Produire des connaissances scientifiques dans le domaine des sciences physiques, et a fortiori sur le sujet de la radioactivité, nécessite de s’appuyer sur une communauté scientifique, c’est-à-dire d’être inséré dans un réseau de pairs, structuré d’abord par des correspondances, puis des publications et des institutions – elles-mêmes financées par une série d’acteurs, étatiques ou non. En se limitant au cas de la France, où le phénomène de la radioactivité est décrit pour la première fois en 1896, on peut ainsi citer la revue Le Radium, fondée en 1904, et l’Institut du radium, inauguré en 1914, financé à l’origine par l’Université de Paris et l’institut Pasteur, rapidement rejoints par des industriels comme Henri de Rothschild ou Émile Armet de Lisle. Comme l’a montré l’historienne des sciences Soraya Boudia, Marie Curie, fondatrice de cet institut, se comporte en véritable « entrepreneur scientifique », bâtissant un important laboratoire de recherche tout en s’appuyant sur un puissant réseau à la fois scientifique, industriel, médical, politique et médiatique. Les trois autres principaux laboratoires engagés dans la recherche sur la radioactivité avant les années 1920, à savoir le laboratoire Cavendish à Cambridge dirigé par Ernest Rutherford, l’Institut für Radiumforschung de Vienne avec à sa tête Stefan Meyer, et l’institut Kaiser Wilhelm de chimie de Berlin patronné par Otto Hahn et Lise Meitner, ont des perspectives scientifiques différentes mais ne sont pas moins ancrés dans la société de leur temps.
Le cas de la radioactivité est un cas d’étude très pertinent pour tenter de comprendre la façon dont les sociétés et les États ont construit puis pesé sur l’activité des groupes qui pratiquent et détiennent, voire exercent un monopole, sur certaines catégories de connaissances. Ce domaine précis de recherche est sur ce point révélateur parce qu’il est le lieu d’une transformation rapide du métier même de ceux qui l’étudient. Comme l’explique Norbert Elias dans La dynamique sociale de la conscience. Sociologie de la connaissance et des sciences, au xixe siècle « les physiciens […] étaient encore considérés comme des êtres enfermés dans une tour d’ivoire, dont l’utilité sociale était douteuse. Tout cela changea vers la fin du xixe siècle et tout au long du xxe siècle. […] La démonstration de leur utilité sociale réhaussa leur statut et leurs ressources de pouvoir à l’intérieur, aussi bien qu’en dehors, du monde académique. » Rétrospectivement, après que les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki ont révélé toute la puissance potentielle de la physique nucléaire, l’entre-deux-guerres a ainsi pu apparaître comme l’« âge de l’innocence » (pour reprendre le titre de l’ouvrage de Roger H. Stuewer, The Age of Innocence : Nuclear Physics between the First and Second World Wars) de celles et ceux qui se consacraient à l’étude de la radioactivité, et plus largement de la structure du noyau atomique. Poursuivre l’étude jusqu’aux années 1950 et l’entrée dans l’ère nucléaire, c’est analyser le fonctionnement d’une communauté savante placée aux premières loges du changement de statut social et politique de la connaissance scientifique. Trois « âges » de la recherche sur la radioactivité donc, qui seront ici abordés successivement.
Le temps des « radioactivistes » (1896-1919)
La découverte en 1896 de la radioactivité, phénomène d’émission spontanée de radiation par un matériau, est un exemple caractéristique de sérendipité, c’est-à-dire de connaissance nouvelle apparue de façon imprévue, sans insertion dans un projet préalable : le physicien français Henri Becquerel, qui travaille alors sur les phénomènes de phosphorescence et de fluorescence, remarque par hasard qu’une plaque photographique mise en contact de l’uranium en reste toujours marquée, « impressionnée », quel que soit l’éclairage qu’elle a reçu ; en outre, si l’on interpose des objets métalliques entre le sel d’uranium et la plaque, on voit leur silhouette se dessiner sur les clichés. Il en déduit que ce matériau émet son propre rayonnement, qu’il appelle « rayons uraniques », sur le modèle des rayons X découverts l’année précédente par Wilhelm Röntgen. Mais l’étude des propriétés des rayons X, et la preuve expérimentale de l’existence de l’électron en 1897 par le Britannique Joseph John Thomson, restent privilégiées, et peu de scientifiques se saisissent alors du nouveau sujet. Jeune agrégée d’origine polonaise, Marie Curie y voit l’opportunité d’un sujet de thèse de doctorat : travaillant en tandem avec son mari Pierre, dans un laboratoire de l’École municipale de physique et de chimie industrielles, elle examine systématiquement de nombreux minéraux et métaux. Après avoir constaté que le thorium, mais aussi le polonium et le radium (qu’elle découvre en 1898) émettent aussi ces « rayons uraniques », elle en déduit que ces rayons sont une propriété générale de l’atome lui-même, et non une propriété chimique : elle les rebaptise « radioactivité ». La thèse est soutenue en juin 1903 et les résultats sont rapidement reconnus internationalement, puisque Pierre et Marie Curie reçoivent le prix Nobel de physique en décembre de la même année, conjointement à Becquerel.
