Le 12 avril 1971, les quelque 1 000 participants à la manifestation d’opposition contre la construction de la centrale de Fessenheim inaugurent une onde de contestation contre l’usage de l’atome civil.
Cette première action d’envergure, minutieusement préparée par des militants alsaciens, connaît très vite des répliques, le long du Rhin en particulier, où d’autres projets de centrale entraînent une mobilisation en Allemagne et en Suisse : les sites de Wyhl et de Kaiseraugst notamment, appelés à devenir de véritables lieux de mémoire du mouvement antinucléaire dans leurs pays respectifs. Si la France et l’Allemagne apparaissent comme les centres de gravité du mouvement, il se développe ensuite, sans véritable exception bien qu’avec une intensité inégale, non seulement dans tous les États engagés dans la voie de la nucléarisation, mais aussi dans bon nombre d’États frontaliers où les populations s’inquiètent de la proximité des installations. Ainsi, c’est au Danemark, où aucune construction de centrale n’est alors envisagée, que la jeune activiste Anne Lund dessine le logo du smiling sun dans le contexte de la lutte contre la centrale suédoise de Bärseback. Il est ensuite reproduit à des millions d’exemplaires devenant le symbole du mouvement en Europe et dans le monde.
Du local au transnational
La dimension locale des combats antinucléaires des années 1970 est évidente. Partout, ils semblent s’enraciner autour des sites d’installation des équipements et ciblent en premier lieu des décideurs locaux et nationaux.
Mais ce premier constat apparaît aussi en partie en trompe-l’œil car, dès la première manifestation du printemps 1971 à Fessenheim, tous les marqueurs d’une transnationalisation en gésine sont repérables : celui de la circulation des informations tout d’abord. Une brochure distribuée à tous les élus de la région inaugure une forme de mobilisation fondée sur une veille scientifique internationale : les données des lanceurs d’alerte américains, en pointe sur la question, y côtoient celles de scientifiques européens. Un deuxième marqueur est celui de la participation effective des militants : en plus des Alsaciens et des représentants originaires de nombreuses régions françaises, quelques étrangers, allemands surtout, mais aussi anglais et américains participent à la manifestation. Cette contribution internationale débouche quelques mois plus tard sur ce qui constitue un troisième marqueur : celui de la jonction entre les mobilisations nationales. En décembre 1971, 47 associations venues de RFA, de Suisse, de Belgique, d’Autriche, des Pays-Bas et de Suède se réunissent à Strasbourg et décident de la création d’une première fédération des comités antinucléaires européens administrée depuis Vienne, Brême et Bâle. Son acte de naissance, rédigé sous la forme d’une « mise en garde », cible de nouveaux acteurs comme les institutions européennes, et même au-delà, puisqu’une première action confiée aux membres suédois et allemands est programmée pour le sommet de la Terre de Stockholm en juin 1972. D’autres initiatives prennent ensuite le relais, portées par la mouvance fédéraliste ou la contre-expertise. Plusieurs associations antinucléaires européennes et américaines sont ainsi la cheville ouvrière du contre-sommet de Salzburg au printemps 1977, mêlant experts et militants, destiné à faire le pendant d’une conférence de l’AIEA tenue dans la même ville.
La communauté antinucléaire à l’épreuve des frontières
Une limite à cette forme de mobilisation est la relative faible proportion des militants qui peuvent y prendre part car elle suppose une disponibilité, une mobilité et des aptitudes linguistiques que tous ne possèdent pas. Pour la base militante, l’éloignement et les conditions de circulation de l’information dans les années 1970 freinent l’enthousiasme manifesté dans les rencontres ponctuelles. Mais ces initiatives jouent le rôle d’une caisse de résonance et contribuent à créer un sentiment communautaire, ce dont témoigne la presse spécialisée qui accompagne le mouvement. L’effet est très mobilisateur sur la base comme le montre, parmi d’autres exemples, le grand rassemblement contre Superphénix du 31 juillet 1977, marqué par la présence effective de militants allemands, suisses et italiens (environ 3 000 sur une participation totale estimée à 60 000). Mais cette journée marque aussi les limites de la coopération dans le camp des antinucléaires qui débutent la manifestation sans qu’une stratégie faisant l’unanimité ait été adoptée. De surcroît, l’État français hostile à l’idée d’un front uni parvient à le décrédibiliser en assimilant explicitement par la voix du préfet de l’Isère la présence des militants allemands à celle des occupants nazis.
Des connexions multiples
Une particularité du mouvement antinucléaire est qu’il s’inscrit en parallèle ou en continuation d’autres causes, elles aussi transnationales, qui lui fournissent une partie de son argumentaire et de son répertoire d’action. C’est bien sûr le cas des mouvements de protestation qui ont accompagné le développement des armes nucléaires, très actifs dans les décennies 1950 et 1960 en Angleterre et en RFA. C’est notamment par son intermédiaire que la question des dangers intrinsèques de la radioactivité est médiatisée. Les retombées mal maîtrisées lors des essais dans le Pacifique attirent l’attention de l’opinion publique sur les effets mutagènes des rayonnements ionisants, question qui cristallise alors les inquiétudes. Au-delà de ces craintes liées aux effets de la technologie sur la santé, les années 1968 apportent une vitalité qui ne peut être ignorée pour la compréhension de la dynamique du mouvement. La dimension anti-autoritariste est patente, il est par exemple frappant de constater à quel point des phénomènes comme l’objection de conscience et l’opposition au nucléaire se recoupent dans les parcours militants à l’échelle européenne. Largement partagé également le besoin de libération d’une parole considérée comme cadenassée par les tenants de la « technocratie », il pousse partout au développement d’organes de presse alternatifs, de radios libres, de nouvelles expériences syndicales ou libertaires. Le défi démocratique que représente la gestion d’un parc nucléaire civil fait par ailleurs l’objet d’enquêtes critiques à succès autant en France (P. Simmonot, Les nucléocrates, 1978) qu’en Allemagne (R. Jungk, L’État atomique, 1977). Enfin, la vague contre-culturelle parcourt aussi le mouvement à une échelle continentale à travers des phénomènes musicaux comme celui du revivalisme folk dont la dimension contestataire s’affiche dans le rejet des circuits habituels du show business. Il s’agrège particulièrement bien, selon un subtil jeu d’échelle, au mouvement antinucléaire qui possède aussi une dimension régionaliste reflétée par des groupes traditionnels comme Le Grand Rouge dans le massif Central, ou des folk singers comme Walter Mossmann dans l’aire alémanique, lorsqu’ils assurent l’animation des kermesses estivales caractéristiques du mouvement.
En faisant du mouvement antinucléaire un archétype des « nouveaux mouvements sociaux » dans sa Prophétie antinucléaire (1979), le sociologue Alain Touraine en livrait une première analyse alors même qu’il était en train se faire. Il voulait alors signifier l’entrée sur la scène politique du culturel au détriment des luttes politiques. Depuis, la pertinence de ce concept n’a cessé d’être discutée en sociologie et en histoire. L’approche transnationale, suscitée par le développement du champ historiographique des années 1968, invite à reconsidérer sa dynamique dans ce cadre chronologique, à effectuer une nouvelle pesée des « nouveautés » et des héritages qui l’ont traversé, et à mieux comprendre son essoufflement, mais aussi ses legs – pour l’écologie politique notamment – au tournant des années 1980.