (1961), s’inspirent du MIT états-unien. Plus encore, et alors que des Indiens diplômés d’établissements étrangers obtiennent des postes dans ces IIT, des programmes de recherche sont mis en place en collaboration avec des puissances étrangères : les États-Unis à Kharagpur, la République fédérale allemande à Madras, l’Union Soviétique à Bombay et le Royaume-Uni à Delhi.
Au-delà de son versant technologique, l’enseignement supérieur tient une place importante dans la politique indienne. Depuis 1956, l’University Grants Commission en fixe les principaux objectifs et soutient certaines institutions aux desseins nationaux, voire internationaux. Plans quinquennaux et commissions sur l’éducation se succèdent tandis que de nouveaux établissements voient le jour et accueillent un nombre croissant d’étudiants, qui atteint 38,5 millions en 2019-2020 selon le ministère de l’éducation indien. De 20 universités et 496 colleges en 1947, ce ne sont pas moins de 1 043 universités, publiques comme privées, accompagnées de 42 343 colleges et 11 779 établissements indépendants, qui accueillent des candidats aux diplômes en 2009. La fin de la Guerre froide, et les réformes libérales qui l’accompagnent dans une Inde alors en proie à des difficultés économiques, puis les premières décennies du 21e siècle ont fait entrer le pays dans l’ère de la mondialisation éducative. Celle-ci n’est pas incompatible avec la promotion d’un savoir-faire indien, défendu par Narendra Modi et son programme « Make in India ». En découle un investissement croissant dans la formation, ce dont témoigne les nombreuses créations d’IIT à partir de 2001 : sur les 23 IIT existants, dix-sept sont créés après cette date.
L’Union indienne s’impose aujourd’hui comme le deuxième système d’enseignement supérieur mondial, derrière la Chine. Pourtant, ce tableau doit être nuancé car le taux de scolarisation postsecondaire des Indiens et Indiennes (ces dernières représentant près de la moitié des cohortes universitaires) reste assez faible par rapport à leur poids démographique. En 2019, ce taux atteignait 27,1 % dans la classe d’âge 18-23 ans, contre près de 50 % en République populaire de Chine. Surtout, les institutions d’enseignement indiennes demeurent peu attractives à l’échelle internationale. Elles sont peu présentes dans les classements : en 2021, un seul établissement indien, l’Indian Institute of Science de Bangalore, apparaît dans le classement de Shanghai et occupe alors la 401e place des 500 premières universités mondiales. À titre de comparaison, la même année et selon le même classement, les États-Unis hébergent 139 des établissements universitaires les plus dynamiques quand la République Populaire de Chine en compte 51. Dans ce contexte, les étudiants étrangers représentent encore une faible part des recrues des établissements d’enseignement supérieur du sous-continent. Ils sont avant tout originaires des pays voisins dotés d’une importante diaspora indienne, à l’instar du Népal, mais aussi du Moyen Orient, en particulier de la péninsule arabique et de l’Iran. Une fois encore, l’Inde ne parvient pas à s’insérer aussi bien que son voisin chinois sur le marché universitaire international : elle pâtit de conditions d’accueil moins favorables que dans les universités concurrentes et doit encore aligner ses normes éducatives sur le modèle international.
Attirer les « cerveaux » indiens
Désireuse de s’affirmer en tant que géant technologique, l’Inde présente en réalité un tableau fragmenté. Des pôles urbains majeurs – Mumbai, Bengaluru, Chennai, Delhi ou encore Kolkata – concentrent universités, industries et sièges sociaux d’entreprises et forment un véritable corridor d’innovation. D’autres territoires, à l’extrême nord et nord-est du pays notamment, sont davantage en retrait. Le dynamisme économique de l’Inde est aussi incarné par des entrepreneurs et entreprises à la résonance internationale, à l’instar de Tata ou de Mittal, et par le nombre croissant d’individus qui poursuivent leurs études à l’étranger, voire y débutent une carrière. Entre 2006 et 2020, le nombre d’étudiants indiens poursuivant des études à l’étranger passe de 123 000 à 750 000. À la fin de la décennie 2010, un tiers de la recherche menée sur le sol états-unien serait le fait de scientifiques originaires du sous-continent indien.