Reste qu’on ne sait pas encore ce qu’est exactement cette mystérieuse radioactivité, que l’on découvre très différente des rayons X. Le phénomène peut en outre être spectaculaire : les sels de radium isolés par les Curie, un million de fois plus radioactifs que l’uranium, luisent dans l’obscurité et dégagent constamment de la chaleur. La question attire rapidement d’autres scientifiques. Le Britannique Ernest Rutherford, en particulier, discerne en 1898 deux rayonnements différents au sein de la radioactivité, en fonction de leur degré de pénétration et de charge électrique : ce sont les rayons alpha et bêta – auxquels Rutherford adjoint les rayons gamma après leur découverte par Paul Villard en 1900. En 1902, à l’université McGill au Canada, il montre avec son collaborateur Frederick Soddy que ces rayonnements accompagnent la transformation de certains matériaux en d’autres matériaux, ce qu’il appelle une « transmutation » des atomes. Les travaux de Rutherford sont un bon cas de découverte en cascade, d’effet « boule de neige ». C’est en effet en bombardant, en 1911 (il est alors à l’université de Manchester), une mince feuille d’or avec des particules alpha émises par le radium qu’il parvient, avec Ernest Marsden et Hans Geiger, à découvrir expérimentalement le noyau atomique. En 1919, devenu directeur du laboratoire Cavendish de l’université de Cambridge, il réalise la première transmutation atomique : bombardant de l’azote par des particules alpha, il le transforme en oxygène, démontrant par la même occasion l’existence des protons comme éléments constituants du noyau. Des travaux sur la radioactivité naît ainsi la possibilité d’une recherche sur la structure même des atomes, qui sont considérés, depuis les travaux de John Dalton au début du xixe siècle, comme insécables, incréables et indestructibles. L’étude de la radioactivité devient alors un moyen d’étudier la structure même des composants les plus élémentaires de la matière – pavant la voie à la future physique nucléaire.
Parallèlement, l’intérêt pour la radioactivité se manifeste dans d’autres disciplines scientifiques. Les biologistes et médecins font des essais dès 1899, tels Friedrich Giesel et Otto Walkhoff, qui observent en Allemagne les conséquences d’une exposition au radium sur les êtres vivants. En 1901, des applications du radium à des fins thérapeutiques sont tentées en milieu médical, à l’hôpital Saint-Louis, par Henri-Alexandre Danlos, inaugurant la multiplication des travaux – qui débouchent sur la « curiethérapie », technique de radiothérapie efficace contre certains cancers, autour de Claudius Regaud. C’est ce succès qui explique, par exemple, que l’Institut du radium créé pour Marie Curie et inauguré en 1914, soit divisé en deux entités, le « laboratoire Curie » dédié à la physique et à la chimie, et le « laboratoire Pasteur » dédié à la médecine. De manière plus générale, la radioactivité fait émerger une véritable industrie des radioéléments : les applications vont de l’illumination (peintures au radium) à l’agriculture.
Malgré ces succès, celles et ceux que Rutherford appelle les « radioactivistes » forment encore un tout petit monde. En 1914 l’étude de la radioactivité n’existe réellement qu’à Paris, Berlin, Manchester, Londres, Madrid et Vienne, la petite dizaine de chercheurs impliqués étant de profil hétérogène (venant de la physique ou de la chimie), avec de fortes singularités de laboratoires, mais aussi d’intenses liens de correspondance, des visites puis des congrès réguliers à partir de 1910, liens qui nourrissent le sentiment d’appartenance à une communauté quasi militante. Dans un monde scientifique alors presque entièrement dominé par les hommes, ce nouveau domaine est en outre une occasion pour des femmes de construire une carrière scientifique : on pense, bien évidemment, à Marie Curie, première femme élue professeure dans une faculté de sciences en France, en 1906, mais il faut citer aussi, d’une dizaine d’années plus jeunes que Marie Curie, la Norvégienne Ellen Gleditsch, l’Autrichienne Lise Meitner, l’Allemande Ida Tacke-Noddack ou la Tchèque Jarmila Petrova. Marie Curie dirige ainsi à l’Institut du radium, entre 1906 et 1934, les travaux de 45 femmes (dont ceux de sa fille Irène), représentant entre le quart et le tiers des chercheurs du laboratoire. Ce cas exceptionnel n’est toutefois pas unique puisque, à Vienne, les femmes représentent environ 20 % des chercheurs, comme l’ont montré les travaux de Maria Rentetzi.
