Mise au point : La « loi Veil », une victoire en demi-teinte pour le mouvement des femmes
Produit de compromis, la loi dite Veil (1975) conditionne l’accès à l’avortement à une série de contraintes et de statuts, à commencer par la « situation de détresse » dans laquelle les femmes sont censées y recourir ; l’affliction attendue des avortantes vient justifier leur pouvoir décisionnel auprès des parlementaires de droite. Faisant passer le contrôle de l’avortement du domaine judiciaire à l’autorité médicale, cette loi impose un cadrage sanitaire : l’IVG doit être pratiquée en établissement hospitalier par des médecins, qui bénéficient d’un « droit de réserve » spécifique (dit clause de conscience) si l’acte est contraire à leurs convictions. Le délai pour avorter est fixé à dix semaines de grossesse.
La loi définit un parcours d’IVG très réglementé, qui fait de l’avortement un acte à canaliser. Outre la consultation médicale, l’avortante est tenue de passer par une « consultation sociale » (conseillère de planification, psychologue ou assistante sociale) et de respecter un délai de réflexion d’une semaine avant l’IVG. Elle doit fournir un consentement écrit, motivé par la nécessaire prise de conscience « d’une décision grave qui ne peut être prise sans en avoir pesé les conséquences et qu’il convient d’éviter à tout prix » (Simone Veil, Assemblée nationale, 27 novembre 1974). La consultation médicale consiste aussi à l’informer des risques pris pour sa santé et sa fertilité, tandis qu’un dossier-guide énumère les alternatives possibles à l’IVG (droits, aides financières et matérielles, procédure d’adoption).
Les termes de la loi révèlent l’imprégnation des enjeux éthiques tels que définis par le camp anti-avortement : « La loi garantit le respect de tout être humain dès le commencement de la vie », précise l’article premier, pour souligner que le recours à l’IVG demeure une atteinte exceptionnelle à ce principe primordial ; c’est en somme un droit toléré. La dépénalisation est partielle : sur le plan formel, l’avortement reste un délit, sanctionné par l’article 317 du Code pénal, dont l’application est suspendue dans les seules conditions prévues par la loi Veil. Voté pour une période probatoire, ce droit n’est inscrit de façon pérenne dans le Code de la santé publique que cinq ans après, avec la loi Pelletier (décembre 1979).
En 1975, les tracts du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC) montrent l’accueil ambivalent qui est fait à la loi et à son application, tant elles sont en-deçà des espoirs (Ill. 2). Ainsi, un sous-équipement hospitalier dans les départements, ainsi que l’attitude des médecins conservateurs, qui bloquent l’ouverture des services d’IVG ou bien reprennent la loi à leur compte en alourdissant les protocoles, limitent l’accès à l’avortement. Puisque la loi ne prévoit pas de prise en charge des frais par la Sécurité sociale, des collectifs militants la qualifient de « loi de classe ». De plus, l’accès à l’IVG comprend des restrictions d’âge et de nationalité : les femmes de nationalité étrangère doivent prouver avoir résidé sur le territoire français durant les trois mois qui précèdent, et les mineures doivent recueillir une autorisation parentale. Les militantes et militants s’inquiètent du parcours éprouvant d’IVG, qui contraint les femmes à de nombreuses démarches, notamment administratives, dans une course contre le temps pour avorter dans les délais légaux. Il s’agit aussi de faire face au discours dissuasif façonné par la loi et véhiculé par le personnel médical, parfois accusé d’humilier et de culpabiliser les avortantes.
Toutes ces critiques ressortent avec fracas, en mars 1977, lors du procès de six militantes du MLAC d’Aix-en-Provence. Appelée à témoigner dans ce cadre, Anne Poncin, ex-militante du MLAC-Paris 20e, apporte son soutien aux six aixoises jugées pour tentative d’avortement et exercice illégal de la médecine.
Archive : Témoignage d’Anne Poncin au procès d’Aix, 10 mars 1977
Témoignage d’Anne Poncin au procès d’Aix
Je témoigne au nom de 50 femmes de Paris qui ont comme moi pratiqué des avortements, et qui, actuellement, sont profondément d’accord avec la pratique et la lutte des femmes du MLAC d’Aix. Nous nous sentons inculpées au même titre qu’elles.
