Une esclave peut-elle convaincre l’Inquisition portugaise ?

À propos de Charlotte de Castelnau-L’Estoile, Páscoa et ses deux maris. Une esclave entre Angola, Brésil et Portugal au XVIIe siècle

À propos de Charlotte de Castelnau-L’Estoile, Páscoa et ses deux maris. Une esclave entre Angola, Brésil et Portugal au xviie siècle, 2023.

Sommaire

Le livre : Páscoa Vieira ou l’histoire globale de l’empire portugais au XVIIe siècle 

La traite transatlantique a concerné plus de douze millions d’hommes et de femmes en quatre siècles. Pourtant, comme l’écrit Charlotte de Castelnau-L’Estoile, ces individus sont longtemps restés « dénués de personnalité individuelle aux yeux des historiens, faute de sources ». Pour combler cette lacune, l’historienne s’appuie sur une source exceptionnelle : un procès pour bigamie engagé par l’Inquisition portugaise contre une esclave baptisée Páscoa Vieira.

Née esclave en Angola et mariée une première fois, Páscoa Vieira est vendue et embarquée en 1686 au Brésil où elle se marie une seconde fois avec l’esclave Pedro Arda. En 1693, elle est dénoncée par son maître qui craint d’être accusé par l’Inquisition de complicité s’il ne dénonce pas la bigamie de son esclave. Entre 1693 et 1703, une procédure tentaculaire est engagée par les juges du Saint-Office qui interrogent vingt-cinq témoins sur trois continents (Afrique, Europe, Amérique). En 1700, Páscoa Vieira est arrêtée, transférée à Lisbonne puis condamnée par le tribunal à trois ans d’exil dans le sud du Portugal.

À travers l’histoire de Páscoa Vieira, Charlotte de Castelnau-L’Estoile montre le renforcement des liens entre le Portugal, l’Angola et le Brésil au sein de l’empire portugais. En 1648, ce sont des Luso-Brésiliens, Brésiliens d’origine portugaise, qui sont nommés gouverneurs de l’Angola pour récompenser leur rôle central dans la reprise en 1648 de la colonie africaine menacée par les Hollandais. Quant aux prêtres du royaume d’Angola, ils sont ordonnés au Brésil à partir des années 1670 et la première grammaire kimbundu (langue parlée en Angola) est publiée à Lisbonne par un jésuite brésilien en 1697. Contrairement à ce que l’on imagine souvent, les liens des esclaves avec leur terre d’origine ne sont pas forcément rompus par l’embarquement vers l’Amérique : Páscoa Vieira entretient ainsi une correspondance avec sa mère en Angola depuis le Brésil. C’est donc bien une véritable « histoire des circulations » (plus communément appelée « histoire globale ») dont rend compte Charlotte de Castelnau-L’Estoile à travers le procès de Páscoa Vieira.

Le cours : Páscoa Vieira, une esclave pleine de ressources face à l’Inquisition portugaise

Par la défense habile qu’elle oppose aux juges de l’Inquisition portugaise, Páscoa Vieira montre qu’elle n’est pas une victime passive que l’on pourrait trop rapidement réduire à son statut d’esclave. Charlotte de Castelnau-L’Estoile mobilise ici la notion d’agency, naguère employée par l’historien britannique de la classe ouvrière E. P. Thompson (1924-1993) pour montrer que les individus ne sont pas réductibles à leur classe ou à leur statut social mais qu’ils sont capables d’agir en négociant, en résistant ou en transgressant les normes sociales qui leur sont imposées. 

De ce point de vue, Páscoa Vieira donne du fil à retordre à ceux qui voudraient la réduire au silence. Ainsi obtient-elle en 1697 des tout puissants juges de l’Inquisition portugaise de reprendre une vie maritale avec Pedro Arda grâce à l’astucieuse supplique adressée par ce dernier à l’archevêque de Bahia. Pascoa contribue à l’écriture de cette supplique en mobilisant ses réseaux en Angola pour obtenir des preuves : elle reçoit ainsi une lettre d’un prêtre qui se présente comme son parrain, attestant de son célibat en Angola.