Cette cohésion initiale est renforcée par le fait qu’on ne connaît longtemps qu’un seul gisement susceptible de fournir du radium, la mine de pechblende de Saint-Joachimsthal, en Bohême, alors dans l’Empire autrichien : l’Institut für Radiumforschung de Vienne joue un rôle de plaque tournante mondiale de la circulation d’échantillons. Mais des gisements sont découverts dans le Katanga (Congo belge) en 1913 et dans l’Utah et le Colorado en 1922. La concurrence devient alors possible.
Émergence de la physique nucléaire (1919-1939)
Après la Première Guerre mondiale, la concurrence et les controverses entre hommes et femmes de sciences augmentent, à l’échelle européenne puis occidentale. L’étude de l’atome et de son noyau devient l’un des domaines les plus actifs de la physique théorique et expérimentale, se structurant progressivement en discipline propre : la physique nucléaire. La recherche prend des allures de course de vitesse, mais aussi de course à l’armement scientifique : les dispositifs expérimentaux nécessaires deviennent de plus en plus massifs et coûteux, après l’invention de l’accélérateur Cockroft-Walton et du cyclotron en 1932. Pour rester compétitif face à la concurrence d’Ernest O. Lawrence à Berkeley, Igor Kurchatov à Leningrad, et bientôt Walther Bothe et Wolfgang Gentner à Heidelberg, le français Frédéric Joliot doit ainsi, dès la création de son laboratoire au Collège de France en 1937, faire appel à la fondation Rockefeller pour construire un cyclotron. L’objectif de ces appareils, et de la nouvelle génération qui les conçoit et les utilise, est d’étudier de manière plus systématique les propriétés des noyaux, en provoquant des collisions variées à hautes énergies entre particules, en changeant soit la nature des projectiles soit celle des cibles.
La communauté devient alors une arène de débats entre programmes de recherche concurrents. C’est ce que montre la controverse entre les laboratoires de Vienne et Cambridge en 1924-1927. Le Suédois Hans Pettersson, qui travaille à Vienne, étudie avec son équipe la désintégration naturelle à partir 1923, par le biais de compteurs à scintillation, et entre en contradiction avec les résultats du groupe de Rutherford : si les Britanniques ont conclu que des éléments légers comme le magnésium ne peuvent être désintégrés, les Viennois affirment le contraire. Ce faisant, ils sont les premiers à remettre en question l’autorité de Rutherford dans le domaine de la radioactivité. La controverse est très vive et, rapidement, il s’avère qu’elle ne peut être tranchée par les publications seules. Pettersson se rend personnellement à Cambridge en 1927, et James Chadwick, lieutenant de Rutherford, vient à Vienne la même année. Les physiciens se rendent alors compte que les compteurs à scintillation sont en réalité utilisés différemment, et le débat se déplace sur la répartition sexuée des tâches dans chacun des laboratoires. Au Cavendish, qui n’accueille aucune femme, le comptage est une activité à laquelle tout le monde participe, tandis qu’à l’Institut für Radiumforschung, beaucoup plus ouvert, il est réalisé par trois jeunes filles, spécialisées dans cette activité. Selon Chadwick, il n’y a pas imposture : les Viennoises observeraient des désintégrations par autosuggestion, elles verraient en quelque sorte ce que leurs patrons veulent qu’elles voient. C’est une défaite pour les Viennois : Pettersson doit rentrer en Suède, et s’oriente vers l’océanographie. Mais les physiciens de Cambridge ont aussi pris conscience des limites d’un système de mesure fondé sur les compteurs à scintillation.
L’intensification de la concurrence est plus remarquable encore, et prend des allures de course avec le processus qui conduit à la découverte du neutron : en 1930, les Allemands Walter Bothe et Herbert Becker observent des rayons « ultra pénétrants », en bombardant par rayons alpha du béryllium, du bore et du lithium ; en 1931, les Français Irène et Frédéric Joliot-Curie étudient ces rayons, et découvrent qu’ils peuvent mettre en mouvement des noyaux atomiques ; en 1932, aussitôt la parution des résultats des Joliot-Curie, Chadwick reproduit leur expérience et montre que ce rayonnement ne peut qu’être provoqué par une particule jusque-là inconnue, qu’il appelle « neutron ». Le fait d’avoir été « doublés » ne décourage pas les Joliot-Curie qui poursuivent leurs recherches et démontrent en 1934 que le bombardement d’une feuille d’aluminium par des particules alpha permet la production d’un isotope radioactif du phosphore qui n’existe pas dans la nature. Il est donc théoriquement possible de rendre radioactif n’importe quel élément : c’est ce qu’on appelle la « radioactivité artificielle » – perspective développée par l’Italien Enrico Fermi, qui étudie la physique des réactions nucléaires en utilisant comme projectiles des neutrons lents et devient ainsi le premier à produire des radioéléments artificiels en grande quantité. Dernier jalon de ce qui est vécu et décrit comme une épopée intellectuelle : les Allemands Lise Meitner, Otto Frisch, Otto Hahn et Fritz Strassmann observent en 1938 la fission nucléaire, c’est-à-dire la possibilité pour un atome bombardé de neutrons de se scinder en deux, donnant naissance à deux éléments plus légers. La même année, Frédéric Joliot et son équipe montrent que cette fission peut elle-même générer la production de neutrons, ce qui mène à la possibilité d’une réaction en chaîne, susceptible de fournir une quantité considérable d’énergie.