Nous avons dans des conditions analogues à celles du MLAC d’Aix, répondu à des demandes d’avortement : nous avons fait des permanences, dans les différents quartiers et banlieues de Paris, où nous avons accueilli collectivement les femmes (…)
Et maintenant ? Que nous propose l’hôpital ?
À l’hôpital, (…) la plupart des médecins ne savent même pas, ne veulent pas non plus pratiquer la méthode par aspiration, alors qu’ils savent que c’est moins dangereux.
À l’hôpital, on nous fait payer très cher.
À l’hôpital, on ne nous demande pas notre avis quant à l’anesthésie [générale], alors qu’il est reconnu que l’anesthésie représente un danger, bien plus que l’aspiration elle-même.
À l’hôpital, on est toujours considérées comme des pestiférées, quand on est là pour avorter, même si on dit maintenant “interruption de grossesseˮ !
À l’hôpital, on ne peut presque jamais avorter dans des délais souhaitables, parce qu’on nous fait traîner jusqu’à la dernière limite ! Et quand le délai est dépassé, (…) quand justement on a besoin de cette structure, de son matériel, de l’anesthésie, du curetage, d’une surveillance médicale plus importante, alors l’hôpital n’est plus là, et nous sommes à nouveau acculées à l’illégalité : les cliniques et les avortements à 3.000 F. pour celles qui peuvent, et la sonde pour les autres !
L’hôpital ne répond pas à notre demande.
L’hôpital est coupable.
À l’hôpital il n’y a aucun moyen pour nous de contrôler ce qu’on nous fait, les erreurs des médecins, les fautes professionnelles, le trafic financier, les pressions morales (…) : quand une femme avorte à l’hôpital, on lui fait signer un papier déchargeant les médecins de toute responsabilité ; elle ne pourra rien réclamer, même si l’avortement est mal fait ou pas fait du tout…
Ce que nous avons acquis justement, dans cette pratique du MLAC, entièrement contrôlée par les femmes, c’est le contrôle par en bas, par tout le monde ; c’est cela notre vraie sécurité.
Cette inculpation que vous faites est une violence contre ce que nous avons acquis et contre l’espoir que nous a donné cet acquis. Les femmes d’Aix représentent pour nous cet espoir et plutôt que de nous faire peur, ce procès nous révolte et ravive notre volonté de continuer à transformer ce qu’on a commencé à transformer. Personne n’a de droit de propriété sur ce qui se passe dans notre être et dans notre tête, personne d’autre que nous-mêmes ne peut décider de nos problèmes de femme, cela nous ne sommes pas prêtes à y renoncer. Nous nous sommes rendues compte que nous prenions de la force, non pas seulement en revendiquant, en demandant, en suppliant mais en commençant par trouver nous-mêmes des solutions, en apprenant à avoir confiance en nous-mêmes.
Source : Archives du MLAC d’Aix
Éclairage : Une promotion de la libre régulation de la fécondité
Ce témoignage soulève une limite de la « loi Veil » passée inaperçue : le droit à l’avortement est conditionné à l’accord et à la prise en charge par le corps médical sans lequel l’avortement reste une pratique illégale, passible de prison. En 1973-1974, les chantiers législatifs successifs sur l’avortement ont conduit les groupes militants à accepter le dispositif médical, à l’hôpital qui plus est, comme seul horizon d’attente. Toutefois, certaines fractions du MLAC, à l’instar des « 50 femmes de Paris » qu’Anne Poncin compte représenter au tribunal aixois, considèrent que la loi Veil dépossède les femmes des acquis de leur lutte. Elles continuent de pratiquer des avortements en-dehors du cadre hospitalier.