Intéressons-nous ici à la défense présentée par Páscoa devant les juges de l’Inquisition avec un extrait de sa première confession du 12 novembre 1700 (relatée au style indirect) :

« Un père […] est alors venu [dans la propriété de sa maîtresse en Angola] et s’asseyant sur un banc, il a appelé quelques négresses et nègres et tous se sont mis autour de lui, il les a fait bénir par un autre nègre qui savait la langue parce que eux ne la connaissaient pas […]. Le père a tiré de sa manche une petite bourse qui contenait des anneaux et il a fait venir auprès de lui chacun des noirs avec sa femme noire, et il a mis un anneau au doigt de la femme noire et de l’homme noir […], disant qu’il les mariait […].

[Après avoir été vendue au Brésil, dans la maison de son nouveau maître], il y avait un fils […] avec lequel elle a eu une relation illicite quelque temps et en même temps avec un homme noir de la même maison, prénommé Pedro Arda, avec qui elle a eu un fils. Voyant qu’elle vivait dans le péché, elle a décidé de se marier avec ledit Pedro Arda. Les bans ont couru dans la Bahia pendant trois semaines, et elle a été reçue en face d’Église dans la paroisse de San Pedro de la ville de Bahia avec Pedro Arda, se donnant les mains l’un l’autre et se disant qu’ils se recevaient pour mari et épouse en présence […] du père João Gomes. […]

Elle confesse qu’elle a raconté quatre fois à ses confesseurs la forme selon laquelle s’est fait son premier mariage et tous lui dirent [que] si c’était ainsi, ils n’étaient pas mariés. »

Charlotte de Castelnau-L’Estoile, Páscoa et ses deux maris. Une esclave entre Angola, Brésil et Portugal au xviie siècle, pp. 175-176.

Páscoa fait le récit de deux « mariages » aux modalités très différentes. Elle décrit son premier mariage en Angola comme une cérémonie arbitraire décidée par un religieux sans le consentement des esclaves de la propriété. Les formalités y sont réduites au minimum (un simple échange d’anneaux) et un intermédiaire est obligé de servir de traducteur. 

À l’inverse, son second mariage avec Pedro Arda est présenté de manière beaucoup plus solennelle : publication des bans, cérémonie à l’église en présence d’un prêtre, échange de consentement par le geste et par la parole. Páscoa démontre ici sa connaissance fine du sacrement du mariage qui repose sur le consentement des époux. Pour elle, seule la deuxième cérémonie, par sa forme, peut être effectivement considérée comme un mariage aux yeux de l’Église. Pour appuyer son interprétation, elle en appelle à l’autorité de « quatre confesseurs » qui auraient disqualifié le premier mariage comme invalide. Pour attirer la miséricorde des inquisiteurs, elle reconnaît avoir commis plusieurs péchés (les liaisons avec le fils de son maître au Brésil et avec Pedro Arda) mais elle donne des gages de bonne chrétienne, affirmant que son mariage avec Pedro Arda est guidé par la volonté de ne plus vivre « dans le péché ».

Ainsi Páscoa Vieira maintient au long du procès une défense à la fois cohérente et stratégique : elle insiste sur les lacunes de l’évangélisation en Angola et met en scène son propre chemin personnel qui lui permet de devenir une bonne chrétienne. Si l’Inquisition portugaise la condamne pour péché de bigamie le 17 décembre 1700, la peine est relativement légère (trois ans d’exil) : les juges ne sont pas restés insensibles à ses arguments.

Citer cet article

Nicolas LEPOUTRE , «Une esclave peut-elle convaincre l’Inquisition portugaise ?», Encyclopédie pour une histoire nouvelle de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 24/05/24 , consulté le 26/04/2025. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22311

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