« Maintenant, je suis devenu la mort, le destructeur des mondes » (1939-années 1950)
La guerre survient au moment où quelques scientifiques prennent conscience des effets potentiels des réactions de fission en chaîne, et alors que les recherches poursuivies jusque-là surtout en Europe traversent l’Atlantique, grâce à l’émigration massive de scientifiques venus d’Europe de l’Est. C’est le cas du physicien hongrois Leó Szilárd, qui a prévu la possibilité théorique de ces réactions en 1933. Émigré aux États-Unis, il convainc en août 1939 Albert Einstein d’user de son prestige pour alerter Franklin D. Roosevelt sur les progrès récents accomplis en physique nucléaire et sur leurs possibles conséquences militaires avec la création de « bombes extrêmement puissantes d’un type nouveau ». L’Autrichien Otto Frisch et l’Allemand Rudolf Peierls, tous deux juifs réfugiés en Grande-Bretagne, rédigent en mars 1940 un mémorandum démontrant la faisabilité d’une bombe A transportable par avion, qui est transmis au gouvernement britannique par Henry Tizard. Dès 1940 se met ainsi en place un faisceau de projets de recherches en physique nucléaire, fédéré à partir de juin 1941 par l’Office of Scientific Research and Development aux États-Unis et, en août 1941, par le projet Tube Alloys au Royaume-Uni et au Canada. Le premier résultat majeur est la réalisation à Chicago en décembre 1942 par l’Italien Enrico Fermi et son équipe de la première pile atomique, c’est-à-dire la première réaction nucléaire en chaîne auto-entretenue et contrôlée – susceptible de produire de l’électricité, mais aussi du plutonium, combustible stratégique pour la conception d’une bombe. C’est la première étape du projet Manhattan, dirigé par Robert Oppenheimer, qui conduit à l’été 1945 à la bombe atomique. Le projet est sans commune mesure avec les entreprises précédentes : à la suite de sa fusion avec Tube Alloys en août 1943, il implique au total 130 000 personnes, pour un coût d’environ deux milliards de dollars. Chez les Alliés anglo-américains, la production des savoirs en physique nucléaire est ainsi presque entièrement orientée vers les buts de guerre – les Soviétiques restant écartés des projets. Malgré les craintes alliées, si l’Allemagne nazie lance dès 1939 un programme de recherche, l’Uranprojekt, dirigé par Werner Heisenberg, celui-ci s’oriente davantage vers la création d’une pile que d’une bombe, sans chercher à produire de plutonium.
La démonstration de force mondiale que représentent les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki a des conséquences majeures. Les années 1950 voient l’arrivée à maturité de cette Big Science, terme désignant la constitution de programmes, de laboratoires et d’équipes de grande ampleur, nécessitant de larges investissements humains et financiers et un soutien actif de l’État. Avec l’entrée dans l’« âge atomique » et les débuts de la guerre froide, l’énergie nucléaire devient un enjeu national pour les gouvernements. Grâce à des investissements massifs, les Soviétiques se dotent de l’arme atomique en 1949 ; trois ans plus tard, les États-Unis testent la bombe à hydrogène, beaucoup plus puissante. La radioactivité n’est plus le seul domaine d’une dizaine de chercheurs dispersés en Europe, mais celui d’institutions puissantes, soutenues par le pouvoir politique, comme le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), créé en France dès le mois d’octobre 1945 et qui permet le fonctionnement de la première pile atomique française, Zoé, en 1948. Le mouvement est mondial : on peut citer aussi l’United States Atomic Energy Commission, créée en 1946, l’Atomic Energy Commission of India fondée en 1948, la China National Nuclear Corporation née en 1955. La production de la connaissance, dans ce domaine, devient ainsi un enjeu de pouvoir à l’échelle nationale et internationale, et donc un enjeu politique et géopolitique.