Ces trajectoires d’études transnationales se recomposent depuis le début du 21e siècle. Traditionnellement, le Royaume-Uni et les États-Unis constituent deux pôles majeurs d’accueil des étudiants indiens. Si le Royaume-Uni n’occupe plus le sommet du podium depuis la décolonisation, les liens universitaires demeurent importants entre l’Inde et la Grande-Bretagne et ont même été renforcés ces dernières années. À partir de 2006, le programme UK-India Education and Research Initiative (UKIERI) et ses 23 millions de livres sterling ont pour mission d’améliorer les liens entre enseignement supérieur et recherche des deux pays. Aujourd’hui, la communauté indienne demeure la deuxième communauté étudiante du Royaume-Uni. Les États-Unis, quant à eux, captaient les trois quarts des migrants éducatifs indiens en 2000. Une vingtaine d’années plus tard, la moitié seulement des étudiants indiens partis à l’étranger opte pour une université nord-américaine. Le coût de la vie ainsi que les restrictions concernant les visas et les possibilités d’emploi aux États-Unis expliquent ce recul tandis que de nouvelles destinations s’affirment depuis quelques décennies, au premier rang desquelles se trouvent les pays du Commonwealth et notamment, l’Australie. En effet, l’ouverture de l’île océanienne à un public universitaire étranger depuis le milieu des années 1980 s’est accompagnée de mesures politiques visant à attirer des recrues originaires de pays dits « émergents ». Aux bourses sont associées des initiatives bilatérales, comme le Australia-India Strategic Research Fund doté de 20 millions de dollars australiens destinés à financer des projets de recherches collaboratifs et dont le dernier volet se concentrait sur les avancées technologiques et biotechnologiques. D’une manière plus générale, on retrouve les futurs diplômés indiens dans la plupart des pôles universitaires mondiaux, qu’ils soient asiatiques (Chine, Singapour, Malaisie, Japon…), européens (Suède, Irlande, Chypre, Suisse…) ou sud-africains. Les nouveaux quartiers dédiés au savoir et à la connaissance des pays du Golfe, comme le Knowledge Village à Dubaï, ne sont pas en reste dans l’accueil des étudiants indiens.
Ces flux mondialisés sont révélateurs des nouveaux enjeux de formation universitaire pour les pôles d’accueil autant que des stratégies de circulation des étudiants indiens. Les Indiens cherchent à compléter leur cursus dans des établissements d’excellence ou à internationaliser leur profil. Ils sont nombreux à quitter leur territoire d’origine après avoir obtenu une qualification dans une université indienne : en 2004, 24 % des diplômés sortant d’un IIT poursuivent leur formation à l’étranger. Dans certains cas, des accords sont passés entre ces instituts et les futures universités d’accueil : en 2018, la Technical University de Munich (TUM) a signé un partenariat avec l’IIT de Delhi. Si l’usage de l’anglais a facilité les circulations étudiantes dès la fin du 19e siècle, l’organisation de cours dans cette même langue au sein d’universités non-anglophones témoigne de la volonté d’attirer des élèves d’Asie du Sud : c’est le cas en France depuis 1998. Déjà impliqués dans l’accueil d’étudiants indiens dans les années 1960, notamment au sein de la Cité internationale universitaire de Paris (CIUP) et de sa Maison de l’Inde inaugurée en 1968, les pouvoirs publics hexagonaux ont cherché à donner un nouvel élan à la coopération universitaire franco-indienne. Depuis la fin du 20e siècle, les rencontres ministérielles franco-indiennes se sont multipliées tandis que les agences de diplomatie culturelle, comme l’Alliance française ou l’Institut français, servent de relais promotionnels en Inde. Des bourses sont également créées, tel le programme Georges Charpak de l’ambassade de France en Inde. Dans ce contexte, entre 2012 et 2016, les effectifs indiens au sein des universités françaises ont augmenté de 31 %. Ce chiffre atteint 50 % si l’on y inclut les inscrits dans des Grandes écoles et autres écoles supérieures. Il repose essentiellement sur des inscriptions en Master après un cursus débuté en Inde dans des disciplines dites « scientifiques » telles l’ingénierie, les mathématiques ou la physique. Ce succès est directement perceptible au sein de la CIUP où la construction d’une annexe de la Maison de l’Inde a été annoncée en 2011 pour faire face à la demande croissante d’hébergement. En 2020, l’Inde occupait la quatrième place des nationalités les plus représentées à la Cité internationale universitaire de Paris.