Comme l’explique cette militante, « répond[re] à des demandes d’avortement » avec le comité MLAC de Paris 20e a consisté, des mois durant, à « accueilli[r] collectivement » les besoins des femmes lors de permanences hebdomadaires, organiser des voyages collectifs pour qu’elles avortent en clinique aux Pays-Bas et en Angleterre, mais aussi à réaliser des avortements en France, dans des logements. Ce registre d’action du MLAC est emblématique de l’inventivité des pratiques protestataires des années 68. Par la pratique militante d’avortements illégaux, les 250 à 300 permanences du MLAC, implantées à travers la France métropolitaine, ont défié les pouvoirs publics en bafouant ouvertement la législation pour les obliger à la changer.
Anne Poncin rappelle que de nombreux groupes MLAC, composés de médecins ou pas, se sont emparés de la méthode par aspiration, popularisée en France sous l’appellation « méthode Karman » – du nom d’un psychologue étatsunien s’auto-proclamant pionnier de la technique. Cette méthode sécurisée, simple et rapide, est aisément appropriable pour aspirer le contenu de l’utérus via une canule en plastique souple reliée à un matériel d’aspiration (grosse seringue, pompe à vélo inversée, moteur de frigo).
Le MLAC d’Aix a poursuivi cette pratique malgré la loi Veil : en plus d'aider les « exclues de la loi » (femmes pauvres, immigrées, mineures et hors délai), il défend l’appropriation de l’acte par les femmes ordinaires, contre le monopole médical récemment instauré. Dans cette lignée, la militante parisienne valorise ici une pratique abortive « entièrement contrôlée par les femmes ». Le protocole appliqué promeut l’implication active de l’avortante : il est pratiqué au rythme qu’elle indique, les gestes sont expliqués, voire partagés avec elle, dans une optique de « démédicalisation », maître-mot du MLAC. Cette pratique mise également sur le confort matériel et psychologique des usagères et sur la convivialité (acte pratiqué à domicile, partage d’un repas, discussions sur la sexualité, la contraception, le quotidien) (Ill. 1).
Dans ce témoignage, la militante conteste le dispositif hospitalier qui soumet les femmes à la bonne volonté d’un corps médical qui manquerait de formation (des médecins continuent de recourir au curetage plutôt qu’à l’aspiration) et imposerait l’allongement volontaire des délais, les humiliations et certains protocoles, comme l’anesthésie générale (qui alourdit inutilement l’acte à leurs yeux et représente un nouveau risque de dépossession des femmes, inertes durant l’intervention).
Dès lors, Anne Poncin et ses camarades ne se contentent pas de s’affirmer solidaires de la démarche des Aixoises, mais « reprennent la pratique » en 1977-1978. La mobilisation marginale des MLAC dissidents (à Aix-en-Provence, Lille, Lyon et Paris), qui pérennisent leur action entre femmes non-médecins jusqu’en 1984, ne pouvait faire le poids face à la force du cadrage médical de l’avortement. Néanmoins, elle a proposé un modèle alternatif, pour un contrôle collectif de la régulation de la fécondité exercé par les femmes.
Des avancées législatives sur le droit à l’avortement depuis 1975
1982 : prise en charge par l’État des dépenses engagées par l’Assurance maladie au titre des IVG.
1993 : création d’un délit d’entrave à l’IVG et suppression de la pénalisation de l’auto-avortement.
2001 : allongement du délai légal de 10 à 12 semaines de grossesse ; assouplissement des conditions d’accès aux contraceptifs et à l’IVG pour les mineures.
2012 : prise en charge à 100 % des IVG par l’Assurance maladie.
2014 : suppression de la notion de détresse des conditions de recours à l’IVG et extension du délit d’entrave à l’IVG à l’accès à l’information sur l’IVG
2022 : allongement du délai légal de l’IVG de 12 à 14 semaines de grossesse, autorisation des sages-femmes à pratiquer des IVG instrumentales en établissement de santé ; possibilité de réaliser l’IVG médicamenteuse en téléconsultation ; suppression du délai légal minimum de réflexion, pour les mineures comme pour les majeures, entre la consultation d’information et l’entretien psycho-social.
2024 : inscription dans la Constitution de la liberté garantie des femmes de recourir à l’IVG
Source : gouvernement français, « le droit à l’avortement »