Du brain drain au brain gain
L’accueil des étudiants indiens est un enjeu diplomatique et économique à l’heure de la globalisation universitaire. Selon le chercheur Pawan Agrawal, les étudiants indiens rapporteraient, directement et indirectement, 1,6 milliard de dollars au produit intérieur brut australien. De son côté, l’État indien encourage ces circulations tout en s’inquiétant du brain drain – ou fuite des cerveaux – qui s’est renforcé au cours des premières années du 21e siècle : entre 2003 et 2013, le nombre d’ingénieurs et de scientifiques indiens immigrant aux États-Unis aurait augmenté de 85 %. Cette émigration de la population qualifiée n’a pas toujours comme point de départ l’admission dans un établissement d’enseignement supérieur à l’étranger. Elle constitue souvent un débouché pour des diplômés d’institutions indiennes. Néanmoins, il n’est pas rare que l’obtention d’un diplôme à l’étranger soit suivie d’opportunités professionnelles dans le pays d’accueil, en tant que chercheurs mais aussi entrepreneurs, venant par-là même grossir les rangs de la diaspora indienne, forte de plus de 32 millions d’individus en 2018. Né à Mumbai en 1972, Sundar Pichai (1972-…) a d’abord obtenu un diplôme de l’IIT de Kharagpur avant de rejoindre les États-Unis. Il étudie les sciences des matériaux et l’ingénierie à Stanford University, en Californie, ainsi que le commerce à la Wharton School of the University of Pennsylvania, cette fois sur la côte Est. À la suite de ses études, il obtient un poste d’ingénieur au sein du groupe de consultants en management McKinsey et Company ; en 2004, il intègre la branche management et innovation de Google puis devient, en 2010, le PDG de l’entreprise-mère du fameux moteur de recherche, Alphabet Inc (Ill.3).
Cette fuite des cerveaux a d’abord été considérée à travers ses conséquences négatives pour l’Inde et son économie : elle prive le pays d’une partie de ses plus brillants diplômés et d’un important capital humain et d’innovation mais aussi de revenus fiscaux potentiellement élevés, puisque les membres de la diaspora ne sont pas imposables. Cependant, ces considérations ne doivent pas occulter les transferts financiers et technologiques impulsés par les Indiens de l’étranger. Plusieurs dizaines de milliards de dollars – 52 milliards en 2018 – sont envoyés vers l’Inde chaque année en comptant les investissements directs dans les entreprises du sous-continent. Le savoir-faire acquis hors des frontières nationales s’importe également, par l’intermédiaire de brevets et de licences ou de liens de coopération et de sous-traitance entre entreprises indiennes et étrangères.
Le gouvernement indien encadre et valorise cette diaspora : le statut des non-resident Indians, créé dès 1973, a été récemment redéfini en 2000 par un comité spécial, le High Level Committee on Indian Diaspora, conduisant à la mise en place d’une citoyenneté spécifique pour les Indiens d’outre-mer en 2006, facilitant leurs liens avec le sous-continent à travers l’octroi d’un visa à vie. L’idée d’un brain gain s’impose progressivement face au brain drain : l’émigration de l’élite participe au développement de l’Inde davantage qu’elle ne lui coûte. Il faut ajouter que ces profits s’accompagnent ces dernières années d’un retour des cerveaux, ou reverse brain drain : pour 243 retours entre 2007 et 2012, on en compte 649 pour la période 2012-2017, soit une augmentation de 70 %. Cette tendance s’explique par les mesures incitatives prises par les gouvernements Modi dans le cadre du programme « Make in India » mais aussi par des facteurs répulsifs au sein des pays d’accueil, comme les actes racistes dont ont pu être victimes des étudiants en Australie ou les politiques migratoires restrictives mises en œuvre aux États-Unis sous les présidences de George W. Bush et Donald Trump.
Historiquement liés, l’enseignement supérieur et l’économie indienne se caractérisent par leur dynamisme depuis le tournant de l’an 2000, permettant à l’Inde de rejoindre le club des puissances mondialisées. Si la concurrence universitaire et technologique avec la Chine demeure bien réelle, d’ici 2025 les migrants éducatifs indiens devraient être plus nombreux que les étudiants chinois partis étudier à l’étranger. Cette jeunesse indienne éduquée devrait renforcer une classe moyenne récemment formée, reflet de la croissance économique du sous-continent, et participer ainsi à l’affirmation industrielle et technologique du pays. En parallèle, la croissance des migrants éducatifs indiens représentera un public à capter pour des universités étrangères à la population nationale moins dynamique, si ce n’est vieillissante, à l’instar du Japon.